Partie XVIII - La Chouette d’Or   Pierrette ou l’errance en France   Sonnet et sextine   
LA CHOUETTE D'OR PIERRETTE SONNET SEXTINE

Pierrette et le pot-aux-roses

En un lieu tout commence,
En un point tout s’achève.
Allant de l’un à l’autre, serrée entre ses mains,
La rose de Pierrette, présent de Valentin,
A semé ses pétales, tels petits cailloux blancs,
Tandis qu’hésitants, mesurés, cadencés,
Jusqu’au bout du chemin ses pas l’avaient portée,
Comme en un autre monde dont elle serait le centre,
Diligente et zélée, Pierrette vint à comprendre…
Par la Chouette d’Or, enfin elle se ferait surprendre.
(les-sans-hulotte.net, piblo29.free.fr).

Retour à Lartigue

Après une carrière riche de rebondissements, la sextine disparaît un temps puis est redécouverte par... Balzac et Pound et surtout par Tavera qui, le premier, pose le problème de la compréhension de son squelette formel (la figure spiralaire destinée à rendre compte de la forme est quant à lui, vraisemblablement, un legs pataphysique et gidouillesque). Naturellement, la forme connaîtra une résurrection et une promotion inespérée avec Queneau et les oulipiens en général. Les fascicules 65 et 66 (!) de La Bibliothèque Oulipienne 32 reviendront sur cette «forme fixe d'une confondante difficultés», très tôt détectée comme «particulièrement potentielle» par Queneau lui-même et dont les multiples adaptations et variations (quenines, pseudodizine...) ont rythmé travaux et textes oulipiens. Le choix de la sextine comme moteur de composition est donc extrêmement symbolique, tant cette forme se trouve à l'articulation d'un travail personnel et de celui d'une équipe qui déborde même le strict cadre oulipien – puisque Lartigue y est étroitement associé (Christophe Reig, Mimer, Miner, Rimer: Le cycle romanesque de Jacques Roubaud: La Belle Hortense, L’Enlèvement d’Hortense et L’Exil d’Hortense, 2006 - www.google.fr/books/edition, Dominique Moncond'huy, Rêve de phrases perdues, daube de vers : Pierre Lartigue, danseur de mots en prose, Formules - revue des littératures à contraintes, 1999-2000 - www.ieeff.org).

Le premier «retour de la sextine en France date de 1840 dans le numéro de juillet-septembre de La Revue Parisienne dirigée par Balzac [qui] apprécie cette façon de rythmer les strophes symétriquement («c'est la géométrie la plus exacte divisant de ses lignes inflexibles le changeant domaine de la fantaisie et le soumettant à l'une de ses figures») (Pierre Lartigue, L'hélice d'écrire: la sextine, 1994 - www.google.fr/books/edition).

Cette sextine française de 1840 est de Ferdinand de Gramont (Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Tome 1, 1887 - www.google.fr/books/edition).

Balzac ne connaissait pas les sextines d'Arnaut Daniel. Sa note accompagnant une sextine du comte de Gramont dit qu'"Il n'existe pas de sextine dans toute la poésie française en y comprenant les œuvres des trouvères, celles du moyen âge et celles des poëtes modernes" (Charles de Lovenjoul, Histoire des oeuvres de H. de Balzac, 1879 - www.google.fr/books/edition).

Balzac écrit Louis Lambert dont le héros éponyme a pour oncle un curé de Mer.

Le Périgord d'Arnaut Daniel

Le troubadour (poète et musicien) Arnaut Daniel est né à Ribérac, en Périgord, vers 1150 et mort vers 1210. Arnaut Daniel invente ou perfectionne le parler clus (parler clos, fermé), une façon de s'exprimer très hermétique, emplie de mots à double sens, qui peut être considérée comme un langage codé. Ce parler clus sera glorifié par Aragon, dans La Leçon de Ribérac en 1940, puis utilisé par lui et d'autres poètes de la Résistance. Par exemple, dans le recueil Les Yeux d'Elsa (1942), Aragon évoque discrètement les morts de la Commune de 1871, cet «autre Mai» (NRP Lycée - L'Oulipo, ou l'imaginaire des nombres - Mai-Juin 2017, 2017 - www.google.fr/books/edition).

De vous dire d'où vient le nom de Perigord, ou Petrocorie, car ainsi l'appellent les anciens, ie ne veux m'obliger a vous en rendre raison. Et bien que le naturel du terroir du pays semble luy auoir donné nom pour l'aspreté des pierres qui y sont, qi eqt ce que ie ne pense que la cause en vienne de là, veu qu'auant que le Latin fut cogneu en Gaule, les Petracoriens auoyent le mesme nom qu'ils portent a ceste heure (Sebastian Münster, La Cosmographie vniverselle de tout le monde, Tome 1, 1575 - www.google.fr/books/edition).

Ce comté a été uni au comté ou duché d'Albret en 1460 sous Charles VII, et réuni à la couronne en 1589 sous le règne de Henri IV. Le Périgord étoit du gouvernement général de la Guienne, du ressort du parlement de Bordeaux, de la généralité de la même ville. Il étoit divisé en deux parties; savoir, le haut ou le blanc, et le bas ou le noir cette dernière étoit aussi nommée le Sarladois. Le haut ou le blanc Périgord étoit de l'élection et de l'évêché de Périgueux, dont le diocèse, qui avoit 12 lieues de long, 11 de large et 44 de circuit, renfermoit 400 paroisses et 9 abbayes Cet évêché avoit été érigé dès le premier siècle, et rapportoit à son évêque 14.000 liv. Le bas ou le noir Périgord formoit l'élection et l'évêché de Sarlat, qui fut érigé l'an 1317; il s'étendoit à 1 lieues do long, 5 de large et 25 de circuit, et renfermoit 130 paroisses, 4 abbayes, et rapportoit à son évêque 37,000 liv. (Louis Marie Prudhomme, Dictionnaire universel, géographique, statistique, historique et politique de la France, Tome 2, 1804 - www.google.fr/books/edition).

L'appellation «Périgord Blanc» désigne traditionnellement les plateaux de calcaire blanc du Ribéracois-Verteillacois (qui appartiennent maintenant au Périgord Vert) (PÉRIGORD DORDOGNE 2017/2018 Petit Futé - www.google.fr/books/edition).

Dans la Leçon de Ribérac, en 1941, Aragon écrivit son admiration pour l’oeuvre d’Arnaut Daniel (mais ce n’est clairement pas la forme de la sextine qui l’intéressait le plus). C’est Antoine Tavera qui fit sortir la spirale de l’université, et peut-être aussi la sextine du nombre 6 (précisément le 29 sable 93, décembre 1966 en jargon pataphysicien). Raymond Queneau s'y intéresse le même jour, pages suivantes de Subsidia pataphysica (www.oulipo.net - Michèle Audin, Histoire du pli cacheté 7115).

