Partie III - Thèmes   Chapitre XXVI - Philosophes et nonagones   

FĂ©tichisant le chiffre 9, je ne pouvais commencer que par Plotin dont le disciple Porphyre de Tyr rĂ©unit l’œuvre en 6 livres de 9 traitĂ©s, les EnnĂ©ades. Porphyre Ă©crit : « J’eus la joie de trouver le produit du nombre parfait six par le nombre neuf Â». « Cette structure numĂ©ralogique tend Ă  symboliser la vision totale, cosmique humaine, thĂ©ologique, depuis les origines jusqu’à l’eschatologie du monde, que reprĂ©sente l’enseignement du maĂ®tre. Après l’émanation de l’Un et le retour Ă  l’Un, la boucle de l’univers s’achève. Les EnnĂ©ades constituent par leur seul titres le manifeste global d’une Ă©cole et d’une vision du monde [1]». Plotin, nĂ© en Haute Egypte, Ă©tudie auprès d’Ammonios Ă  Alexandrie, suit l’expĂ©dition de Gordien en Perse, puis ouvre une Ă©cole Ă  Rome. Il s’installera jusqu’à la fin de ses jours en 270 après J.C. Ă  Minturnae, Ă  la limite du Latium et de la Campanie. Pour le nĂ©o-platonicien Plotin, c’est en nous qu’il faut dĂ©couvrir le monde spirituel en commençant par pensĂ©e l’Un, « source qui n’a pas d’origine Â», en refusant tous les rites proposĂ©s par les religions. C’est par l’extase, l’abandon de soi que le retour vers l’Un peut se faire L’Un est acte pur incomprĂ©hensible, non pensĂ©e, mais source de l’Intelligence et de l’Âme. L’Intelligence procède de l’Un, se tournant Ă  la fois vers lui et vers elle-mĂŞme – ayant seule la vision de soi - et lui apporte la scission comme Chronos mutilant son père. L’Âme universelle distribue l’unitĂ© portĂ©e par l’Intelligence. Les âmes humaines s’en sĂ©parent pour crĂ©er les mois individuels. Associant rationalisme et mysticisme, Plotin dĂ©crit Ă  travers une hiĂ©rarchie des rĂ©alitĂ©s l’expĂ©rience intĂ©rieure : corps, âme, vie de l’intelligence, Principe divin. Il y a mouvement incessant d’une extrĂ©mitĂ© Ă  l’autre, par conversion et par procession. La conversion, chemin vers l’Un, est difficile, liĂ©e Ă  la tension entre conscience et inconscience constitutive du moi humain. C’est dans l’extase mystique, lorsque nous perdons conscience, que nous parvenons Ă  la sagesse, Ă  une vie plus intense. Reprenant conscience, purifiĂ©s, nous gagnons Ă  la fois la conscience et l’unitĂ© avec le divin en revenant vers l’intĂ©rieur. Plotin aurait connu 4 fois ce type d’extase selon Porphyre.

La Nature produit des organismes en copiant les formes pures par un art immĂ©diat, en contemplant seulement ses modèles, ce que l’âme, la troisième hypostase, « esprit de vie Â», lui fait voir du monde des formes : « La Nature contemple Â». Les formes pures de Plotin sont comme des hiĂ©roglyphes qui sont saisis d’un coup sans raisonnement, et transforment la thĂ©orie des IdĂ©es de Platon en intuition du mystère de la vie. Ce vitalisme inspirera Goethe et Bergson (Paris, 1859 – 1941).

Notre monde n’est pas séparé du monde spirituel qui se place juste à un autre niveau. Sa simple contemplation peut plus apporter que le raisonnement.

La mystique plotinienne du dĂ©voilement a nourrit la mystique chrĂ©tienne Ă  travers Denys l’ArĂ©opagite, Ă©lève de Proclus, en particulier MaĂ®tre Eckhart. Le nĂ©o-platonisme est intervenu comme charnière entre la philosophie antique et la philosophie mĂ©diĂ©vale. Boèce (Rome, vers 480, Pavie, 524) en est un reprĂ©sentant dans son De la Consolation de la Philosophie Ă©crit Ă  Pavie alors qu’il est emprisonnĂ© pour accusation de trahison en attendant son exĂ©cution ordonnĂ©e par ThĂ©odoric, roi des Ostrogoths. Si son apport en logique est tĂ©nu, son importance « tient aux renseignements qu’il nous donne sur la logique ancienne et au rĂ´le de transition qu’il a jouĂ© dans l’élaboration de la logique du Moyen Ă‚ge [2]». A la Renaissance, Nicolas de Cuse qui traduisit Plotin en latin, Paracelse et Giordano Bruno s’inspireront du nĂ©oplatonisme pour dĂ©velopper leur système de pensĂ©e. On en reconnaĂ®t des traces chez Spinoza dans sa critique du dualisme cartĂ©sien, chez Malebranche avec son rĂ©alisme dynamique.

