Fétichisant le chiffre 9, je ne pouvais commencer que par Plotin dont le disciple Porphyre de Tyr réunit l’œuvre en 6 livres de 9 traités, les Ennéades. Porphyre écrit : « J’eus la joie de trouver le produit du nombre parfait six par le nombre neuf ». « Cette structure numéralogique tend à symboliser la vision totale, cosmique humaine, théologique, depuis les origines jusqu’à l’eschatologie du monde, que représente l’enseignement du maître. Après l’émanation de l’Un et le retour à l’Un, la boucle de l’univers s’achève. Les Ennéades constituent par leur seul titres le manifeste global d’une école et d’une vision du monde [1]». Plotin, né en Haute Egypte, étudie auprès d’Ammonios à Alexandrie, suit l’expédition de Gordien en Perse, puis ouvre une école à Rome. Il s’installera jusqu’à la fin de ses jours en 270 après J.C. à Minturnae, à la limite du Latium et de la Campanie. Pour le néo-platonicien Plotin, c’est en nous qu’il faut découvrir le monde spirituel en commençant par pensée l’Un, « source qui n’a pas d’origine », en refusant tous les rites proposés par les religions. C’est par l’extase, l’abandon de soi que le retour vers l’Un peut se faire L’Un est acte pur incompréhensible, non pensée, mais source de l’Intelligence et de l’Âme. L’Intelligence procède de l’Un, se tournant à la fois vers lui et vers elle-même – ayant seule la vision de soi - et lui apporte la scission comme Chronos mutilant son père. L’Âme universelle distribue l’unité portée par l’Intelligence. Les âmes humaines s’en séparent pour créer les mois individuels. Associant rationalisme et mysticisme, Plotin décrit à travers une hiérarchie des réalités l’expérience intérieure : corps, âme, vie de l’intelligence, Principe divin. Il y a mouvement incessant d’une extrémité à l’autre, par conversion et par procession. La conversion, chemin vers l’Un, est difficile, liée à la tension entre conscience et inconscience constitutive du moi humain. C’est dans l’extase mystique, lorsque nous perdons conscience, que nous parvenons à la sagesse, à une vie plus intense. Reprenant conscience, purifiés, nous gagnons à la fois la conscience et l’unité avec le divin en revenant vers l’intérieur. Plotin aurait connu 4 fois ce type d’extase selon Porphyre.
La Nature produit des organismes en copiant les formes pures par un art immédiat, en contemplant seulement ses modèles, ce que l’âme, la troisième hypostase, « esprit de vie », lui fait voir du monde des formes : « La Nature contemple ». Les formes pures de Plotin sont comme des hiéroglyphes qui sont saisis d’un coup sans raisonnement, et transforment la théorie des Idées de Platon en intuition du mystère de la vie. Ce vitalisme inspirera Goethe et Bergson (Paris, 1859 – 1941).
Notre monde n’est pas séparé du monde spirituel qui se place juste à un autre niveau. Sa simple contemplation peut plus apporter que le raisonnement.
La mystique plotinienne du dévoilement a nourrit la mystique chrétienne à travers Denys l’Aréopagite, élève de Proclus, en particulier Maître Eckhart. Le néo-platonisme est intervenu comme charnière entre la philosophie antique et la philosophie médiévale. Boèce (Rome, vers 480, Pavie, 524) en est un représentant dans son De la Consolation de la Philosophie écrit à Pavie alors qu’il est emprisonné pour accusation de trahison en attendant son exécution ordonnée par Théodoric, roi des Ostrogoths. Si son apport en logique est ténu, son importance « tient aux renseignements qu’il nous donne sur la logique ancienne et au rôle de transition qu’il a joué dans l’élaboration de la logique du Moyen Âge [2]». A la Renaissance, Nicolas de Cuse qui traduisit Plotin en latin, Paracelse et Giordano Bruno s’inspireront du néoplatonisme pour développer leur système de pensée. On en reconnaît des traces chez Spinoza dans sa critique du dualisme cartésien, chez Malebranche avec son réalisme dynamique.