"semé ses pétales, tels petits cailloux blancs" : fleur - pierre et Rimbaud/Dabo

La Fleur occupe une place importante dans la poésie rimbaldienne. Elle est personnifiée et même humanisée. Elle est en liaison directe avec l’eau, la nature et la pierre. La plupart du temps elle ne reste pas muette. «Après le Déluge», «les fleurs qui regardaient déjà» (p. 175), «Enfance I», «les fleurs de rêve?tintent, éclatent, éclairent», «Enfance II», «Des fleurs magiques bourdonnaient», «Villes» (Ce sont des villes), «des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent». En effet, la fleur est un élément actif, étrange, magique, prophétique et influant dans la poésie de Rimbaud.

Les fleurs et les pierres font partie des réactions de l’univers aux marches ou démarches de Rimbaud. Elles comprennent le rôle du poète et apprécient ses efforts. Elles se côtoient dans «Après le Déluge» «Oh?! les pierres précieuses qui se cachaient, - les fleurs qui regardaient déjà.», dans «Aube» «J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.» (Saeideh Shakoori, Les résonnances rimbaldiennes dans la poésie objective et élémentaire de Nîmâ Youchîdj, 2016 - theses.hal.science).

En fait, le texte de Ponge, recourant au Littré et par lui à l'éloge de Tournefort par Fontenelle, met en place l'équivalence pierres/fleurs à laquelle a eu recours Rimbaud dans «Après le Déluge» et à laquelle il revient dans «Aube» : la nature passe pour se cacher en des lieux profonds et inaccessibles «pour y travailler à la végétation des pierres», comme l'écrit Fontenelle. Congédiant en effet l'équivalence trop facile, Ponge essaie d'exprimer l'émotion pure qui saisit à la vue des cristaux naturels. Mais nous sommes invités à descendre à notre tour dans les profondeurs de la terre (Pierre Brunel, Éclats de la violence: pour une lecture comparatiste des Illuminations d'Arthur Rimbaud, 2004 - www.google.fr/books/edition).

Il existe en tout cas chez Rimbaud une étroite parenté du floral et du minéral, qui s'affirme en deux séries de rêveries parallèles : tantôt ce sont les fleurs qui se pétrifient, et cela dans leur partie la plus vivante, leur organe le plus intime, leur sexe végétal; et Rimbaud rêve alors de trouver dans l'épaisseur obscure,

...au cœur des noirs filons
Des fleurs presque pierres, – fameuses –
Qui vers leurs durs ovaires blonds
Aient des amygdales gemmeuses...
(Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs, Lettre à Théodore de Banville du 15 août 1871)

Étrange rêverie que celle d'un sexe-larynx, d'une féminité-bouche. Tantôt ce sont au contraire les pierres qui se floralisent, et surtout alors les pierres précieuses, auxquelles l'imagination rimbaldienne associe, à cause de leur éclat les métaux riches et luisants, et à cause de leur transparence, les substances gelées, comme cristal ou glace. Et sans doute Rimbaud reçoit de Baudelaire le goût de ces substances; peut-être même lui emprunte-t-il le mécanisme intime de leurs associations : mais à travers ces choix, ces mariages, c'est quelque chose de très différent qui pour lui se dévoile. Car Baudelaire rêvait surtout bijoux et métaux comme des profondeurs closes ou ouvertes, comme des signes de stérilité ou de fécondité, des chemins ouverts ou fermés, pour une possible exploration de l'être : mais Rimbaud voit en eux les signes d'un être manifesté, les porteurs d'un épanouissement actuel, les lieux et les moyens d'une création immédiate. Ces mariages imaginaires permettent de mieux saisir le sens de mainte illumination, et en particulier de l'étrange poème intitulé Fleurs, qui constitue l'apothéose florale de Rimbaud (Jean-Pierre Richard, Poésie et Profondeur, 1955 - www.google.fr/books/edition).

C'est en 1925 seulement qu'un critique littéraire (Marcel Coulon) découvre dans une lettre adressée à Théodore de Banville le poème intitulé : Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs. Dans la brève missive qui suit le poème, nous apprenons que Banville a répondu à la lettre du 24 mai 1870 et si sa réponse n'est pas forcément méprisante pour les "hexamètres mythologiques" du petit provincial, Rimbaud l'a interprétée comme telle et en a conçu du dépit. Rimbaud prend soin de rafraîchir la mémoire de son destinataire (abardel.free.fr, www.poetica.fr).

Hegel a défini la poésie lyrique, ce que Rimbaud appelle la poésie subjective, comme une poésie où «le sujet poétique concret, autrement dit le poète» forme «le centre et le contenu propre» du morceau et où, pour cela, il n'«a pas besoin de s'extérioriser par des actions ou de s'engager dans des conflits dramatiques, toute son activité devant se borner à laisser parler son intériorité, et cela sur n'importe quel sujet, pourvu que les mots qui en jaillissent soient l'expression de l'âme du poète, de sa vie spirituelle et visent à éveiller chez l'auditeur et le lecteur des sentiments et réflexions semblables à ceux du poète». Cette quintessence de l'intériorité, la spiritualité, se transforme dans Le Cœur supplicié en son contraire, la bave. Ce n'est pas un hasard si Rimbaud signe du nom d'Alcide Bava le poème parodique qu'il envoie à Banville en août 1871, Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs. Ce pseudonyme est le nom qu'A.R. (les initiales sont maintenues au dessous de la signature) donne à «l'autre» qui parle en lui, à un autre bavant de dégoût, et communiquant son dégoût à ses lecteurs (Pierre Brunel, Arthur Rimbaud ou l'éclatant désastre, 2004 - www.google.fr/books/edition, David Guerdon, Rimbaud : la clef alchimique, 1980 - www.google.fr/books/edition).