L’expĂ©rience extatique de Blaise Pascal, nĂ© Ă  Clermont-Ferrand en 1632, mort Ă  Paris en 1662, dans la nuit du 23 novembre 1654, prouve que mysticisme et philosophie font encore bon mĂ©nage au XVIIème siècle. Le MĂ©morial retrouvĂ© dans la couture de son pourpoint en note prĂ©cisĂ©ment le dĂ©roulement en termes religieux que certains ont interprĂ©tĂ©s alchimiquement :

L’an de grâce 1654

Lundi 23 novembre, jour de St Clément, pape et martyr,

Et autres au martyrologue,

Veille de St Chrysogone, martyr, et autres,

Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ

Minuit et demi,

 

FEU.

« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob Â»

non des philosophes et de savants.

Certitude, Certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de JĂ©sus-Christ.

Deum meum et deum vestrum.

« Ton Dieu sera mon Dieu Â»

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile.

Grandeur de l’âme humaine.

« Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. Â»

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Je m’en suis sĂ©parĂ© :

Dereliquerunt me fontem aquae vivae.

« Mon Dieu, me quitterez-vous ? Â»

Que je n’en sois pas séparé éternellement.

« Cette est la vie Ă©ternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu,

et celui que tu as envoyĂ©, J.-C. Â»

JĂ©sus-Christ.

JĂ©sus-Christ.

Je m’en suis sĂ©parĂ© ; je l’ai fui, renoncĂ©, crucifiĂ©.

Que je n’en sois jamais séparé.

Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Evangile.

Renonciation totale et douce.

Etc.

Soumission totale Ă  JĂ©sus-Christ et Ă  mon directeur.

Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre.

Non obliviscar sermones tuos. Amen.

En effet Chrysogone, saint honoré à Zadar en Croatie, du grec enfant d’or, peut désigner l’enfant couronné issu en quelques sorte de la résurrection des époux philosophiques morts après leur mariage, enfermés dans l’œuf philosophique (la chambre nuptiale, le sépulcre). Le fils ainsi né constitue la Pierre philosophale qui doit parvenir à maturation.

La LĂ©gende dorĂ©e de Jacques de Voragine donne des indications sur saint Chrysogone et saint ClĂ©ment et peut Ă©clairer le sens du mot FEU employĂ© par Pascal dans le MĂ©morial. Saint Chrysogone, emprisonnĂ© par l’empereur DioclĂ©tien, entretient une correspondance avec sainte Anastasie (en grec rĂ©surrection) qui, maltraitĂ©e par son mari, craint pour sa vie. Dans sa dernière lettre, Chrysogone compare les corps Ă  des vaisseaux et les âmes Ă  des matelots sous les ordres d’un pilote. Refusant de sacrifier aux dieux, il sera dĂ©capitĂ© dans un endroit dĂ©sert en 287. Dans l’histoire de ClĂ©ment, il est question de traversĂ©e de mers, de famille sĂ©parĂ©e, d’exil, de source dĂ©couverte sous l’indication d’un agneau, image du Christ, seulement visible Ă  ClĂ©ment. ClĂ©ment est martyrisĂ© en Ă©tant jetĂ© Ă  la mer avec une ancre attachĂ©e au autour du cou. Les prières permirent que le tombeau du saint soit libĂ©rĂ© des eaux une fois par an pendant sept jours. Les deux saints sont placĂ©s sous le signe des eaux. Le feu secret alchimique est justement une eau, mais une eau sèche « qui ne mouille pas les mains Â».