L’expérience extatique de Blaise Pascal, né à Clermont-Ferrand en 1632, mort à Paris en 1662, dans la nuit du 23 novembre 1654, prouve que mysticisme et philosophie font encore bon ménage au XVIIème siècle. Le Mémorial retrouvé dans la couture de son pourpoint en note précisément le déroulement en termes religieux que certains ont interprétés alchimiquement :
L’an de grâce 1654
Lundi 23 novembre, jour de St Clément, pape et martyr,
Et autres au martyrologue,
Veille de St Chrysogone, martyr, et autres,
Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ
Minuit et demi,
FEU.
« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob »
non des philosophes et de savants.
Certitude, Certitude, sentiment, joie, paix.
Dieu de JĂ©sus-Christ.
Deum meum et deum vestrum.
« Ton Dieu sera mon Dieu »
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile.
Grandeur de l’âme humaine.
« Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. »
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé :
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
« Mon Dieu, me quitterez-vous ? »
Que je n’en sois pas séparé éternellement.
« Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu,
et celui que tu as envoyé, J.-C. »
JĂ©sus-Christ.
JĂ©sus-Christ.
Je m’en suis séparé ; je l’ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n’en sois jamais séparé.
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Evangile.
Renonciation totale et douce.
Etc.
Soumission totale Ă JĂ©sus-Christ et Ă mon directeur.
Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre.
Non obliviscar sermones tuos. Amen.
En effet Chrysogone, saint honoré à Zadar en Croatie, du grec enfant d’or, peut désigner l’enfant couronné issu en quelques sorte de la résurrection des époux philosophiques morts après leur mariage, enfermés dans l’œuf philosophique (la chambre nuptiale, le sépulcre). Le fils ainsi né constitue la Pierre philosophale qui doit parvenir à maturation.
La Légende dorée de Jacques de Voragine donne des indications sur saint Chrysogone et saint Clément et peut éclairer le sens du mot FEU employé par Pascal dans le Mémorial. Saint Chrysogone, emprisonné par l’empereur Dioclétien, entretient une correspondance avec sainte Anastasie (en grec résurrection) qui, maltraitée par son mari, craint pour sa vie. Dans sa dernière lettre, Chrysogone compare les corps à des vaisseaux et les âmes à des matelots sous les ordres d’un pilote. Refusant de sacrifier aux dieux, il sera décapité dans un endroit désert en 287. Dans l’histoire de Clément, il est question de traversée de mers, de famille séparée, d’exil, de source découverte sous l’indication d’un agneau, image du Christ, seulement visible à Clément. Clément est martyrisé en étant jeté à la mer avec une ancre attachée au autour du cou. Les prières permirent que le tombeau du saint soit libéré des eaux une fois par an pendant sept jours. Les deux saints sont placés sous le signe des eaux. Le feu secret alchimique est justement une eau, mais une eau sèche « qui ne mouille pas les mains ».
Traditionnellement opposé à Pascal, René Descartes serait né à Châtellerault en 1596. Sa mère l’aurait rapidement transporté à La Haye (aujourd’hui Descartes) pour le faire baptiser. Descartes recevra une éducation solide au collège de La Flèche. Le 10 novembre 1619, alors qu’il est près d’Ulm en cantonnement, il a illumination qui dirigera sa vie : la recherche des fondements d’une science admirable. Il quitte la vie militaire en 1620, et s’adonne aux études. Il suivra les cours de l’université de Leyde recherchera, à son dire, sans en trouver, des frères Rose-Croix. Son Discours de la Méthode, préface au Traité du Monde, qui tout deux sont dépassés au niveau des connaissances physiques, substitue à l’autorité de la tradition celle de la raison dans le domaine de la science. Il s’agit d’appliquer à la recherche une méthode proprement scientifique au sens où on l’entend aujourd’hui. Maxime Leroy découvre, dans son Philosophe au masque, un Descartes déiste, voire athée, qui se satisfaisait de la religion officielle. Celui-ci ne disait-il pas Larvatus prodeo (je m’avance masqué). Le père du cartésianisme, terme qui existait déjà lors de l’interdiction de son œuvre par l’Eglise en 1663, a été hissé au niveau du symbole mais sans être beaucoup lu contrairement au poète Pascal plus fervent croyant.