Ici je pourrais tout simplement renvoyer le lecteur à M. de Banville, qui récemment, et le premier, dans son Traité de poésie française, a donné in extenso les règles de la Sextine et m'a appris en même temps que je suis, pour le présent du moins, le seul adepte de cette forme de poésie dans notre langue. Cependant, comme je l'ai modifiée d'une façon assez notable, j'ai pensé, en y réfléchissant, qu'il ne serait pas hors de propos que je rendisse compte des motifs qui m'ont déterminé à ce changement. Il y a une trentaine d'années environ, j'avais entrepris et même assez avancé une traduction en vers du Canzoniere de Pétrarque. Elle ne fut pas achevée, l'éditeur, pour des raisons tout à fait en dehors de la littérature, ayant préféré une traduction en prose. Comme je m'étais imposé de traduire aussi littéralement que possible, et dans la forme même de l'original, je n'avais pu traduire les sextines qu'en vers non rimés, ainsi que j'ai fait dans le spécimen donné précédemment. Le défaut d'harmonie de semblables vers et l'inquiétude qu'y laisse à l'oreille l'absence de la rime me firent comprendre comment il se faisait que, de toutes les langues d'origine latine, la langue française fût la seule où la Sextine n'avait pu s'impatroniser. L'idée me vint alors d'essayer ce qu'elle pourrait donner avec l'adjonction de la rime aux mots terminaux. Bien entendu je ne songeai pas à réformer le système d'interversion de ces mots, lequel constitue l'essence même du rhythme. Seulement il fallait trouver une combinaison de rimes qui pût s'y accommoder. Mettre trois rimes dans la stance, ce n'était absolument pas possible. Dès la seconde stance, le changement de position des mots aurait juxtaposé deux rimes différentes de la même sorte, soit masculine, soit féminine. Il fallait donc de toute nécessité faire la stance sur deux rimes, et ici trois arrangements differents se présentaient : Entre-croiser les rimes une à une de cette façon a, b, a, b, a, b; Ou bien deux et deux, puis une et une : a, a, b, b, a, b; Ou enfin l'inverse, une et une, deux et deux : a, b, a, a, b, b. C'est à cette dernière combinaison que je m'arrêtai, comme à la seule qui donnât des strophes non point pareilles, mais symétriques, c'est-à-dire avec le même entre-croisement, mais avec interversion des rimes d'une strophe à l'autre, les rimes masculines prenant la place des rimes féminines et réciproquement, de telle sorte que les strophes impaires 1, 3 et 5 sont pareilles entre elles, et les strophes paires 2, 4 et 6 pareilles aussi entre elles et symétriques aux autres. Cela résolu, je fis une sextine. Elle fut publiée dans la petite Revue parisienne de Balzac (1840), qui la fit suivre d'une explication où il donnait, en termes un peu embrouillés, les règles de ce petit poëme et cherchait à en faire apprécier la difficulté.

Gramont lit Pontus de Tyard sur qui Anatole France attire l'attention. Or Pontus joue de trois rimes au lieu de deux, ce qui lui semble amener «une disparate complexe entre les différentes strophes avec des entrecroisements et des écartements de rimes absolument inadmissibles». Il est renforcé dans sa conviction et compose neuf sextines selon sa manière. Nous n'éprouvons pas le même bonheur devant sa solution : le retour de la rime et l'apparition d'une symétrie détruisent l'effet musical. Gramont convainc deux poètes : Josephin Soulary qui publie en 1883 deux sextines dans le troisième tome de ses OEuvres poétiques et Christian Cherfils... Ce sont des auteurs de chez Lemerre, passage Choiseul (Pierre Lartigue, L'hélice d'écrire: la sextine, Tome 1, 1994 - www.google.fr/books/edition, Ferdinand de Gramont, Sextines: précédées de l'histoire de la sextine dans les langues dérivées du latin, 1872 - www.google.fr/books/edition, fr.wikipedia.org - Pontus de Tyard).

Les règles données par M. de Gramont sont confirmées par Banville. «Je donnerai, dit celui-ci, les règles de la sextine d'après M. de Gramont qui a dû, selon son sens exquis du rythme, les créer lui-même, puisqu'il avait à décider une disposition de rimes féminines et masculines que ne pouvait lui donner le type italien de la sextine.» Banville ignorait-il donc la sextine de Ponthus de Thyard ? (Clair Tisseur, Modestes observations sur l'art de versifier, 1893 - www.google.fr/books/edition).

Théodore de Banville, 1873 - www.meisterdrucke.fr

Âgé de 16 ans, Arthur Rimbaud, initié à la poésie de son temps par la revue collective Le Parnasse contemporain, envoie à Banville une lettre (datée du 24 mai 1870), en y joignant plusieurs poèmes (Ophélie, Sensation, Soleil et chair), dans l’espoir d'obtenir son appui auprès de l’éditeur Alphonse Lemerre. Banville répond à Rimbaud, mais les poèmes ne sont pas publiés. En novembre 1871, Théodore de Banville héberge Arthur Rimbaud, mais dès le mois de mai, ce dernier dans ses lettres dites « du voyant » exprime sa différence et, en août 1871, dans son poème parodique Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, exprime une critique ouverte de la poétique de Banville.

Théodore Faullain de Banville, né le 14 mars 1823 à Moulins (Allier) et mort le 13 mars 1891 à Paris 6e arrondissement, est un poète, dramaturge et critique dramatique français. Théodore de Banville a particulièrement travaillé, dans son œuvre, les questions de forme poétique, et a joué avec toutes les richesses de la poésie française (fr.wikipedia.org - Théodore de Banville).

On observe que Banville ne se contente pas de dire que le poète doit bien rimer, il en donne une justification théorique. C'est ce qui fait l'originalité de son ouvrage par rapport aux autres traités de poésie. La partie du traité, que Rimbaud n'avait pas pu lire avant d'être à Paris, comporte les deux derniers chapitres. L'avant-dernier concerne les poèmes traditionnels à forme fixe puis dans le dernier il évoque des curiosités poétiques et parle notamment de la Sextine (Chapitre X).

Je crois, en effet, que cette lecture du traité a eu lieu en plusieurs temps. Rimbaud a pu lire la première partie du traité de Banville avant d'écrire en mai 1871 les lettres du Voyant. Peut-être a-t-il pu en lire une suite publiée au moment où il écrivait à la mi-août une lettre à Banville contenant le poème Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs qui est, comme je pense l'avoir montré, une réponse au traité de Banville.

Rimbaud y parodie précisément les chapitre IV et V dans lesquels Banville prétendait apprendre la poésie à ceux qui n'étaient pas poètes , alors qu'il avait dit dans son introduction que l'outil de la versification était : «si bon, qu'un imbécile même, à qui on a appris à s'en servir, peut en s'appliquant faire de bons vers». Rimbaud écrira ironiquement à Banville : «c'est le même imbécile qui vous écrit».

Enfin, il a pu lire, en novembre 1871, chez Banville lui-même, la fin du traité qui venait d'être publié dans les livraisons de L'Echo de la Sorbonne. Dans cette même revue la publication du petit traité était annoncée à la mi-décembre. C'est cette lecture en trois temps que j'ai eue tant de mal à comprendre. Cela explique aussi le temps écoulé entre ma première idée et ce qui est peut-être son aboutissement aujourd'hui. D'une façon générale ma compréhension de l'importance de Banville s'est heurtée à des obstacles majeurs. Il semblait évident qu'il y avait entre Rimbaud, précurseur des symbolistes qui amèneront le vers libre, et Banville le parnassien défenseur acharné de la rime, un abîme incommensurable. L'oubli même de Banville et le mythe toujours grandissant de Rimbaud en donnaient en quelque sorte une preuve irréfutable. Pis encore, une anecdote ridicule, mais largement répandue dans les biographies, racontait que Rimbaud avait traité Banville de «con», contribuant à présenter Banville comme le vieux parnassien borné, complètement dépassé par la poétique nouvelle représentée par le jeune Rimbaud. L'autre obstacle a été une erreur de date concernant la parution du petit traité. On a toujours pensé que le petit traité a été publié en 1872 c'est-à-dire à un moment où la poétique de Rimbaud était déjà élaborée et donc à un moment où il ne pouvait y avoir aucune influence possible. Cette influence du petit traité était de toutes façons inimaginable, je le répète, compte tenu de l'image arrêtée que l'on avait des rapports entre les deux poètes. En réalité Rimbaud, qui avait déjà écrit deux lettres à Banville à un an d'intervalle, ne cessera pas de l'admirer tout en relevant impitoyablement ses contradictions. Il aura besoin de lui pour réaliser sa nouvelle poétique. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les poètes qu'il côtoie à Paris, comme Verlaine et Charles Cros, sont des admirateurs de l'auteur des Odes funambulesques. Banville a contribué à la reconnaissance de Baudelaire, - «roi des poètes», ne l'oublions pas. Mallarmé de son côté déclarait qu'il lui vouait un culte. L'année 1871 marque d'ailleurs l'apogée de Banville, reconnu à ce moment comme le meilleur poète de son temps après Victor Hugo. Je voudrais montrer ici que Rimbaud a poursuivi à Paris la lecture du Petit traité, et que cette lecture n'a pas été sans conséquences. Je suis par ailleurs convaincu que le traité de Banville a été l'objet de vives discussions entre Verlaine et Rimbaud et que l'Art poétique de Verlaine est une réponse au traité de Banville (Jacques Bienvenu, Intertextualités rimbaldiennes : Banville, Mallarmé, Charles Cros, Parade sauvage N° 21, 2006 - www.google.fr/books/edition).