Traditionnellement opposĂ© Ă  Pascal, RenĂ© Descartes serait nĂ© Ă  Châtellerault en 1596. Sa mère l’aurait rapidement transportĂ© Ă  La Haye (aujourd’hui Descartes) pour le faire baptiser. Descartes recevra une Ă©ducation solide au collège de La Flèche. Le 10 novembre 1619, alors qu’il est près d’Ulm en cantonnement, il a illumination qui dirigera sa vie : la recherche des fondements d’une science admirable. Il quitte la vie militaire en 1620, et s’adonne aux Ă©tudes. Il suivra les cours de l’universitĂ© de Leyde recherchera, Ă  son dire, sans en trouver, des frères Rose-Croix. Son Discours de la MĂ©thode, prĂ©face au TraitĂ© du Monde, qui tout deux sont dĂ©passĂ©s au niveau des connaissances physiques, substitue Ă  l’autoritĂ© de la tradition celle de la raison dans le domaine de la science. Il s’agit d’appliquer Ă  la recherche une mĂ©thode proprement scientifique au sens oĂą on l’entend aujourd’hui. Maxime Leroy dĂ©couvre, dans son Philosophe au masque, un Descartes dĂ©iste, voire athĂ©e, qui se satisfaisait de la religion officielle. Celui-ci ne disait-il pas Larvatus prodeo (je m’avance masquĂ©). Le père du cartĂ©sianisme, terme qui existait dĂ©jĂ  lors de l’interdiction de son Ĺ“uvre par l’Eglise en 1663, a Ă©tĂ© hissĂ© au niveau du symbole mais sans ĂŞtre beaucoup lu contrairement au poète Pascal plus fervent croyant.

La querelle des Universaux

Au cours du procès des Templiers, Geoffroy de Gonneville, précepteur du Temple pour l’Aquitaine et le Poitou, déclara que le reniement de Jésus était dû aux introductions mauvaises et perverses de Maître Roncelin. Des auteurs ont cherché qui pouvait être ce personnage et n’ont trouvé qu’un Roncelin du Fos qui n’eut jamais le titre de Maître au Temple. Aussi je penche pour une erreur de copiste qui aurait écrit Roncelin au lieu de Roscelin, ce qui ouvre une toute autre perspective.

Roscelin, né à Compiègne vers 1050 et mort après 1120, fut, lui, maître mais en Ecritures saintes et philosophe. Il est le précurseur du nominalisme, professant un vocalisme qui réfutait l’existence des universaux (le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident), et ne considérait comme réel que l’individu, l’idée générale n’étant qu’un nom, un mot (voces).

Le problème des universaux est un des aspects du débat qui oppose et rassemble le platonisme et l’aristotélisme, à travers réalistes et nominalistes. Il fut posé par le philosophe Porphyre au IIIème siècle dans sa préface aux Catégories d’Aristote, l’Isagoge, traduit en latin par Boèce.

« Pour les « rĂ©alistes Â» platoniciens dont hĂ©rite saint Augustin et dont Anselme de CantorbĂ©ry est le chef de file, l’universal existe ante rem sur le modèle de l’idĂ©e platonicienne ; Ă  l’opposĂ© pour le « nominalisme Â» dont Roscelin de Compiègne sera le porte-parole au XIème siècle et qu’illustreront bien des philosophes franciscains dont le fameux Guillaume d’Occam au XIVème siècle dont l’appellation, le nomen n’est qu’un flatus voci commode et dont l’arbitraritĂ© importe peu ; comme chez Hume c’est l’usage, l’expĂ©rience qui post rem leste le vocable d’une certaine constante significative. Enfin, entre les deux, surtout Ă  partir de la dĂ©couverte par l’Europe de la thĂ©orie d’Aristote au XIIIème siècle, un difficile compromis peut s’établir – avec par exemple Thomas d’Aquin dans le « conceptualisme Â» - c’est-Ă -dire une affirmation selon laquelle c’est in re que l’on peut abstraire, « concevoir Â», la validitĂ© universalisable d’une proposition et des termes qui la composent [3]».

 « Loin d’avoir disparu avec la scolastique, cette querelle domine toute la physique thĂ©orique actuelle [4]». Si les mesures observables constituent la seule description possible de l’univers, alors il ne pourra exister que des thĂ©ories fragmentaires. Si le rĂ©el peut ĂŞtre dĂ©crit sans que l’expĂ©rience entre en jeu, une thĂ©orie unitaire est envisageable.