La querelle des Universaux
Au cours du procès des Templiers, Geoffroy de Gonneville, précepteur du Temple pour l’Aquitaine et le Poitou, déclara que le reniement de Jésus était dû aux introductions mauvaises et perverses de Maître Roncelin. Des auteurs ont cherché qui pouvait être ce personnage et n’ont trouvé qu’un Roncelin du Fos qui n’eut jamais le titre de Maître au Temple. Aussi je penche pour une erreur de copiste qui aurait écrit Roncelin au lieu de Roscelin, ce qui ouvre une toute autre perspective.
Roscelin, né à Compiègne vers 1050 et mort après 1120, fut, lui, maître mais en Ecritures saintes et philosophe. Il est le précurseur du nominalisme, professant un vocalisme qui réfutait l’existence des universaux (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident), et ne considérait comme réel que l’individu, l’idée générale n’étant qu’un nom, un mot (voces).
Le problème des universaux est un des aspects du débat qui oppose et rassemble le platonisme et l’aristotélisme, à travers réalistes et nominalistes. Il fut posé par le philosophe Porphyre au IIIème siècle dans sa préface aux Catégories d’Aristote, l’Isagoge, traduit en latin par Boèce.
« Pour les « réalistes » platoniciens dont hérite saint Augustin et dont Anselme de Cantorbéry est le chef de file, l’universal existe ante rem sur le modèle de l’idée platonicienne ; à l’opposé pour le « nominalisme » dont Roscelin de Compiègne sera le porte-parole au XIème siècle et qu’illustreront bien des philosophes franciscains dont le fameux Guillaume d’Occam au XIVème siècle dont l’appellation, le nomen n’est qu’un flatus voci commode et dont l’arbitrarité importe peu ; comme chez Hume c’est l’usage, l’expérience qui post rem leste le vocable d’une certaine constante significative. Enfin, entre les deux, surtout à partir de la découverte par l’Europe de la théorie d’Aristote au XIIIème siècle, un difficile compromis peut s’établir – avec par exemple Thomas d’Aquin dans le « conceptualisme » - c’est-à -dire une affirmation selon laquelle c’est in re que l’on peut abstraire, « concevoir », la validité universalisable d’une proposition et des termes qui la composent [3]».
 « Loin d’avoir disparu avec la scolastique, cette querelle domine toute la physique théorique actuelle [4]». Si les mesures observables constituent la seule description possible de l’univers, alors il ne pourra exister que des théories fragmentaires. Si le réel peut être décrit sans que l’expérience entre en jeu, une théorie unitaire est envisageable.
Roscelin eut pour élève Pierre Abélard, et tous deux s’opposèrent, l’un proposant une « sémantique de la référence » portant sur le rapport tout-partie (méréologie), l’autre une « sémantique de la signification »[5]. Pour Roscelin, d’une part, seul le tout constitué d’une chose concrète existe, référant à un ensemble indissociable, alors que les parties du tout n’existent pas comme substance autonome dans le tout. Si un tout perd une de ces parties, le mot qui le désigne ne renvoie plus à lui. D’autre part, l’universel n’est pas rien mais un flatus vocis, qui ne renvoie à aucune chose, aucune essence individuelle, mais à une pluralité de choses individuelles.
Pour Abélard, les noms correspondent aux définitions des choses, selon leur essence indépendante de toute altération. Le Pallet, à côté de Nantes, a vu naître Abélard en 1079. Plus non-réaliste que nominaliste, il rejoint le platonisme dans la définition des status (états) comme idées divines qui sont seulement des quasi-choses. L’universalité est le fait d’être prédicat de plusieurs choses, qui sont distinctes de tout autre et individuelles. Elle n’appartient qu’aux mots (sermones en tant que signifiant). Les prédicats s’attribuent lorsque plusieurs choses se rencontrent dans un état. En raison de son attitude critique et rationaliste de la foi, Abélard sera condamné lors de conciles, à Soissons en 1121, et à Sens en 1140 sous l’influence de saint Bernard.
Une conséquence de la théorie de Roscelin dans la doctrine sacrée est qu’il n’y a pas de substance commune aux trois personnes de la Trinité et qu’elle serait ainsi composée de trois choses ou trois anges. S’il n’y avait qu’une substance, alors le Père et l’Esprit se seraient incarnés avec le Fils. Roscelin admettait qu’ils avaient égalité de puissance et même volonté. Il fut accusé de trithéisme, de reconnaître trois dieux. Au concile de Soissons, il rejette cette accusation, et pourra continuer à enseigner à Tours, Loches, Besançon… Il séjournera à Rome et Angleterre avant de mourir. Il est probable que c’est cette querelle théologique qui a déclenché la querelle des universaux.