Alcide Bava, d'Alcide Hercule et Bava bave ?

"Ces herbes de la Thessalie, sur lesquelles on disait que Cerbère, vaincu par Hercule, avait répandu sa bave, avaient gardé pour le Moyen-Age leurs propriétés redoutables" (Charles Louandre, La sorcellerie, 1852). [...] Suivant les doses administrées, la Belladone produisait rèves atroces et pénibles, douce gaieté ou grande fureur. Elle procurait aussi, soit des voyages aériens, soit des illusions gracieuses; le cauchemar et l'apparition de tristes tableaux. Circonstances toutes particulières, desquelles sorciers et magiciens escomptaient les effets (Charles Peyronnet, Historique de quelques plantes médicinales, Revue historique, scientifique & littéraire du département du Tarn (ancien pays d'Albigeois), Volume 17, 1900 - www.google.fr/books/edition).

Nourrie des représentations de l'Antiquité, de la Renaissance et du Romantisme, la Grèce que Banville nous peint, est dominée par quelques grandes figures qui résument à elles seules certains traits récurrents de sa poésie : Orphée , Vénus et Hercule – le poète sera, en effet, toujours orphique et placé dans cette tradition lyrique

Dans l'ouverture des Odes funambulesques («Corde roide») par l'intermédiaire de deux «mythèmes» orphiques (ou «grosses unités constitutives» du mythe) - le charme de la lyre sur les règnes animal et minéral, ainsi que la descente aux Enfers par l'évocation indirecte de Cerbère - qu'il associe à la thématique symbolique de l'Exil mise en valeur par le contre-rejet de l'adverbe «parfois» (v. 5) qui isole le topos de la fuite dans le vers suivant («loin des», «émigre») :

Le poète n'est pas toujours
En train de réjouir les ours
Et de civiliser les pierres.
En vain les accords de sa voix
Ont charmé les monstres ; parfois
Loin des flots sacrés il émigre,
Las, sinon guéri de prêcher
L'amour aux cotes du rocher
Et la douceur aux dents du tigre.
Il se demande s'il n'est plus,
Sous les vieux arbres chevelus
De cette France que nous sommes,
De l'Océan au pont de Kehl,
Un déguisement sous lequel
On puisse parler à des hommes;

Cette pratique du mythe – ajout de significations nouvelles par rapport à une tradition littéraire, et actualisation du mythe d'Orphée dans un certain contexte idéologique et social – renvoie à la définition du mythe littéraire qui annonce celle de Pierre Albouy qui considère que tout auteur lui fait subir des infléchissements destinés à exprimer les problèmes propres à l'époque dans laquelle il fait irruption : «Point de mythe littéraire sans palingénésie qui le ressuscite dans une époque dont il se révèle apte à exprimer au mieux les problèmes propres». Le mythe d'Orphée permet en effet de poser ici le problème de la place, de la situation et de la fonction de l'artiste dans la société, Banville apparaissant sur la scène littéraire à la fin du Romantisme, époque où le thème du poète maudit prend forme comme l'indique F. Brunet (Myriam Robic, Hellénismes de Banville : mythe et modernité, 2010 - www.google.fr/books/edition).

La lette du 15 août 1871 ressemble plus à un jeu littéraire entre poètes qu'à une virulente critique.

Al mar

Dans Charleville, un ou deux mois après son retour, il concevra et rimera ce Bateau Ivre, visionnaire déjà et prophétique totalement; chef-d'œuvre orageux, terrible aussi et doux et tout, qui forme comme le symbole de la vie même du poète :

Comme je descendais des Fleuves impassibles...

[...]

Et, dès lors, je me suis baigné dans le poème
De la Mer infusé d'astres et latescent...
(Paterne Berrichon, La vie de Jean Arthur Rimbaud, 1897 - www.google.fr/books/edition).

"Mentre ch'al mar discenderanno i fiumi" dit la sestina de Pétrarque d'où l'on a tiré un fil imaginaire qui a guidé dans un labyrinthe personnel la recherche du trésor aviaire.

Tant que les fleuves descendront à la mer, et que les bêtes sauvages aimeront les ombreuses vallées, toujours devant les beaux yeux s'étendra cette neige qui fait naître des miens une incessante pluie, et dans le beau sein demeurera la glace obstinée qui met le mien en proie à de si rudes vents (Sestina III) (Poésies de Pétrarque traduction complète par le comte F. L. De Gramont, 1846 - www.google.fr/books/edition).

Mais la neige est aussi facteur d'éclat, et nous la trouvons associée à l'étoile : de même que l'étoile chasse du ciel le noir, la neige métamorphose le sombre de la mer dans Le Bateau Ivre. Enfin, en compagnie de la glace, cette neige est associée à la force du poète. Il se produit donc une ascension de la neige dans la lumière par sa valeur d'éclat. Comme la nuit, et selon le même principe, elle métamorphose sa valeur négative en valeur positive. Il y a une ascension commune de la neige et de la nuit dans le monde de la lumière. L'eau, tantôt noire, tantôt claire, apparaît dans les poèmes versifiés de 1870, 1871, 1872; les poèmes en prose n'évoquent qu'une eau cristal (Jean-Pierre Giusto, Rimbaud créateur, 1980 - www.google.fr/books/edition).