Roscelin eut pour Ă©lève Pierre AbĂ©lard, et tous deux s’opposèrent, l’un proposant une « sĂ©mantique de la rĂ©fĂ©rence Â» portant sur le rapport tout-partie (mĂ©rĂ©ologie), l’autre une « sĂ©mantique de la signification Â»[5]. Pour Roscelin, d’une part, seul le tout constituĂ© d’une chose concrète existe, rĂ©fĂ©rant Ă  un ensemble indissociable, alors que les parties du tout n’existent pas comme substance autonome dans le tout. Si un tout perd une de ces parties, le mot qui le dĂ©signe ne renvoie plus Ă  lui. D’autre part, l’universel n’est pas rien mais un flatus vocis, qui ne renvoie Ă  aucune chose, aucune essence individuelle, mais Ă  une pluralitĂ© de choses individuelles.

Pour Abélard, les noms correspondent aux définitions des choses, selon leur essence indépendante de toute altération. Le Pallet, à côté de Nantes, a vu naître Abélard en 1079. Plus non-réaliste que nominaliste, il rejoint le platonisme dans la définition des status (états) comme idées divines qui sont seulement des quasi-choses. L’universalité est le fait d’être prédicat de plusieurs choses, qui sont distinctes de tout autre et individuelles. Elle n’appartient qu’aux mots (sermones en tant que signifiant). Les prédicats s’attribuent lorsque plusieurs choses se rencontrent dans un état. En raison de son attitude critique et rationaliste de la foi, Abélard sera condamné lors de conciles, à Soissons en 1121, et à Sens en 1140 sous l’influence de saint Bernard.

Une conséquence de la théorie de Roscelin dans la doctrine sacrée est qu’il n’y a pas de substance commune aux trois personnes de la Trinité et qu’elle serait ainsi composée de trois choses ou trois anges. S’il n’y avait qu’une substance, alors le Père et l’Esprit se seraient incarnés avec le Fils. Roscelin admettait qu’ils avaient égalité de puissance et même volonté. Il fut accusé de trithéisme, de reconnaître trois dieux. Au concile de Soissons, il rejette cette accusation, et pourra continuer à enseigner à Tours, Loches, Besançon… Il séjournera à Rome et Angleterre avant de mourir. Il est probable que c’est cette querelle théologique qui  a déclenché la querelle des universaux.

Le trithĂ©isme fut enseignĂ© plusieurs siècles auparavant par Jean Philopon (vers 480 - 565), chrĂ©tien monophysite, qui considĂ©rait l’identitĂ© des concepts de nature et de personne et comme la TrinitĂ© Ă©tait composĂ©e de trois personnes, elles avaient chacune leur propre nature. Jean Philopon, nĂ© Ă  Alexandrie, fut l’élève du philosophe Ammonios. Il rĂ©interprĂ©ta la tradition philosophique grecque dans un sens chrĂ©tien, s’opposant par exemple Ă  la conception aristotĂ©licienne de l’éternitĂ© du mouvement du ciel. Il considĂ©rait qu’il n’y avait pas de contradiction entre science et enseignement des textes sacrĂ©s pourvu qu’ils fussent bien interprĂ©tĂ©s. L’école d’Alexandrie perdura grâce Ă  lui alors que celle d’Athènes, influencĂ©e par le paĂŻen Proclus, fut fermĂ©e par Justinien. Les commentaires de Jean Philopon sur  l’œuvre d’Aristote furent traduits au XIIème et XIIIème siècle, en particulier par Guillaume de Moerbeke, si bien que l’influence de sa philosophie « hĂ©rĂ©tique Â» a pu se faire pĂ©nĂ©trer divers milieux et pourquoi pas celui des Templiers.

Eutychès, monophysite modéré, (vers 378 – 454), professait que la nature divine de Jésus avait absorbé sa nature humaine, renouvelant ainsi la conception de Cérinthe, contemporain des Apôtres. Celui-ci enseignait que le Christ fils de Dieu était descendu sur Jésus lors de son baptême et l’avait quitté lors de la Passion. Seul l’homme Jésus avait souffert et ressuscité.

S’expliquerait ici le reniement de Jésus, simple homme, duquel l’adoration devait se détourner pour n’être dirigée que vers le Christ fils de Dieu.

Durand de Saint-Pourçain, nĂ© Ă  Saint-Pourçain-sur-Sioule, vers 1275, est l’élève de Jacques de Metz, tous deux dominicains non ralliĂ©s au thomisme. La protection du pape Jean XXII le met Ă  l’abri de ses censeurs. NommĂ© Doctor modernus ou Doctor resolutissimus par ses contemporains, il se caractĂ©rise « par une critique qui prĂ©lude Ă  l’esprit, sinon Ă  la problĂ©matique, du nominalisme [6]». En effet il se rapproche de Guillaume d’Occam, dont il a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme un prĂ©curseur, par son travail de simplification par rapport aux distinctions ou entitĂ©s des grands systèmes du XIIIème siècle.