Le trithéisme fut enseigné plusieurs siècles auparavant par Jean Philopon (vers 480 - 565), chrétien monophysite, qui considérait l’identité des concepts de nature et de personne et comme la Trinité était composée de trois personnes, elles avaient chacune leur propre nature. Jean Philopon, né à Alexandrie, fut l’élève du philosophe Ammonios. Il réinterpréta la tradition philosophique grecque dans un sens chrétien, s’opposant par exemple à la conception aristotélicienne de l’éternité du mouvement du ciel. Il considérait qu’il n’y avait pas de contradiction entre science et enseignement des textes sacrés pourvu qu’ils fussent bien interprétés. L’école d’Alexandrie perdura grâce à lui alors que celle d’Athènes, influencée par le païen Proclus, fut fermée par Justinien. Les commentaires de Jean Philopon sur l’œuvre d’Aristote furent traduits au XIIème et XIIIème siècle, en particulier par Guillaume de Moerbeke, si bien que l’influence de sa philosophie « hérétique » a pu se faire pénétrer divers milieux et pourquoi pas celui des Templiers.
Eutychès, monophysite modéré, (vers 378 – 454), professait que la nature divine de Jésus avait absorbé sa nature humaine, renouvelant ainsi la conception de Cérinthe, contemporain des Apôtres. Celui-ci enseignait que le Christ fils de Dieu était descendu sur Jésus lors de son baptême et l’avait quitté lors de la Passion. Seul l’homme Jésus avait souffert et ressuscité.
S’expliquerait ici le reniement de Jésus, simple homme, duquel l’adoration devait se détourner pour n’être dirigée que vers le Christ fils de Dieu.
Durand de Saint-Pourçain, né à Saint-Pourçain-sur-Sioule, vers 1275, est l’élève de Jacques de Metz, tous deux dominicains non ralliés au thomisme. La protection du pape Jean XXII le met à l’abri de ses censeurs. Nommé Doctor modernus ou Doctor resolutissimus par ses contemporains, il se caractérise « par une critique qui prélude à l’esprit, sinon à la problématique, du nominalisme [6]». En effet il se rapproche de Guillaume d’Occam, dont il a été considéré comme un précurseur, par son travail de simplification par rapport aux distinctions ou entités des grands systèmes du XIIIème siècle.
Guillaume d’Occam, né à Ockham dans le Surrey vers 1285, est mort à Munich en 1347, pendant la peste noire. Considéré comme le Hume du Moyen Âge, Guillaume d’Occam oppose aux réalistes, qui multipliaient les entités et les concepts illusoires en raison d’une confusion entre spirituel et temporel, un principe d’économie (le rasoir d’Occam). Pour lui, d’une manière conceptualiste, les universaux sont des concepts qui ne sont que des actes « accidents réels de l’esprit ». « Pour la première fois, on cesse depuis Aristote de croire à un intermédiaire intelligible entre la chose et la pensée qui serait requis par la compréhension intellectuelle. Seule existe la connaissance intuitive du singulier : pour passer à la saisie des universaux, il n’est même pas besoin d’un acte d’abstraction : la connaissance intellectuelle d’une chose singulière suffit à produire dans l’esprit à la fois le concept propre à la chose saisie et celui de l’espèce à laquelle celle-ci appartient. ». Essence et existence sont les termes différents pour désigner une essence individuelle concrète. Il n’y a plus d’ordre du monde réel, physique ou politique. Le monde est laissé à la libre volonté de Dieu qui par la seule Révélation se laisse connaître. Les hiérarchies sociales sont sans fondement, chacun a le droit naturel de choisir sa conduite. La critique de Guillaume d’Occam soumet tout ce qui n’appartient pas à la Révélation à l’expérimentation de chacun. Il permit à la philosophie de se constituer en science autonome par rapport à la théologie.