Dans tout récit, et particulièrement dans une prose de mémoire, le courant suave et noble des mots peignés a parfois besoin d'être interrompu dans son écoulement plat quoique majestueux : il faut placer des pierres d'attente dans le fleuve rapide, afin de lui redonner quelque impétuosité et vélocité, une écume. Un excès de continuité, de fluidité, en fait immobilise. Il faut que les aiguilles coupantes du gel interrompent le cours suave du ruisseau. Le trobar clus en avait fait un de ses principes formels majeurs, transposant dans les sons des rimes l'opposition des deux états de l'eau, liquide et glace La fameuse canso, L'Aura amara (le vent amer), d'Arnaut Daniel, double antonyme par anticipation des canzone et sonnets peignés de Pétrarque à Laura (L'Aura, Laure) accumule ainsi les hirsutes en sa grille rimique et rythmique : L'aura amara/fals bruoills brancutz/clarzir/quel doussa espeissa ab fuoills/els letz/becs/dels auzels ramencs/ten balps e mutz/pars/e non pars. (L'air amer./ fait les bois branchus/s'éclaircir/que le doux épaissi de feuilles/et les joyeux/becs/des oiseaux rameux/rend balbutiants muets/en couples/et non couples.) (Jacques Roubaud, Le Grand Incendie de Londres. Récits, avec incises et bifurcations, 1985-1987 - www.google.fr/books/edition).

Arnaut Daniel porte à un point d'intensité jamais atteint le jeu hérité de son maître Raimbaud d'Orange, le jeux des «yrsuta», les mono ou dissyllabes, intrinsèquement hirsutes, responsables des discontinuités sonores qui, utilisées en tant que rimes donnent à la canso dans sa strophe initiale le caractère mimétique qui a tant plu à Ezra Pound (Jacques Roubaud, Troubadours, p. 224) (Inès Oseki-Dépré, Langage amoureux/amour de la langue, Modernités des troubadours, 2021 - www.google.fr/books/edition).

L'aura amara, que l'on peut résumer sommairement : c'est l'hiver, je vais parler de ma douleur. Hiver et joie d'aimer : outre un texte de Peire d'Alvernha (auteur mentionné dans le De vulgari eloquentia), Dejosta. Is breus jorn e. Is loncs sers et un autre de Peire Vidal, Ges pel temps fer e brau, on peut citer la chanson d'Arnaut Daniel Ab gai so ciiindet et Ieri (en substance : dans le vent et la froidure, l'amour me tient chaud), dont l'incipit est cité dans le traité de Dante (Claude Perrus, Énonciation et construction du sujet dans les Petrose. In: Arzanà 7, 2001. Dante, poète et narrateur, sous la direction de Claude Perrus et Marina Marietti - www.google.fr/books/edition).

Mentre ch'al mar en Français

Les sextines que contient le Canzoniere, dont certaines sont d'admirables chefs-d'œuvre, sont fort bien traduites (sauf une) par Vasquin Philieul dès 1548 (le même Provençal ne réussit aussi bien avec les sonnets !), comme le montre la première strophe de la sextine LXVI :

L'air fort chargé d'importune nuée
Pressee autour des malicieux vens,
Il est raison qu'en brief ce change en pluye :
Et de cristal sont ja presque tous fleuves,
Et au lieu d'herbe & fleurs par les vallées,
On ne voit riens que neige, gresle et glace.

Aussy dedans mon cœur plus froid que glace
J'ay de soucis une telle nuée,
Que quelque foys sort hors de ces vallées
Fermées contre aux doulx amoureux vents,
Et ça et la ornées de doulx fleuves,
Quand du ciel choit un peu plus lente pluye.

En peu de temps passe toute grand pluye,
Et le chault faict fondre la neige et glace,
Dont à les veoir vont superbes tous fleuves :
N'onc fut au ciel si espoisse nuée
Qu'estant surprinse en la fureur des vents,
Ne s'en fuyt des coustaultz et vallées.

Mais que me vault le fleurir des vallées ?
Qui plains tousjours face beau temps ou pluye,
Ou soient regnans froids ou temperez vents :
Qu'alors ma dame un jour sera sans glace,
Et sans avoir de rigueur la nuée,
Que je verray seicher mer, laqz, et fleuves.

Tant qu'en la mer verrons courir les fleuves,
Feres aymer umbrageuses vallées,
Devant ses yeulx elle aura la nuée,
Qui faict des miens naistre ordinaire pluye,
Et dans son cœur sera la dure glace,
Qui hors du mien tire si tristes vents.

Si dois je bien pardonner à tous vents
Pour amour d'un, qui auprès de deux fleuves
M'ensepvelit soubz la verdure et glace:
Dont puis paignis par bien mille vallées
L'umbre, ou je fus, qui ne craignoit ny pluye,
Ny chauld, ny bruyt de rompue nuée.

Onc ne fuyt nuée pour les vents,
Comme ce jour, ny onc fleuues pour pluye,
N'au chauld Soleil glace par les vallées
(Tovtes Les Evvres vulgaires De Francoys Petrarqve: Contenans quatre Liures de M. D. Laure d'Auignon sa maistresse, traduit par Vasquin Philieul, 1555 - www.google.fr/books/edition, Luigi Collarile, Daniele Maira, Nel libro di Laura: Petrarcas Liebesgedichte in der Renaissance, 2004 - www.google.fr/books/edition).

Donna Pietra

Les Rime de Dante que l'on dit «Petrose», «pierreuses», chantaient la cruauté et la dureté de l'amour pour une dame nommée Pietra («Pierre»), dont la froideur et l'insensibilité font obstacle à l'élévation du chant poétique (Didier Ottaviani, Dante. L'esprit pèlerin, 2016 - www.google.fr/books/edition).

Du XIVe au XVIIIe, on ne connaît pas Dante en France, pour toutes sortes de raisons. Jusqu'au XVIe siècle, il est éclipsé par la vogue du Roman de la Rose avec lequel il fait double emploi; de plus, on sait alors peu l'italien chez nous. L'effort de Christine de Pisan pour opposer Dante à Jean de Meung échoue. Mais à partir des guerres d'Italie ? Tout le monde alors se met à l'italien, le Roman de la Rose est à son déclin. Marguerite de Navarre exceptée pourtant («Lisez ses chants, dit-elle, où tant de bien l'on trouve»), c'est du Pétrarque humaniste et pré-renaissant qu'on est fou, ce n'est pas du theologus Dantes. Rabelais, Charles d'Orléans, Villon, Marot n'ont pas lu Dante; la Comédie ne figure pas dans la librairie de Montaigne, ni dans les riches bibliothèques privées dont nous possédons les inventaires, à quelques exceptions près, celles du duc d'Angoulême et du Roy René. Ronsard et Du Bellay nomment Dante en passant; l'examen des Tragiques ne permet pas d'affirmer que d'Aubigné l'ait lu. De 1596 à 1776, on ne disposera que d'une traduction, la première publiée, celle de l'abbé Grangier, qu'on ne lira guère : à partir des exigences de la Contre-Réforme, énoncées définitivement par Boileau sur ce point, le discrédit s'attache aux poèmes chrétiens. Pascal, à propos de qui Sainte-Beuve écrit que «si une poésie eût pu lui convenir, et non point à cause de la seule misanthropie et de l'effroi, c'est bien celle de Dante», Pascal a toujours ignoré l'existence de la Comédie : comme Racine, Corneille, La Fontaine, Molière et Boileau. Le XVIIIe siècle ouvre un âge d'or : Bayle et Louis Racine, et Voltaire lui-même, jugent sévèrement l'œuvre de Dante, mais ils en parlent elle rentre avec eux dans le circuit littéraire européen. Les traductions se multiplient dans le dernier quart du siècle; le pré-romantisme et le premier romantisme s'en nourriront. Puis Chateaubriand réhabilite la poésie chrétienne dans le Génie du christianisme : Dante est enfin devenu poète exemplaire. Plus que les poètes eux-mêmes, tous les plasticiens du siècle vont le populariser. Le XIXe siècle aura été le siècle de Dante. Et le XXe ? Il semble que la parenthèse soit refermée (Georges Mounin, Lyrisme de Dante, 1964 - www.google.fr/books/edition).

