Partie V - Arts et Lettres   Chapitre XL - Section littĂ©rature   Renaissance   

La scolastique, dominĂ©e par le nominalisme, est la formation universitaire que Rabelais et Lefèvre d’Etaples ont reçue. Scolastiques et humanistes s’opposent plus particulièrement sur leurs objectifs. Les derniers souhaitent l’enseignement du grec et de l’hĂ©breu qui selon la Sorbonne risquerait de mettre en pĂ©ril par l’interprĂ©tation des sources des Ecritures saintes la doctrine de l’Eglise. Les humanistes, voulant Ă©viter les gloses qui Ă©loignent du sujet, tendront vers deux attitudes qui poursuivent le dĂ©bat mĂ©diĂ©val des universaux Ă  savoir, d’une manière nĂ©oplatoniste, « convoquer la rĂ©alitĂ© en utilisant les mots (on peut dire que cette tendance est la plus visible au dĂ©but du siècle et qu’elle se continue ensuite dans le courant occultiste et hermĂ©tiste) [1]» et Ă  ce qui devient, Ă  partir du nominalisme mĂ©diĂ©val, un conceptualisme qui se dĂ©veloppe au milieu du siècle. Dans le premier cas, des philosophes hermĂ©tistes, nourrit de kabbale et des Ă©crits hermĂ©tiques nouvellement traduits (Pimandre du pseudo-Hermès en 1579), Ă©chafaudent des systèmes, comme celui de Blaise de Vigenère fondĂ© sur la notion de « chiffre Â» Ă  la fois catĂ©gorie aristotĂ©licienne, nom divin, et concept mathĂ©matique, qui annoncent « la prochaine mathĂ©matisation du monde [2]».

Rabelais (1490 – 1553), nĂ© Ă  la Devinière dans la paroisse de Seuilly Ă  proximitĂ© de Chinon, tire son opposition Ă  la rhĂ©torique scolastique, qui parcourt les cinq Livres de son Ĺ“uvre, de la culture franciscaine qui repose « sur une mĂ©thode constante qui est l’expĂ©rience [3]». « Le « nominalisme Â» qui met Ă  mal le « conceptualisme Â» d’Aristote vĂ©hiculĂ© par Thomas d’Aquin et les frères prĂŞcheurs, et qui coĂŻncide si bien avec la fougue du cordelier tourangeau dĂ©truisant l’ordre des pseudo-vĂ©ritĂ©s rhĂ©toriques, n’est nullement contradictoire et exclusif, Ă  un autre niveau de la connaissance, d’une initiation mystique Ă  un tout autre ordre de vĂ©ritĂ©s [4]». L’initiation se manifeste par un renversement des valeurs du monde profane. Dans l’œuvre de Rabelais cette inversion se produit dès Gargantua avec l’abbaye de ThĂ©lème, antre de libertĂ© opposĂ©e aux rigueurs des règles monastiques. Gilbert Durand reconnaĂ®t six critères balisant la notion d’initiation qui se retrouvent dans les cinq Livres. Remarquons que l’authenticitĂ© du Cinquième Livre a Ă©tĂ© contestĂ©e mais que certains le considèrent comme au moins une continuation de l’œuvre de Rabelais ou comme une collation malhabile de ses textes. Les critères sont l’orphisme ou exaltation musicale, le don thaumaturgique du maĂ®tre (la pontife Bacbuc), la sodalitĂ© dĂ©positaire de la tradition, les voyages, les Ă©preuves, la conversion.

Pour illustrer l’importance de la compagnie dans la recherche itinĂ©rante de la vĂ©ritĂ©, une tradition mandĂ©enne, reprise par le poète musulman FâridoddĂ®n’Attar au XIIème siècle dans le « Pèlerinage vers la Simorgh Â», raconte que 30 huppes partent en voyage au-delĂ  de la montagne de Qâf pour rencontrer l’oiseau fabuleux Simorgh, dĂ©tenteur de toutes les vĂ©ritĂ©s du monde. Parvenues Ă  destinations après de multiples Ă©preuves, elles apprennent que Simorgh signifie en fait Si Morgh, c’est-Ă -dire 30 huppes. La huppe, dans la tradition arabe, comme le lynx en Occident, serait capable de voir les trĂ©sors cachĂ©s dans la terre.

L’ensemble des livres marque une Ă©volution, et un renversement final de la conception de la fĂ©minitĂ© qui est rĂ©dimĂ©e dans le Cinquième Livre, cela sous tendu par une soif jamais Ă©tanchĂ©e par une incroyable succession de beuveries. Le dernier mot de l’épopĂ©e est le terme allemand trinch, boit !, qui fait Ă©cho au « j’ai soif Â» du Christ en croix.