Guillaume d’Occam, nĂ© Ă  Ockham dans le Surrey vers 1285, est mort Ă  Munich en 1347, pendant la peste noire. ConsidĂ©rĂ© comme le Hume du Moyen Ă‚ge, Guillaume d’Occam oppose aux rĂ©alistes, qui multipliaient les entitĂ©s et les concepts illusoires en raison d’une confusion entre spirituel et temporel, un principe d’économie (le rasoir d’Occam). Pour lui, d’une manière conceptualiste, les universaux sont des concepts qui ne sont que des actes « accidents rĂ©els de l’esprit Â». « Pour la première fois, on cesse depuis Aristote de croire Ă  un intermĂ©diaire intelligible entre la chose et la pensĂ©e qui serait requis par la comprĂ©hension intellectuelle. Seule existe la connaissance intuitive du singulier : pour passer Ă  la saisie des universaux, il n’est mĂŞme pas besoin d’un acte d’abstraction : la connaissance intellectuelle d’une chose singulière suffit Ă  produire dans l’esprit Ă  la fois le concept propre Ă  la chose saisie et celui de l’espèce Ă  laquelle celle-ci appartient. Â». Essence et existence sont les termes diffĂ©rents pour dĂ©signer une essence individuelle concrète. Il n’y a plus d’ordre du monde rĂ©el, physique ou politique. Le monde est laissĂ© Ă  la libre volontĂ© de Dieu qui par la seule RĂ©vĂ©lation se laisse connaĂ®tre. Les hiĂ©rarchies sociales sont sans fondement, chacun a le droit naturel de choisir sa conduite. La critique de Guillaume d’Occam soumet tout ce qui n’appartient pas Ă  la RĂ©vĂ©lation Ă  l’expĂ©rimentation de chacun. Il permit Ă  la philosophie de se constituer en science autonome par rapport Ă  la thĂ©ologie.

L’engagement de Guillaume d’Occam aux côtés de l’empereur Louis IV de Bavière dans sa lutte contre la papauté a des conséquences sur l’enseignement du nominalisme, mais n’explique pas toutes les persécutions dont il sera victime. En 1339, la faculté des arts de l’université de Paris édicte un statut interdisant d’enseigner publiquement et en privé la doctrine de Guillaume d’Occam, sans en discuter la teneur. Deux ans plus tard, la faculté institue un serment anti-occamiste commandant de soutenir la science d’Aristote et de ses anciens commentateurs dont Averroès.

Jean de Maisonneuve, maître es arts à l’université de Paris en 1400, mènera l’essentiel du combat anti-nominaliste, fondé sur la technique du boycott, refusant de disputer avec ses adversaires pour les isoler dans l’institution, et en reprenant la théorie réaliste d’Albert le Grand. En 1474, un édit royal de Louis XI conseillé par son confesseur Jean Bouchard, futur évêque d’Avranches, impose le retrait des livres des Nominaux des bibliothèques ou leur clouement pour en empêcher la consultation. Les raisons de l’interdiction sont aussi obscures que celles du rétablissement de l’enseignement du nominalisme sept ans plus tard en 1481.

La sĂ©paration de la foi et de la raison trouve Ă  l’époque classique son champion qui paya cher son audace : Spinoza, nĂ© Ă  Amsterdam en 1632, mort Ă  La Haye en 1677. Songeant Ă  devenir rabbin, il prend connaissance de l’œuvre de Descartes et exerce son esprit critique sur les Ecritures saintes. Il finit par rejeter toute appartenance religieuse et est chassĂ© d’Amsterdam par ses coreligionnaires. Il apprend le mĂ©tier de tailleur et polisseur de verre, puis il dĂ©mĂ©nage Ă  Leyde en 1660. 3 ans plus tard, il s’installe Ă  Voorburg au sud de La Haye. Sa rĂ©putation lui attirera l’amitiĂ© du libĂ©ral Jean de Witt qui sera assassinĂ© en 1672. Il meurt de phtisie après avoir refusĂ© une chaire Ă  l’universitĂ© d’Heidelberg.