L’engagement de Guillaume d’Occam aux côtés de l’empereur Louis IV de Bavière dans sa lutte contre la papauté a des conséquences sur l’enseignement du nominalisme, mais n’explique pas toutes les persécutions dont il sera victime. En 1339, la faculté des arts de l’université de Paris édicte un statut interdisant d’enseigner publiquement et en privé la doctrine de Guillaume d’Occam, sans en discuter la teneur. Deux ans plus tard, la faculté institue un serment anti-occamiste commandant de soutenir la science d’Aristote et de ses anciens commentateurs dont Averroès.
Jean de Maisonneuve, maître es arts à l’université de Paris en 1400, mènera l’essentiel du combat anti-nominaliste, fondé sur la technique du boycott, refusant de disputer avec ses adversaires pour les isoler dans l’institution, et en reprenant la théorie réaliste d’Albert le Grand. En 1474, un édit royal de Louis XI conseillé par son confesseur Jean Bouchard, futur évêque d’Avranches, impose le retrait des livres des Nominaux des bibliothèques ou leur clouement pour en empêcher la consultation. Les raisons de l’interdiction sont aussi obscures que celles du rétablissement de l’enseignement du nominalisme sept ans plus tard en 1481.
La séparation de la foi et de la raison trouve à l’époque classique son champion qui paya cher son audace : Spinoza, né à Amsterdam en 1632, mort à La Haye en 1677. Songeant à devenir rabbin, il prend connaissance de l’œuvre de Descartes et exerce son esprit critique sur les Ecritures saintes. Il finit par rejeter toute appartenance religieuse et est chassé d’Amsterdam par ses coreligionnaires. Il apprend le métier de tailleur et polisseur de verre, puis il déménage à Leyde en 1660. 3 ans plus tard, il s’installe à Voorburg au sud de La Haye. Sa réputation lui attirera l’amitié du libéral Jean de Witt qui sera assassiné en 1672. Il meurt de phtisie après avoir refusé une chaire à l’université d’Heidelberg.
L’essence de l’homme n’est pas la raison mais le désir, qui, par la connaissance adéquate, devient actif et éclairé. La liberté de l’homme réside dans la connaissance de la nécessité qui guide ses actions. La « liberté de nécessité », à ne pas confondre avec l’illusoire libre arbitre, est « le sentiment d’une coïncidence entre l’acte par lequel notre esprit connaît parfaitement la vérité et l’opération par laquelle Dieu l’engendre ». Dieu, pour Spinoza, n’est pas un principe transcendant, mais désigne la totalité de l’être, il s’identifie avec la nature entière dans son infinité et son unicité dans une radicale immanence. Dieu, et donc la nature, est totalement connaissable, contrairement au dieu absconditus judéo-chrétien. En ce qui concerne la vérité, dans une conception rejoignant Plotin, l’idée vraie s’affirme d’elle-même et fait un avec son affirmation.
Libérer le désir par la connaissance pour acquérir la vraie vie suppose que les deux types d’oppressions qui empêchent l’entendement de se développer soient abolies : la soumission aux Ecritures et l’autorité de l’Etat. Spinoza fonde une nouvelle exégèse biblique en la coupant de la transcendance et en étudiant la cohérence interne du texte, son sens plutôt que sa vérité. Il montre aussi que la liberté de penser et d’exprimer ses opinions est compatible avec la paix et la sécurité de l’Etat démocratique qu’il appel de ses vœux. Au contraire, les lois d’un tel Etat sont le fruit de la libre confrontation des idées.
Critique de la causalité, Malebranche et Hume
Nicolas Malebranche, né à Paris en 1638 et mort en 1715, exact contemporain de Louis XIV, entre à l’Oratoire à 18 ans après avoir étudié Aristote. La princesse Elisabeth releva un jour une difficulté de la théorie de Descartes et en fit par à Malebranche dans une lettre qu’elle lui envoya. Elle ne comprenait pas comment l’âme immatérielle pouvait faire mouvoir des corps matériels. A cela Malebranche répond que ce qu’on appelle « causes » ordinairement ne sont pas des causes efficientes mais seulement l’occasion du mouvement. « Il n’y a en fait qu’une seule cause, parce qu’il n’y a qu’un seul Dieu ; la nature ou la force de chaque chose n’est rien si elle n’est la volonté de Dieu ; nulle cause naturelle n’est donc une vraie cause mais seulement une cause occasionnelle ».