Par son fond énigmatique la sextine rentre généralement dans l'espèce de poésie que les Provençaux appellent Devinalh (énigme).

Dante, dans sa jeunesse, était grand admirateur d'Arnaut, ce qui l'a sans doute engagé à l'imiter en composant la sextine que nous avons à expliquer. Cette pièce a dû avoir été composée avant 1300; car de 1300 à 1306, Dante n'a composé aucune poésie du genre lyrique; et puis, il cite cette sextine deux fois dans son traité De vulgari eloquentia (lib. II, cap. 10 et cap. 13) qu'il a achevé et publié dans le cours de l'année 1307.

Les six mots choisis par Dante ou à lui prescrits pour terminer les six vers de chaque strophe de la sextine, sont ombra, colli, erba, verde, pietra, et donna. Il a employé ces mots dans leurs différentes acceptions.

A la sixième strope on a au premier vers ce qui s'apparente aux "fleuves descendus" :

Mais les ondes remonteraient plutôt sur les hauteurs
Avant que ce tendre tronc verdoyant
S'enflammât d'amour, comme le ferait une belle dame,
Pour moi qui me prendrais bien à dormir sur son rocher
Pendant toute ma vie et à aller paître son herbe,
Uniquement pour pouvoir jouir de son feuillage ombreux.

La sextine ne chante pas les rigueurs d'une dame réelle, donna Pietra, mais elle a pour sujet Daphné, l'arbre d'Apollon, qui devait être pour Dante sa dame favorable, la source d'une inspiration supérieure, qu'elle lui refuse cependant obstinément, au grand regret du poëte.

Un poëte padouan du seizième siècle, nommé Antonio Maria Amadi, adulateur des Scrovigni, s'avisa de chercher dans les poésies de Dante une prétendue preuve que ce grand poëte avait chanté en troubadour une demoiselle, de cette famille, nommée Pietra. Or, trouvant dans les deux sextines, surtout dans la sextine redoublée que nous venons d'expliquer, le mot de pietra (pierre) répété dans chaque strophe; ne comprenant pas le sens de cette sextine, et sachant que ses confrères et les autres littérateurs italiens ne le comprenaient pas plus que lui, il prétendit avec assurance, dans ses Annotazioni sopra una canzon morale (Padova, 1565, p. 84), que cette sextine redoublée a été composée exprès par Dante pour rendre hommage à sa dame Pietra de' Scrovigni (M. Bergmann, Les prétendues maîtresses de Dante, Bulletin de la societe litteraire de Strasbourg, Volume 4, 1869 - www.google.fr/books/edition).

Comme l'avait fait Arnaut, Dante n'a écrit qu'une seule sextine, Al poco giorno ed al gran cerchio d'ombra (Rimes 7 [CI]), «Au jour tombant et au grand cercle d'ombre» (je le dis une fois pour toutes : les traductions françaises de Dante sont dues à Christian Bec, tirées de son recueil des OEuvres complètes dans la Pochothèque, publié en 1996; et celles de Pétrarque, qui sont loin d'être irréprochables, sont dues au comte Ferdinand de Gramont [1842], tirées de l'édition du Canzoniere publiée par les soins de Jean-Michel Gardair dans la collection Poésie de Gallimard en 1983). Al poco giorno n'est pas un texte écrit pour Béatrice, relevant donc du Dolce Stil Novo, mais bien au contraire un texte composé pour sa rivale, «la donna Pietra» (certes une Pierrette, féminin de Pierre, soumise à une étymologie en même temps contraignante et transparente — nomen/omen - comme s'il s'agissait d'une pierre, caractérisée par la froideur, la dureté et l'insensibilité). Dans ce texte, le lexique de Dante témoigne d'une grande énergie, qui n'a pas de précédents dans la tradition (Guglielmo Gorni, La lyrique italienne de Dante à Pétrarque, Pétrarque et l'Europe, traduit par Yves Bonnefoy, 2006 - www.google.fr/books/edition).

Le Canzoniere offre aussi les fameuses pièces à la Donna Pietra Dame Pierrette au cœur de pierre : et ces pièces parlent toutes seules; elles crient que vers 1306, à quarante et un ans, Dante a connu le démon de midi, peut-être pas pour la dernière fois; la Gentucca de Lucques et la Pargoletta (la Fillette : c'est ainsi que Béatrice avec dédain la nomme au Paradis), peuvent être postérieures. Il ne reste qu'à nier tout en bloc, à soutenir que, malgré leur accent, tous ces poèmes, où sont nommées d'autres femmes que Béatrice, n'ont aucune valeur biographique, et qu'ils ne sont que des exercices littéraires, ou bien des pièces de circonstance qui ne tirent pas à conséquence, voire des œuvres de commande pour le compte des protecteurs de l'exilé. On a soutenu toutes ces thèses. Pour la Donna Pietra, même, on a gravement démontré qu'il s'agit de recherches de style, où Dante essaie d'attraper les techniques de certains troubadours français comme Arnaut Daniel; à moins que ce ne soit simple allégorie. Telle est la procédure que nécessite la légitimation du couple céleste. Il ne s'agit pas de rapetisser de façon mesquine une grandeur que nous ne serions plus en mesure de comprendre : si l'amour de Dante pour Béatrice était la réalité admirable de la vie de Dante, c'est bien cet amour qu'il s'agirait de comprendre. Mais la réalité, c'est le roman psychologique et mystique d'un amour adolescent idéalisé dans la Vita Nova; puis, quinze ans plus tard, une espèce d'angélisation tout intellectuelle de ce souvenir, angélisation qu'on ne comprend bien que si l'on sait qu'elle était à la mode. Et le fait que Dante ait - mieux que Guinizelli, mieux que Cavalcanti, mieux que Pétrarque même - réussi cette angélisation n'y change rien : la Béatrice de la Comédie n'existe pas, ni comme femme aimée, ni comme femme ayant été aimée ce n'est pas manque de pittoresque extérieur ou manque d'individualité chez Béatrice elle-même; elle vivrait, elle serait un être distinct dans la Comédie, si, de 1307 à 1321, dans le cœur de Dante elle était restée souvenir au lieu de devenir abstraction : c'est la froideur des moyens employés par Dante afin d'exprimer ses sentiments pour Béatrice dans la Comédie, c'est sa rhétorique et sa scolastique troubadouresques, qui font que Béatrice est inexistante. Jamais, à partir du chant Ier de l'Enfer, un frémissement vrai ne vient ressusciter ce vieil amour et le rendre exemplaire. Béatrice au Paradis n'est qu'une sainte parmi tant d'autres, objet d'une dévotion particulière de Dante. Et cette dévotion s'exprime au moyen des mêmes amphigouris déplaisants pour nous, mais qui constituaient alors la mode littéraire la plus extérieure à la littérature : ces amphigouris qu'on retrouve dans le Pater Noster des orgueilleux, dans le discours de Pier della Vigna, dans la présentation de saint François d'Assise. La réalité dramatique de la vie privée de Dante, celle qui donne vie et poésie à cette biographie d'un homme lue par des hommes, c'est au contraire sa vie sentimentale véritable, son «histoire». C'est celle qu'on obtient quand on applique le conseil d'Umberto Cosmo, que les dantologues italiens n'aiment pas suivre jusqu'au bout (Cosmo lui-même y compris) : «Ce qu'il faut, c'est toujours distinguer ce que Dante fut de ce que, tout au long de son existence, il rêva d'être ou s'efforça d'être.» La réalité, c'est cette douzaine de noms de femmes qu'heureusement pour nous, finalement, l'histoire a ressuscitées : Béatrice en est le pieux mensonge. Il y a peut-être des amours platoniques éternelles, et leur valeur peut être alors vraiment exemplaire. Mais ce n'est pas la vérité de Dante; et, fondée sur un mensonge, l'admiration littéraire de l'amour de Dante pour Béatrice a vécu pendant des siècles à coups de contre-sens et de sens forcés. L'angélisation courtoise de l'amour, c'est la mode à laquelle Dante croit, la mode à laquelle il veut se conformer : tout comme Lamartine, Hugo, Vigny dissimulent et censurent, sous la mode des amours romantiques, une réalité sentimentale bien plus riche et plus complexe (Georges Mounin, Lyrisme de Dante, 1964 - www.google.fr/books/edition).