L’essence de l’homme n’est pas la raison mais le dĂ©sir, qui, par la connaissance adĂ©quate, devient actif et Ă©clairĂ©. La libertĂ© de l’homme rĂ©side dans la connaissance de la nĂ©cessitĂ© qui guide ses actions. La « libertĂ© de nĂ©cessitĂ© Â», Ă  ne pas confondre avec l’illusoire libre arbitre, est « le sentiment d’une coĂŻncidence entre l’acte par lequel notre esprit connaĂ®t parfaitement la vĂ©ritĂ© et l’opĂ©ration par laquelle Dieu l’engendre Â». Dieu, pour Spinoza, n’est pas un principe transcendant, mais dĂ©signe la totalitĂ© de l’être, il s’identifie avec la nature entière dans son infinitĂ© et son unicitĂ© dans une radicale immanence. Dieu, et donc la nature, est totalement connaissable, contrairement au dieu absconditus judĂ©o-chrĂ©tien. En ce qui concerne la vĂ©ritĂ©, dans une conception rejoignant Plotin, l’idĂ©e vraie s’affirme d’elle-mĂŞme et fait un avec son affirmation.

LibĂ©rer le dĂ©sir par la connaissance pour acquĂ©rir la vraie vie suppose que les deux types d’oppressions qui empĂŞchent l’entendement de se dĂ©velopper soient abolies : la soumission aux Ecritures et l’autoritĂ© de l’Etat. Spinoza fonde une nouvelle exĂ©gèse biblique en la coupant de la transcendance et en Ă©tudiant la cohĂ©rence interne du texte, son sens plutĂ´t que sa vĂ©ritĂ©. Il montre aussi que la libertĂ© de penser et d’exprimer ses opinions est compatible avec la paix et la sĂ©curitĂ© de l’Etat dĂ©mocratique qu’il appel de ses vĹ“ux. Au contraire, les lois d’un tel Etat sont le fruit de la libre confrontation des idĂ©es.

Critique de la causalité, Malebranche et Hume

Nicolas Malebranche, nĂ© Ă  Paris en 1638 et mort en 1715, exact contemporain de Louis XIV, entre Ă  l’Oratoire Ă  18 ans après avoir Ă©tudiĂ© Aristote. La princesse Elisabeth releva un jour une difficultĂ© de la thĂ©orie de Descartes et en fit par Ă  Malebranche dans une lettre qu’elle lui envoya. Elle ne comprenait pas comment l’âme immatĂ©rielle pouvait faire mouvoir des corps matĂ©riels. A cela Malebranche rĂ©pond que ce qu’on appelle « causes Â» ordinairement ne sont pas des causes efficientes mais seulement l’occasion du mouvement. « Il n’y a en fait qu’une seule cause, parce qu’il n’y a qu’un seul Dieu ; la nature ou la force de chaque chose n’est rien si elle n’est la volontĂ© de Dieu ; nulle cause naturelle n’est donc une vraie cause mais seulement une cause occasionnelle Â».

David Hume, né à Edimbourg en 1711 et mort en 1776, se penche lui sur ce qui nous pousse à croire à la nécessité de la relation causale. Pour lui, c’est l’habitude, l’expérience, qui place l’idée de causalité entre deux phénomènes dans nos esprits. Cette nécessité ne se trouve pas dans les objets considérés.

On peut dire que l’idĂ©e de causalitĂ© n’est que statistique et qu’il peut arriver qu’à certains moments elle ne se produise pas, ou qu’elle produise un « effet Â» sans « cause Â». Ainsi, cela laisse une ouverture aux miracles, aux phĂ©nomènes parapsychiques, ainsi qu’à la mĂ©canique quantique. Les contes de fĂ©es seraient ainsi une illustration condensĂ©e d’un monde rĂ©el oĂą le merveilleux a toute sa place.

Mais Hume va plus loin que de douter de la notion de causalité. Il doute aussi de la réalité extérieure. Seule l’imagination est responsable de l’illusion substantielle ainsi que du Moi individuel et de l’identité des personnes, prélude à la dissolution nietzschéenne du sujet. Elle est aussi à l’origine des entités illusoires de la métaphysique, ce dont se souviendra le Cercle de Vienne avec Maurice Schlick au XXème siècle. Comme pour la causalité, Hume se penche sur la genèse des croyances qui hantent nos esprits, ce qui fonde sa modernité. La question de la réalité du monde apparaît comme bien médiévale.