David Hume, né à Edimbourg en 1711 et mort en 1776, se penche lui sur ce qui nous pousse à croire à la nécessité de la relation causale. Pour lui, c’est l’habitude, l’expérience, qui place l’idée de causalité entre deux phénomènes dans nos esprits. Cette nécessité ne se trouve pas dans les objets considérés.
On peut dire que l’idée de causalité n’est que statistique et qu’il peut arriver qu’à certains moments elle ne se produise pas, ou qu’elle produise un « effet » sans « cause ». Ainsi, cela laisse une ouverture aux miracles, aux phénomènes parapsychiques, ainsi qu’à la mécanique quantique. Les contes de fées seraient ainsi une illustration condensée d’un monde réel où le merveilleux a toute sa place.
Mais Hume va plus loin que de douter de la notion de causalité. Il doute aussi de la réalité extérieure. Seule l’imagination est responsable de l’illusion substantielle ainsi que du Moi individuel et de l’identité des personnes, prélude à la dissolution nietzschéenne du sujet. Elle est aussi à l’origine des entités illusoires de la métaphysique, ce dont se souviendra le Cercle de Vienne avec Maurice Schlick au XXème siècle. Comme pour la causalité, Hume se penche sur la genèse des croyances qui hantent nos esprits, ce qui fonde sa modernité. La question de la réalité du monde apparaît comme bien médiévale.
XXème siècle
Michel Foucault, né à Poitiers en 1926, mort en 1984, s’attachait à mettre au jour les a priori historiques (« épistémé ») sur lesquels se constitue le savoir scientifique d’une époque. Il étudia aussi les rapports entre savoir et pouvoir, montrant que le pouvoir, instance répressive (« société de surveillance ») crée également du savoir comme à travers les techniques médicales, psychanalytiques et punitives, par exemple, qui transforment en objets de savoir les malades, fous et délinquants. Les sociétés modernes tendent à diluer les relations de pouvoir et à assurer aux individus le libre usage d’eux-mêmes, fondement de l’éthique qui en retour empêche l’effacement de l’individu face aux tentatives de dominations des fascismes toujours renaissant.
Si dominer c’est exercer une violence, alors la philosophie est une alternative à toute attitude fascisante. Eric Weil, né en Allemagne à Parchim en 1904, naturalisé français en 1938 et mort en 1972, affirme que la raison est un libre choix de la liberté individuelle et que l’autre option est la violence. Raison et violence ont même origine et toutes deux sans justification possible. La nouveauté de la pensée de Weil réside en ce que la philosophie ne peut prétendre à avoir entièrement raison, puisque ne s’appliquant qu’à une partie de l’activité humaine. La philosophie se doit de penser toutes les différentes attitudes humaines qui, par le discours, deviennent des catégories philosophiques, comme figures du sens et non de la vérité, en un système complet. « Weil propose un classement ordonné et exhaustif des catégories selon les manières dont est pensable le rapport de la liberté au discours – c’est-à -dire à sa propre compréhension théorique, au sens qu’elle donne à son choix du discours, de la raison - : chaque catégorie est l’affirmation, par la liberté, d’un contenu de sens, l’explication de sa préférence pour la raison. [7]». Le philosophe part d’une idée de la vérité dont l’idée vraie n’est qu’une interprétation possible et sensée.
Les catégories primitives pensent mais ne se pensent pas elles-mêmes : Vérité, Non-sens, Vrai/Faux, Certitude. Les catégories antiques se pensent mais ignorent encore la liberté du sujet philosophique - grecques : Discussion (Socrate), Objet (Platon), Moi (Epicure) et sémitiques : Dieu. Les catégories modernes sont couronnées par la catégorie ultime : le sens auquel ne correspond pas d’attitude mais au sein duquel les catégories révèlent leur être.