A la limite de la rupture avec les autorités de l’époque, s’illustre Jacques Lefèvre d’Etaples, né vers 1450 à Etaples et mort à Nérac en 1537. Il enseigne la philosophie à Paris. Pieux et érudit, il applique à la patristique les méthodes de la philologie chère aux premiers humanistes. Il produit une traduction des Ecritures et fonde le cénacle de Meaux, réunissant Marguerite de Navarre et l’évêque Briçonnet et travaillant à la réforme du Clergé. Menacé par la Sorbonne et le Parlement - Lefèvre est condamné en 1524 -, le cénacle se disperse en 1525. L’année suivante, Lefèvre est précepteur des enfants de François Ier, mais il se retire à Nérac auprès de Marguerite de Navarre en 1530. Il est avec Erasme le plus brillant représentant du premier humanisme chrétien. S’il n’est pas à proprement parler protestant, il influence cependant Luther par l’idée de la justification par la foi présente dans ses commentaires de saint Paul. Ses sévères commentaires sur le célibat des prêtres, les jeûnes et les sacrements, préparent cependant la voie réformée.

D’une gĂ©nĂ©ration plus jeune, ThĂ©odore de Bèze, nĂ© Ă  VĂ©zelay en 1519, fut placĂ© chez l’hellĂ©niste Melchior Wolmar, partisan des thèses de Luther, par son oncle Nicolas de Bèze. Il publie Ă  Paris un recueil de poèmes Juvenilia qui le fait considĂ©rer comme l’un des meilleurs poètes latins de son temps. Vivant de bĂ©nĂ©fices ecclĂ©siastiques, il s’éprend d’une jeune fille qu’il Ă©pousera Ă  Genève devant Calvin lorsqu’il se ralliera au protestantisme. En poste Ă  l’acadĂ©mie de Lausanne, il quitte cette ville pour un diffĂ©rend avec les autoritĂ©s pour rejoindre Genève oĂą il occupe une chaire de thĂ©ologie. Il prĂ´ne l’intolĂ©rance religieuse après le martyr de Michel Servet, victime du fanatisme calviniste. Les guerres de Religion le rappellent en France, le faisant pasteur des armĂ©es huguenotes. Son intransigeance fait Ă©chouer le colloque de Poissy au cours duquel il se montre adversaire de la prĂ©sence rĂ©elle du Christ. Retournant Ă  Genève, il remplace Calvin comme recteur de l’acadĂ©mie, et devient chef du protestantisme français organisant l’Eglise rĂ©formĂ©e et prĂ©sidant le synode de La Rochelle. Son activitĂ© religieuse et politique se double d’une production littĂ©raire importante : traduction des Psaumes, Confession de la foi chrestienne. Il traduisit en latin le manuscrit grec de l’Ancien Testament qu’il dĂ©couvrit Ă  Lyon et qu’il offrit Ă  l’universitĂ© de Cambridge. Il quitte l’universitĂ© en 1600 et meurt 5 ans plus tard Ă  Genève.

Autre auteur huguenot, Guillaume Salluste du Bartas (Monfort, 1544 – Ivry, 1590) jugera mièvre la production d’un Ronsard et se lancera dans une Ă©popĂ©e en 7 chants, la Sepmaine, qui tisse des liens entre l’infime et l’infini de la CrĂ©ation du monde en des vers pleins d’images et habitĂ©s par un souffle tonique.

Le poète Maurice Scève (vers 1500 - vers 1562), nĂ© Ă  Lyon, est le chef de file de l’école lyonnaise d’inspiration pĂ©trarquiste. Il prĂ©tendra avoir dĂ©couvert le tombeau de l’inspiratrice de son modèle en Avignon. Il Ă©crivit des vers sibyllins, qualifiĂ©s parfois de « mallarmĂ©ens Â», sur un amour impossible avec une poĂ©tesse (DĂ©lie). Le poème est composĂ© de 450 petits poèmes incluant des emblèmes, situĂ©s tous les neuf dizains, inspirant la neuvaine suivante.

Dans DĂ©lie, il fera part de sa passion pour ArtĂ©mis, appelĂ© parfois par son nom obscur HĂ©cate :

Comme HĂ©cate tu me feras errer

Et, vif, et mort cent ans parmy les Umbres :

Comme Diane au Ciel me resserrer,

D’oĂą descendis en ces mortelz encombres :

Comme regnante aux infernalles umbres

Amoindriras, ou accroistra mes peines.

