Partie III - Thèmes   Chapitre XXXII - Le Code Voynich   

Cheminement

Une des caractéristiques du manuscrit Voynich est le foisonnement de femmes nues en train de se baigner dans des bassins plus ou moins naturels. Une recherche sur ce thème conduit à certaines peintures du Titien dont le Concert champêtre, autrefois attribué à Giorgione. Deux femmes nues se tiennent sur la toile, l'une à gauche se détournant des autres et puisant ou rejetant de l'eau à une fontaine, l'autre jouant de la flûte assise sur l'herbe parmi deux hommes dont l'un use d'un luth. Le film de la collection Palettes d'Alain Jaubert sur cette œuvre du Titien fait le lien avec le thème des Enfants de Vénus dont l'une des caractéristiques est justement la baignade. Ce thème apparaît " vers 1400, se développe au courant du XVème siècle pour jouir d'une grande diffusion au XVIème siècle, avant de s'épuiser au siècle suivant. C'est de surcroît un thème " inventé " par les artistes de la Renaissance, car il n'y avait pas de modèles antiques à imiter directement. Encore plus significatif peut-être : le caractère international du thème, qui permet une étude comparative des arts européens méridional et septentrional. Son histoire est un écheveau embrouillé d'emprunts entre le Nord et le Sud, de transformations de modèles étrangers, d'imitations et d'assimilations de styles exotiques et antiques, et de juxtapositions d'éléments familiers et nouveaux. "[1]. Le manuscrit Voynich est justement daté des années 1470 - 1520, ce qui correspond à la diffusion du thème des Enfant de Vénus, ainsi qu'aux toiles de Botticelli représentant Vénus.

La langue employée dans le manuscrit étant codé et présentant une double structure, on pouvait penser à une invention de jumeaux. L'existence de jumeaux dans l'art à la fin du XVème siècle n'étant pas avérée, la fratrie pouvait être une consolation. Les Bellini, De Grassi (mais au XIVème), illustrent le talent partagé au sein d'une famille. Dans la période concernée, les De Predis, de Milan, offrent un cas intéressant. Cristoforo De Predis (vers 1440 vers 1486) était un miniaturiste renommé mais aussi sourd et muet. Son demi-frère Ambrogio (vers 1455 - vers 1508) fit son apprentissage auprès de Cristoforo et devint peintre de la cour des Sforza. Lorsque la seconde fille de Galeazzo Maria Sforza et Bonne de Savoie se maria avec l'empereur Maximilien Ier d'Autriche en 1493, Ambrogio la suivit à Innsbruck et passa plusieurs années auprès de la cour impériale.

Vénus et ses Enfants

On attribue le manuscrit enluminé du De Sphaera à Cristoforo de Predis. Or cet ouvrage présente les Planètes et leurs Enfants de façon archaïque et est d'inspiration nordique. " La disposition de la Vénus nue dans des cercles concentriques et celle des signes zodiacaux à l'intérieur de cercles plus petits sont un emprunt évident aux livres xylographiques du Nord, tels que ceux de Bâle ou de Berlin et de Copenhague. Vénus a ici les mêmes cheveux longs couronnés de fleurs, les mêmes attributs (le bouquet et le miroir) et la même pose ambulante. "[2].

Les informations concernant la nature de la planète Vénus proviennent en partie du Speculum naturae de Vincent de Beauvais, publié au XIIIème siècle :

Vénus est féminine, elle est située au troisième ciel, elle est froide, humide, tempérée, féminine, elle aime les vêtements, les rubans d'or et d'argent, les chansons, les plaisirs des sens et les jeux, elle-même est lascive, ses paroles sont douces, elle a de beaux yeux et de beaux sourcils, elle s'applique à se faire belle, elle a le corps léger et bien en chair, la taille moyenne. Son métal est le cuivre rouge. Son jour est le jour de vénus avec la première heure, la huitième, la quinzième et la vingt-deuxième, et sa nuit, celle de Mars. Son ami est Jupiter, son ennemi Mercure. Elle a deux demeures : le Taureau de jour, et la Balance la nuit. Elle a pour conseiller le Soleil. Sa vie, c'est-à-dire son exaltation est dans les Poissons, sa mort ou sa descendance dans la Vierge. Et elle traverse 12 signes en dix mois en commençant par la Balance : elle prend 25 jours pour traverser un signe, se déplaçant à la vitesse d'un degré, 12 minutes par jour ou 30 minutes par heure.

Le manuscrit Voynich présente dans sa partie astrologique les symboles de la balance, des poissons, du taureau. Pour ce dernier l'animal avec des cornes en forme de lyre sur un des feuillets, se rapproche fortement de la représentation du taureau à gauche de la Vénus dénudée du manuscrit 3085 de Vienne (des années 1470-1480), dont le sexe est caché par une étoile, comme dans le De Sphaera. De nombreuses femmes nues du MS 408 tiennent à la main une telle étoile alors qu'elles émergent pudiquement des bassins remplis d'une eau verte. Dans le manuscrit enluminé de l'Epître d'Othéa de Christine de Pisan (1406-1408), Vénus est représentée dans une robe verte. Le " vert gay " était la couleur qu'on portait pour célébrer le printemps et les princes donnaient souvent à cette époque de l'année de nouveaux habits à leurs courtisans. C'était la couleur de la naissance et de l'enfance, et les habits d'enfants étaient souvent verts. C'est le même vert que celui de la fresque de Griselda, aujourd'hui au Museo d'Arte Antiqua de Milan, provenant du château de Roccabianca près de Parme et datée de 1474.