Vladimir Jankélévitch, né à Bourges en 1903, mort en 1985, s’inspire du « pur amour » de Fénelon pour édifier en esthète une morale où la gratuité, l’innocence et la générosité sont les qualités même de la création. La fin de son Traité des vertus dresse le tableau comparatif des deux registres du quod – le devoir-faire, le contenu de l’impératif moral – et le quid – ce que l’on doit faire, le comment, le pourquoi. - : sur celui du quid on trouve les vertus de l’intervalle – fidélité, patience, modestie, amitié -, celles que l’homme peut posséder et garder, amis qui tournent en mécanique vertueuse, radotage, complaisance pharisienne et hypocrisie ; sur celui du quod, les vertus de pointe – humilité, générosité, sacrifice -, celles que l’homme ne possède jamais, effleure le temps d’un instant métempirique, d’une « apparition disparaissante ». Ces instants fugitifs sont les espaces où s’insère le je-ne-sais-quoi qui est presque-rien et qui marque le seuil qui distingue l’essentiel de ce qui ne l’est pas.
Jankélévitch renvoie donc à Fénelon, né au château de Fénelon sur la commune de Salignac-Eyvigues en 1651, qui se démettra de son bénéfice de Carennac lorsqu’il sera nommé archevêque de Cambrai en 1695 et qui publie en 1697, pour défendre la mystique Madame Guyon, l’Explication des maximes des saints à laquelle Bossuet répondra par un pamphlet diffamatoire. Sur les pressions de Louis XIV, conseillé par l’Aigle de Meaux, le pape Innocent XII condamnera, d’une manière bénigne, bien qu’il fût opposé au gallicanisme de la France et qu’il cherchât à ménager Fénelon, 23 points des Maximes. Louis XIV exile Fénelon dans son archevêché de Cambrai, où il mourra en 1715, plus pour des questions politiques que religieuses. En effet, Fénelon avait publié en 1694 Examen de conscience sur les devoirs de la royauté dans lequel il met en cause le pouvoir personnel. Il récidive avec les Tables de Chaulnes, proposant des institutions pour la France. « Précurseur de la Révolution de 1789, il demande pour l’Etat des organes qui soient vraiment représentatifs du peuple [8]». Si le style de Fénelon peut paraître fade plutôt que souple, « il revendique, en art comme en morale, une liberté sans autre règle que celle du sentiment [9]». « Sa religion veut une piété plus amoureuse mais plus libre aussi, elle pousse à se confier à l’instinct de la conscience, à un abandon sentimental à Dieu, qui, détaché du dogme, deviendra aisément la religion de madame de Warens et du Rousseau de Clarence et des Rêveries [10]». C’est au nom de son amitié avec Madame Guyon qu’il choisit de sacrifier sa carrière. Il annonce ainsi le romantisme. Carrière qui avait plutôt bien commencé, puisqu’il avait toute la confiance de Louis XIV qui l’avait chargé de la conversion des hérétiques en Saintonge et en Poitou. Fénelon, refusant d’employer la force, usa avec succès de la prudence et de la charité. Cette réussite le fit choisir par le roi, à la demande de madame de Maintenon, comme précepteur du duc de Bourgogne. La victoire de l’Aigle de Meaux sur le Cygne de Cambrai cause, en France, la mort du quiétisme et la disparition presque totale de la littérature mystique jusqu’au XIXème siècle. La condamnation de Molinos en 1687 avait déjà provoqué une vague d’antimysticisme qui fit mettre à l’index des ouvrages fort estimés jusque là .
[1] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant « Dictionnaire des symboles », Robert Laffont, p. 665
[2] Robert Blanché et Jacques Dubucs, « La logique et son histoire », Armand Colin, p. 129
[3] Chaoying Sun, « Rabelais, mythes, images et sociétés », Desclée de Brouwer, p. 187
[4] Lucien Gérardin, « L’Alchimie, tradition et actualité », Culture, art, loisirs, p. 95-96
[5] Alain de Libera, « La querelle des universaux, de Platon à la fin du moyen âge », Seuil, p. 144
[6] Charles Baladier, « Dictionnaire des philosophes », Albin Michel
[7] Noëlla Baraquin et Jacqueline Laffitte, « Dictionnaire des philosophes », Armand Colin, p. 329
[8] Jean Malignon, « Dictionnaire des écrivains français », Seuil, p. 184
[9] Odile Biyidi, « Histoire de la littérature française », Larousse, p. 909
[10] Michel Mourre, « Dictionnaire encyclopédique de la littérature française », Laffont-Bompiani, p. 366