Mais comme Lune infuse dans mes veines

Celle tu fus, es, et seras DELIE,

Qu’Amour à joinct à mes pensées vaines

Si fort, que Mort jamais ne l’en deslie.

Il compose aussi une histoire de l’humanitĂ© d’Adam Ă  une libĂ©ration future de la matĂ©rialitĂ©, Microcosme, fort de 3 fois 1000 vers plus un tercet, affirmant « la dignitĂ© de l’homme comme ĂŞtre pensant et producteur du savoir totalisant inspirĂ© des cadres de la connaissance mĂ©diĂ©vale [5]». « L’Adam-microcosme renferme en lui, par son infinie puissance gĂ©nĂ©ratrice [6]», l’enveloppement en un point de l’humanitĂ© tout entière. Cet Adam-ci n’est pas sans rappeler l’Adam-Qadmon de la Kabbale, l’homme primordial, première forme qui remplit tout l’espace des mondes.

Autre poète encyclopédique, Guy Lefèvre de La Boderie est né en le 9 août 1541 dans le manoir de La Boderie à Sainte-Honorine-la-Chardonne. Il est l'un des 9 enfants de Jacques Le Fèvre et d'Anne de Montbray. L'étude des mathématiques, de la philosophie et des langues orientales accompagne son goût de la poésie à laquelle il consacra une œuvre estimée de son temps. Elève " esleu " de Guillaume Postel, né à Paris où à La Dolerie (Barenton dans la Manche - mais Géoportail.fr ne connaît aucune D(r)olerie en Normandie), il cherchera comme son maître à réaliser la concordia mundi. Postel le recommandera à Christophe Plantin, né à Saint-Avertin près de Tours, avec son frère Nicolas en tant que rédacteurs de la Grande Bible Polyglotte. Guy et Nicolas se retrouvent donc, en 1568, à Anvers où s'était installé Plantin qui jouait double jeu entre la Famille de la Charité ou " Haus der Liebe " de Hendrik Niclaes centrée à Emden et le catholicisme romain pour lequel il publiait des œuvres subventionnées par le roi Philippe II d'Espagne. L'étude du matériel typographique des deux imprimeurs appuie les indications des sources littéraires sur les relations de Plantin et de la Famille de la Charité. Dans le même temps, Guy produit un Dictionnaire Syro-Chaldéen, un Dictionnaire de la Langue Arabe et la double traduction hébraïque et latin d'un traité de Sévère Alexandre. Guy tomba deux fois malade, en raison de la charge de travail qu'il s'imposait.

Rentré en France, il entreprend sa grande œuvre dominée par le symbole du cercle et du Compas d'or. Dans le prolongement du Microcosme de Maurice Scève, il essaie de concilier ferveur religieuse, inspiration lyrique et ambitions didactiques en proposant de vastes poèmes encyclopédiques. Son " Encyclie des secrets de l'éternité " (1571) en huit cercles couronnés d'un tabernacle, commencé dès son adolescence, est suivie de " La Galliade ou De la Révolution des Arts et des Sciences " (1578) en cinq cercles où il retrace l'origine et les progrès des arts et des sciences de l'humanité de la Génèse à la Renaissance. L'œuvre de Le Fèvre allie néo-platonisme, mystique juive et flamande et théorie vénitiennes du pape angélique en un itinéraire, retour vers l'Un dans la multiplicité, organisant, comme un géomètre, le chaos de l'Univers en un point tel le point centrique de Dante évoqué dans son Paradis.

Le Fèvre de la Boderie, dans le " Cantique sur la nouvelle étoile " pose l'intéressante question sur la création du monde, teintée d'anti-aristotélisme :

Si les Cieux sont d'une essence Ă©ternelle

S'y peut-il faire une Ă©toile nouvelle ?

Sa traduction de l'Harmonia Mundi de François Georges de Venise (1578), sera mise à l'Index, contredisant la réputation de catholique intransigeant qu'il a, d'autant qu'il était disciple de Guillaume Postel.


[1] Marie-Luce Demonet, « Histoire de la littĂ©rature française Â», Larousse, p. 166

[2] ibid., p. 181

[3] Chaoying Sun, « Rabelais, mythes, images et sociĂ©tĂ©s Â», DesclĂ©e de Brouwer, p. 175

[4] ibid., p. 174

[5] Emmanuel Fraisse et Bernard Mouralis, « Questions gĂ©nĂ©rales de littĂ©rature Â», Seuil, p. 155

[6] François Lestringant, « Dictionnaire des littĂ©ratures de langues françaises Â», Bordas, p. 2143