A la même période, sont réalisées les fresques du palais de Schifanoia, datées de 1470, à Ferrare. La conférence d'Aby Warburg prononcée à Rome en 1912 (au cours du Congrès international de l'Histoire de l'Art du 16 au 21 octobre 1912) sur ces fresques " reste l'œuvre la plus éclairante sur la signification des fresques ; elle contient en même temps en abrégé toute une théorie nietzschéenne et iconologique de l'histoire de l'art dans laquelle la naissance en particulier de Vénus, joue un rôle central "[3]. En 1912, comme la date d'achat, non précisée autrement, de l'énigmatique manuscrit par Voynich. Les peintures des mois sous les auspices des planètes se présentent en 3 bandes horizontales. Celles de Francesco Cossa pour le mois d'avril sont chapeautées par le triomphe de Vénus sur son char, motif proprement italien inspiré de Pétrarque. En bas l'amour est vénal et les sexes sont séparés. D'ailleurs, nulle part dans la représentation des activités " réelles " du mois, excepté dans la course railleuse, les hommes et les femmes ne partagent le même espace. Dans le manuscrit MS 408, seules des femmes se baignent contrairement aux représentations nordiques où les bains mixtes sont de règles, tirés du rite printanier du Maibad. Les monts rocheux sont particulièrement voyants dans ce mois d'avril. Ils sont des éléments typiques du décor vénusien. Rochers que l'on retrouve dans le tableau de la Vierge aux rochers (1483) de Léonard de Vinci, pour le retable d'une chapelle de l'église San Francesco Grande à Milan, refusé par son commenditaire, la Confraternité de l'Immaculée Conception. A ce retable participèrent Ambrogio de Predis et son frère Evangelista.

Les fresques de la Schifanoia empruntent à celles du Salone de Padoue qui sont datées du début du XIVème siècle, attribuées à Giotto sous les indications de l'astrologue et médecin Pietro d'Abano. Au début du XVème, un incendie les détruit. Elles sont restaurées par Zuan Miretto et un autre peintre ferrarais de 1424 à 1440. Au mois d'Avril, Vénus est apparemment remplacée par une Madone à l'enfant derrière laquelle luit une étoile à six branches, symbole de Vénus. Au dessous de la Vierge-Vénus est inscrit sans équivoque le mot Vénus en lettre gothique. Autour, un ermite, un pèlerin et des femmes en prière. Au mois de septembre, Vénus est dénudée, juste ceinturée par un voile. Autour, musiciens, buveur, un amant au pied de sa dame. Les figures féminines sont en majorité. Nous avons là l'image de la double nature de Vénus, céleste associée à l'amour divin, et celle terrestre et païenne.

Sordomuto

Nous avons vu que les frères de Predis ne sont pas étrangers à Vénus et à ses Enfants. La ville de Milan montre des exemples de bienveillance envers les sourds et les muets. Saint- Augustin, dans sa correspondance avec Saint-Jérôme, évoque l'existence d'une famille sourde très respectée de la bourgeoisie milanaise, et dont les gestes forment les mots d'une langue. Ils avaient reconnu la gestualité des sourds comme une langue à part entière, permettant de les mener à la foi. Notons à ce sujet que c'est un ecclésiastique janséniste (augustinien) l'Abbé de l'Epée (Versailles, 1712 - Paris, 1789) qui est à l'origine de la reconnaissance moderne des sourds comme personnes à part entière et de l'Institut des Jeunes Sourds de Paris, même s'il ne l'a pas créé directement, où il a sa statue. Cristoforo de Predis lui-même reçut la pleine et entière capacité de gérer ses affaires en 1472 par décision du duc Galeazzo Maria Sforza, alors que les sourds-muets étaient plutôt considérés comme des imbéciles. Léonard De Vinci prônait l'étude de l'expression gestuelle et mimique des sourds, ces maîtres du mouvement, afin de réintégrer la vie dans l'art pictural renaissant. Le maître séjourna à Milan où il fut logé chez les de Predis. Il admirait Cristoforo pour sa dextérité et prit Ambrogio comme élève. L'ironie de l'histoire veut que ce soit un congrès à Milan en 1880 qui prôna l'interdiction en Europe de la langue des signes et l'instauration de l'oralisme.