Chez Arnaut Daniel (Poème X), le coeur de l'aimée est comparé, semble-t-il, à un fleuve dont le flot puissant submerge et recouvre le cœur de l'amant, et contrairement à ce qui se passe pour les débordements peu graves, ne se dissipe plus par évaporation (Ugo Angelo Canello, Les poésies d'Arnaut Daniel, traduit par René Lavaud, 1910 - www.google.fr/books/edition).

Constatons que le prénom Raimbaud s'est divulgué au sud de la France, ce qui a pu faire croire à une parenté d'Arthur Rimbaud avec le premier troubadour né en Provence au XIIe siècle : Raimbaud d'Orange (Steve Murphy, Disparitions : Etiemble, Albert Henry..., Parade sauvage, Numéro 19, 2003 - www.google.fr/books/edition, fr.wikipedia.org - Raimbaut d'Orange).

Aussi dans La Jolie Morte, roman de Pierre Lartigue : "Si nos vies sont des fleuves, celle de Thomas serpentait hier sur des langues de sable pour se jeter dans des vagues belles comme l'hiver" (page 213).

Sonnet

Aragon écrit Aurélien pendant l'occupation entre 1942 et 1944, période durant laquelle il était contraint à la clandestinité. Ce roman a été publié en juin 1944 chez Egloff, puis en octobre 1944 chez Gallimard. Aragon accepte enfin, à travers le personnage d'Aurélien de revenir sur le passé, sur ses propres années d'errance, de vide intérieur profond. Ce roman, qui se déroule dans les années vingt, décrit le grand amour que le lieutenant Aurélien Leurtillois, célibataire oisif, encore hanté par les souvenirs du front, éprouve pour une jeune provinciale, Bérénice Morel, femme mariée à un pharmacien (cf. Emma Bovary), venue à Paris pour quelques jours (www.etudier.com).

L'imaginaire l'emporte sur le réel, et c'est ce qui conduit Aurélien à éluder cette Bérénice (1. 133) surgie dans sa vie, à lui substituer sans cesse une «représentation» : que ce soit le souvenir de l'actrice vue jadis dans le rôle homonyme ou, beaucoup plus profondément, une image-sœur de la Noyée de la Seine, blanche et luisante comme un caillou bien lavé...

Aurélien l'aimait, sa jolie Maman, à sa manière. ELLE AVAIT ÉTÉ SA PREMIÈRE IDÉE DE LA FEMME (ch. 4, 47). Et elle reste invisiblement présente dans sa vie, grâce à ce tableau de l'oncle Blaise à son mur, près du masque (ch. 35, 300-1, et 39, 332-3) : elle y est l'instance organisatrice, la femme qu'on ne voit pas, mais qui est là, par la métonymie d'un coquillage où Elle aimait écouter le bruit de LA MER devant son miroir. - Tableau intitulé La Fenêtre de Pierrette [en référence à un oeuvre de Matisse] : Pour brouiller la piste, dit Ambérieux (elle se nommait Fernande); mais on ne peut éluder l'écho ainsi établi de cette «Pierrette» à l'idéal féminin d'Aurélien, semblable à un CAILLOU bien lavé.

Rose Melrose (pseudonyme d'Amélie Rosier), l'actrice de théâtre, dont les émotions n'ont pas la vérité pure de celles de Bérénice : "Rose devait savoir merveilleusement pleurer mais savoir... !". Le jeu des lettres le confirme le nom forgé de Madame Melrose est un reflet déformé et grossi, bref théâtral, du nom romanesque de Madame Morel.

À la fin du chapitre 6, Paul Denis s’étouffe parce qu’une diseuse de vers, la «grande actrice» Rose Melrose, déclame «Aube» de Rimbaud : «La garce… Avec tout ce qu’elle voudra, mais pas avec ça… pas avec ça… pas avec Rimbaud» (p. 80). Rimbaud est certes un auteur important pour cette génération de poètes : il est au centre des souvenirs de ce petit écrit de 1943 «Pour expliquer ce que j’étais» cité plus haut, mais surtout : c’est à ces dadaïstes devenus surréalistes que nous devons principalement notre vision actuelle de Rimbaud, à partir de textes peu fréquentés alors, en particulier ces deux fameuses lettres dites «du Voyant». Mais dans ces années-là, Rimbaud était pour beaucoup le poète officiel dont d’aucuns, à commencer par sa sœur cadette, avaient réussi à imposer l’image tout en laissant secrète la vie de débauche, l’image d’un jeune poète surdoué et lumineux, d’un poète fréquentable (La figure du poète dadaïste dans un roman de poète : Aurélien d'Aragon - lmm.hypotheses.org).

Le tableau intitulé La fenêtre de Pierrette représente «un appui de fenêtre», encombré de «flacons», de «fards en désordre», de «boîte à poudre ouverte». Un coquillage est posé là pour appeler au voyage la femme «un peu superficielle» qui règne sur cet «intérieur bourgeois» (www.regard-sur-les-cosmetiques.fr).