XXème siècle

Michel Foucault, nĂ© Ă  Poitiers en 1926, mort en 1984, s’attachait Ă  mettre au jour les a priori historiques (« Ă©pistĂ©mĂ© Â») sur lesquels se constitue le savoir scientifique d’une Ă©poque. Il Ă©tudia aussi les rapports entre savoir et pouvoir, montrant que le pouvoir, instance rĂ©pressive (« sociĂ©tĂ© de surveillance Â») crĂ©e Ă©galement du savoir comme Ă  travers les techniques mĂ©dicales, psychanalytiques et punitives, par exemple, qui transforment en objets de savoir les malades, fous et dĂ©linquants. Les sociĂ©tĂ©s modernes tendent Ă  diluer les relations de pouvoir et Ă  assurer aux individus le libre usage d’eux-mĂŞmes, fondement de l’éthique qui en retour empĂŞche l’effacement de l’individu face aux tentatives de dominations des fascismes toujours renaissant.

Si dominer c’est exercer une violence, alors la philosophie est une alternative Ă  toute attitude fascisante. Eric Weil, nĂ© en Allemagne Ă  Parchim en 1904, naturalisĂ© français en 1938 et mort en 1972, affirme que la raison est un libre choix de la libertĂ© individuelle et que l’autre option est la violence. Raison et violence ont mĂŞme origine et toutes deux sans justification possible. La nouveautĂ© de la pensĂ©e de Weil rĂ©side en ce que la philosophie ne peut prĂ©tendre Ă  avoir entièrement raison, puisque ne s’appliquant qu’à une partie de l’activitĂ© humaine. La philosophie se doit de penser toutes les diffĂ©rentes attitudes humaines qui, par le discours, deviennent des catĂ©gories philosophiques, comme figures du sens et non de la vĂ©ritĂ©, en un système complet. « Weil propose un classement ordonnĂ© et exhaustif des catĂ©gories selon les manières dont est pensable le rapport de la libertĂ© au discours – c’est-Ă -dire Ă  sa propre comprĂ©hension thĂ©orique, au sens qu’elle donne Ă  son choix du discours, de la raison - : chaque catĂ©gorie est l’affirmation, par la libertĂ©, d’un contenu de sens, l’explication de sa prĂ©fĂ©rence pour la raison. [7]». Le philosophe part d’une idĂ©e de la vĂ©ritĂ© dont l’idĂ©e vraie n’est qu’une interprĂ©tation possible et sensĂ©e.

Les catĂ©gories primitives pensent mais ne se pensent pas elles-mĂŞmes : VĂ©ritĂ©, Non-sens, Vrai/Faux, Certitude. Les catĂ©gories antiques se pensent mais ignorent encore la libertĂ© du sujet philosophique - grecques : Discussion (Socrate), Objet (Platon), Moi (Epicure) et sĂ©mitiques : Dieu. Les catĂ©gories modernes sont couronnĂ©es par la catĂ©gorie ultime : le sens auquel ne correspond pas d’attitude mais au sein duquel les catĂ©gories rĂ©vèlent leur ĂŞtre.

Vladimir JankĂ©lĂ©vitch, nĂ© Ă  Bourges en 1903, mort en 1985, s’inspire du « pur amour Â» de FĂ©nelon pour Ă©difier en esthète une morale oĂą la gratuitĂ©, l’innocence et la gĂ©nĂ©rositĂ© sont les qualitĂ©s mĂŞme de la crĂ©ation. La fin de son TraitĂ© des vertus dresse le tableau comparatif des deux registres du quod – le devoir-faire, le contenu de l’impĂ©ratif moral – et le quid – ce  que l’on doit faire, le comment, le pourquoi. - : sur celui du quid on trouve les vertus de l’intervalle – fidĂ©litĂ©, patience, modestie, amitiĂ© -, celles que l’homme peut possĂ©der et garder, amis qui tournent en mĂ©canique vertueuse, radotage, complaisance pharisienne et hypocrisie ; sur celui du quod, les vertus de pointe – humilitĂ©, gĂ©nĂ©rositĂ©, sacrifice -, celles que l’homme ne possède jamais, effleure le temps d’un instant mĂ©tempirique, d’une « apparition disparaissante Â». Ces instants fugitifs sont les espaces oĂą s’insère le je-ne-sais-quoi qui est presque-rien et qui marque le seuil qui distingue l’essentiel de ce qui ne l’est pas.