Ambrogio de Predis travailla donc aux côtés de Léonard de Vinci à la réalisation du retable de La Vierge aux Rochers, comme cela a été dit plus haut. " Ainsi désignée pour la première fois dans le catalogue du Musée Royal en 1830, la Vierge aux rochers représente la Vierge Marie venue avec Jésus recueillir saint Jean orphelin réfugié dans une grotte grâce à la protection de L'archange Uriel, agenouillé à droite. Commandé en 1483 pour la chapelle de l'Immaculée Conception de l'église de saint François d'Assise de Milan, il fut jugé inachevé lorsque Léonard quitta cette ville en 1499. Les religieux lui substituèrent sur place en 1508 une autre version (Londres, National Gallery), due à Ambrogio et Evangelista da Predis, à qui n'avaient été initialement commandés que les panneaux latéraux avec les anges musiciens (Londres, National Gallery). [...] Dans La vierge aux rochers, Jean-Baptiste enfant, à l'abri sous les vêtements de la Vierge, vénère l'enfant Jésus qui s'ébroue dans un frais ruisseau.

Les clients milanais de Léonard doivent avoir été contrariés de la possible confusion entre les deux enfants. Dans la version tardive commandée aux De Predis, ils ont pris soin de clairement identifier Jean-Baptiste avec sa croix et l'enfant Jésus avec son auréole sainte "[4].

L'alphabet du manuscrit Voynich est composé de 36 ou 39 signes. On peut le comparer aux 55 chérèmes du système de transcription de la langue des signes américaine de William Stokoe. La concision de l'écriture de Stokoe correspond à celle du manuscrit où les mots de 4 lettres sont les plus fréquents. La transcription de Stokoe a ses limites : elle ne prend pas en compte l'iconicité de la langue des signes ni les mimiques du visage, ni le regard. Concernant la linguistique, mes connaissances ne me permettent pas d'en dire plus.

Des indices déduits du thème des Enfants de Vénus peuvent confirmer que le manuscrit a à voir avec les sourds-muets.

Le Livre des Planètes de Bâle, daté vers 1450, source d'inspiration pour les artistes italiens, présente Vénus comme une jeune femme nue, aux cheveux longs et ondulants couronnés de fleurs. Son sexe est caché par une étoile à six branches, et elle tient un miroir et un bouquet… Elle est entourée de cinq cercles concentriques qui pourraient représenter son orbite et celles du Soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne, qu'on pensait être intermédiaires entre Vénus et la région des étoiles fixes. Le folio qui lui fait face à droite porte les vers suivants, en dessous d'une scène de baignade :

Ces enfants qui sont nés sous moi,

Ils sont heureux et aiment chanter,

Tantôt pauvres, tantôt riches,

En douceurs ils n'ont pas leurs pareils,

La harpe, le luth, la vielle et tous les instruments à cordes,

Ils aiment les écouter et ils ont du talent

Pour jouer de l'orgue, du pipeau et du chalumeau,

Danser, embrasser, étreindre, mimer ;

Leur corps est beau, leur bouche jolie,

Les sourcils bien disposés dans un visage rond,

Impudiques et adonnés à l'amour,

Les Enfants de Vénus le sont toujours.

En effet, les Enfants de Vénus aiment la musique et en jouent. Or nulle part dans le manuscrit Voynich, si l'on voit bien des scènes de baignade, il n'y est question de musique, donc du son, absent en surdité. Comme le dit le poème, les Enfants de Vénus aiment danser et " mimer ".

De même, certaines planches " anatomiques " comme le folio 78a, pourraient décrire ce qui ressemble à des nerfs. " Alcméon de Crotone (-600) découvrait un canal reliant les fosses nasales à la caisse du tympan en disséquant des chèvres ; Pythagore et Empédocle (-VIème siècle) constatèrent les canalicules du labyrinthe ; le tympan était comparé à une toile d'araignée ; les cavités osseuses apparaissaient comme des résonateurs renvoyant les vibrations au cerveau ; la parole se formait dans le résonateur buccal ; Galien (129, 201) s'adonna à d'autres dissections sur les chiens vivants afin de déterminer le rôle des nerfs récurrent et facial. La section du récurrent entraînait la mutité. Toutes ces tentatives dissipaient un peu plus le mystère du langage. "[5].

Le manuscrit aurait pu enfin parvenir à la cour de Rodolphe II de Habsbourg parce qu'il se trouvait déjà en Autriche depuis qu'Ambrogio de Predis avait accompagné la future femme de l'empereur Maximilien Ier, Maria Bianca Sforza.

Conclusion

Avril, le mois de Vénus, était et reste toujours le mois des fous : le premier avril, " April Fool's Day " dans les pays anglophones, est l'occasion de farces, de " poissons d'avril ", et la Vénus astrologique était aussi la déesse du rire. Les plantes imaginaires du MS 408 signeraient le manuscrit comme une farce vénusienne, affirmant le droit des sourds-muets à la plaisanterie comme tout un chacun.

 


[1] Gwendolyn Trottein, « Les Enfants de vénus, Art et Astrologie à la Renaissance », Lagune, p. 13

[2] Gwendolyn Trottein, « Les Enfants de vénus, Art et Astrologie à la Renaissance », Lagune, p. 108

[3] Gwendolyn Trottein, « Les Enfants de vénus, Art et Astrologie à la Renaissance », Lagune, p. 118

[4] http://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/vinci/viergeauxrochers.htm

[5] Yves Bernard, http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/orlb.htm