JankĂ©lĂ©vitch renvoie donc Ă  FĂ©nelon, nĂ© au château de FĂ©nelon sur la commune de Salignac-Eyvigues en 1651, qui se dĂ©mettra de son bĂ©nĂ©fice de Carennac lorsqu’il sera nommĂ© archevĂŞque de Cambrai en 1695 et qui publie en 1697, pour dĂ©fendre la mystique Madame Guyon, l’Explication des maximes des saints Ă  laquelle Bossuet rĂ©pondra par un pamphlet diffamatoire. Sur les pressions de Louis XIV, conseillĂ© par l’Aigle de Meaux, le pape Innocent XII condamnera, d’une manière bĂ©nigne, bien qu’il fĂ»t opposĂ© au gallicanisme de la France et qu’il cherchât Ă  mĂ©nager FĂ©nelon, 23 points des Maximes. Louis XIV exile FĂ©nelon dans son archevĂŞchĂ© de Cambrai, oĂą il mourra en 1715, plus pour des questions politiques que religieuses. En effet, FĂ©nelon avait publiĂ© en 1694 Examen de conscience sur les devoirs de la royautĂ© dans lequel il met en cause le pouvoir personnel. Il rĂ©cidive avec les Tables de Chaulnes, proposant des institutions pour la France. « PrĂ©curseur de la RĂ©volution de 1789, il demande pour l’Etat des organes qui soient vraiment reprĂ©sentatifs du peuple [8]». Si le style de FĂ©nelon peut paraĂ®tre fade plutĂ´t que souple, « il revendique, en art comme en morale, une libertĂ© sans autre règle que celle du sentiment [9]». « Sa religion veut une piĂ©tĂ© plus amoureuse mais plus libre aussi, elle pousse Ă  se confier Ă  l’instinct de la conscience, Ă  un abandon sentimental Ă  Dieu, qui, dĂ©tachĂ© du dogme, deviendra aisĂ©ment la religion de madame de Warens et du Rousseau de Clarence et des RĂŞveries [10]». C’est au nom de son amitiĂ© avec Madame Guyon qu’il choisit de sacrifier sa carrière. Il annonce ainsi le romantisme. Carrière qui avait plutĂ´t bien commencĂ©, puisqu’il avait toute la confiance de Louis XIV qui l’avait chargĂ© de la conversion des hĂ©rĂ©tiques en Saintonge et en Poitou. FĂ©nelon, refusant d’employer la force, usa avec succès de la prudence et de la charitĂ©. Cette rĂ©ussite le fit choisir par le roi, Ă  la demande de madame de Maintenon, comme prĂ©cepteur du duc de Bourgogne. La victoire de l’Aigle de Meaux sur le Cygne de Cambrai cause, en France, la mort du quiĂ©tisme et la disparition presque totale de la littĂ©rature mystique jusqu’au XIXème siècle. La condamnation de Molinos en 1687 avait dĂ©jĂ  provoquĂ© une vague d’antimysticisme qui fit mettre Ă  l’index des ouvrages fort estimĂ©s jusque lĂ .

 


[1] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant « Dictionnaire des symboles Â», Robert Laffont, p. 665

[2] Robert BlanchĂ© et Jacques Dubucs, « La logique et son histoire Â», Armand Colin, p. 129

[3] Chaoying Sun, « Rabelais, mythes, images et sociĂ©tĂ©s Â», DesclĂ©e de Brouwer, p. 187

[4] Lucien GĂ©rardin, « L’Alchimie, tradition et actualitĂ© Â», Culture, art, loisirs, p. 95-96

[5] Alain de Libera, « La querelle des universaux, de Platon Ă  la fin du moyen âge Â», Seuil, p. 144

[6] Charles Baladier, « Dictionnaire des philosophes Â», Albin Michel

[7] NoĂ«lla Baraquin et Jacqueline Laffitte, « Dictionnaire des philosophes Â», Armand Colin, p. 329

[8] Jean Malignon, « Dictionnaire des Ă©crivains français Â», Seuil, p. 184

[9] Odile Biyidi, « Histoire de la littĂ©rature française Â», Larousse, p. 909

[10] Michel Mourre, « Dictionnaire encyclopĂ©dique de la littĂ©rature française Â», Laffont-Bompiani, p. 366