La fenêtre de Pierrette est un peu comme la métaphore de l'écriture d'Aragon : écriture réaliste prenant à la fois ses racines dans le réel (la table de toilette de la femme absente et la réalité sociale de la rue avec son va-et-vient d'hommes) et s'ouvrant sur l'infini des choses et des gens, désir d'exprimer la totalité du monde dans une série de strates superposées, dans un empilement de scènes, de gens, de drames et de discours" comme c'était déjà le projet de La Défense de l'Infini et comme le réalisera dans une certaine mesure l'écriture de la débâcle dans Les Communistes. Ainsi quand au chapitre 35 le narrateur décrit le tableau de l'Oncle Blaise, la description après avoir été réaliste pour donner à voir la table de toilette de Pierrette, cesse de l'être pour donner à imaginer la rue qu'on aperçoit de la fenêtre, «l'essentiel» qui est «ailleurs»; ici la description ne peut plus renvoyer à un tableau tant s'amoncellent les choses vues : «deux messieurs [...] une petite fille [...] un mendiant, un camelot... des ouvriers... des femmes en cheveux... des travaux... un drame : une voiture de livraison vient de renverser un enfant [annonce dans le tableau-écriture d'une scène qui va se dérouler «réellement» plus loin dans le roman avec l'accident de la petite Marie-Victoire Barbentane], les chevaux se cabrent, personne n'a encore rien vu, sauf les derniers du groupe qui attend le tramway qui se retournent, et semblent crier...». Cela ne peut plus être ce que l'on aperçoit de la fenêtre du tableau, mais une réalité d'écriture qui a pris le pas sur la peinture, qui se met en marche pour elle-même, comme automatiquement, qui invente des destins, des fictions possibles à partir des multiples hasards de la rue. Ici se trouve montré ce mécanisme de l'écriture romanesque assez éloigné du mythe d'une écriture réaliste comme développement d'un projet narratif préalable, comme le montrera avec plus de netteté encore l'analyse contenue dans Les Incipit. Et que dire enfin de cette remarque : «On ne savait pas pourquoi, ça avait une clarté de Moyen-Age», insolite comme une phrase d'écriture automatique, qui termine cette description du tableau, sinon que par son pouvoir poétique elle nous renvoie à l'univers connotatif des poèmes de Résistance d'Aragon et au récit de Dunkerque en juin 1940 dans Les Communistes qu'Aragon a choisi d'éclairer dans la réécriture pour Les Œuvres Romanesques Croisées par le tableau de Brueghel Le Jugement dernier, dont le fourmillement des scènes et l'orgie évoquent aussi le projet fou de La Défense de l'Infini ? (Edouard Béguin, "Aurélien", roman du "monde réel", Revue d'histoire littéraire de la France, 1990 - www.google.fr/books/edition).

Aurélia, Aurélie, femmes inaccessibles qui empêchent l'amour de se réaliser. Aurélien... le prénom semble porter le ratage des amours. L'échec amoureux, chez les deux auteurs, est lié à un vide de l'histoire, «une période étrange, comme celles qui d'ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes» pour Nerval, l'après-guerre pour Aragon. Mais Aurélien se distancie des Filles du feu sur deux points essentiels. La femme «ordinaire» qu'est Bérénice (contrairement à Sylvie) parvient à imposer sa réalité et triomphe par là-même de l'amour, contre l'image idéale et fatale que pourrait être l'actrice Rose Melrose. Puis, renversement complet du thème : c'est elle qui pose le rêve, l'absolu de la passion, contre la réalité masculine; renversement du thème annoncé par le changement de genre du prénom, Aragon crée la figure de «l'homme rêvé», un homme qui ne correspond plus à l'idéal posé par la femme moderne. Comme Jean Giraudoux, Aragon crée un personnage féminin à double dimension, humaine et mythique. C'est aux figures féminines que Giraudoux donne le poids de la pureté contre la compromission. La femme, aux vertus d'enfance, établit une intimité avec la création et semble naturellement porteuse d'une vérité de l'amour. La symbolique de l'eau, pureté, sensualité, naissance et mort, Suzanne ou Ondine en sont imprégnées, comme Bérénice, dont le double est l'Inconnue de la Seine, cette Ophélie anonyme. Même dénonciation de la fatuité et de l'aveuglement masculins. La femme dépasse la mesure de l'homme. Le chevalier réduit Ondine à «une aventure» alors qu'elle est «l'aventure», Aurélien est sans cesse tenté par les vieux clichés, incapable d'imaginer demain, impuissant à réinventer l'amour. Mais Aragon se sert de la banalisation et de la dédramatisation propre au roman moderne pour épurer le tragique. Il ne se passe «rien» entre Aurélien et Bérénice, il se dit peu de chose et les explications demeurent en suspens. Le goût de l'absolu de Bérénice est irréductible et la conduit au renoncement, pourtant elle se donnera à Paul Denis en femme sensible aux plaisirs de l'amour. Chez Giraudoux, le mythe prend figure humaine, avec Aurélien, Aragon crée un personnage de femme dont la singularité atteint l'universel. Les deux écrivains participent cependant d'une même tendance de la modernité, un courant néo-classique qui se sert du mythe en le démythifiant (Gwenola Leroux, "Aurélien et la modernité", Revue d'Histoire littéraire de la France, 1990 - www.google.fr/books/edition).

L'idée de prédominance de la femme (la femme est l'avenir de l'homme) se retrouve ainsi dans le roman de Queneau Le Dimanche de la Vie et celui de Hauser, le Piège de la Botaniste.

Le prestige de Pétrarque fit naître dans toute l'Europe une lyrique formée sur le modèle proposé par lui. Cette poésie européenne est associée à une forme prosodique spéciale : le sonnet, terme provençal signifiant "une petite chanson" et intimement liée à la versification troubadouresque. Dante attribue à Arnaud Daniel l'invention de la sextine, composée sur six rimes répétées, suivant un certain ordre, dans six strophes. Variation, comme toute la métrique provençale, de la zajal hispano-mauresque, la sextine est le germe manifeste du sonnet ainsi que de la terza rima de la Divine Comédie. A Pier delle Vigne, le chancelier de Frédéric II, est attribué le premier sonnet italien, paraphrase d'une pièce provençale de Guilhem Figuiera. L'agencement du modèle classique, tel que l'employèrent Dante et Pétrarque, fut établi par Guittone d'Arezzo (mort en 1249). En France le culte de la poésie pétrarquesque eut, au XVIe siècle, son centre à Lyon, dans le cercle de Louise Labé et de Maurice Scève. Clément Marot, sortant de la Conciergerie et du Châtelet où il s'était vu logé pour avoir "mangé du lard en carême", et ayant rejoint la cour à Lyon, fit la connaissance des pétrarquistes, et composa le premier sonnet en français, genre que bientôt illustra Ronsard (Robert Briffault, Les troubadours et le sentiment romanesque, 1945 - www.google.fr/books/edition, Max Jasinski, Histoire du sonnet en France (1903), 1970 - www.google.fr/books/edition).

Pour Aragon, la résistance est française. Et le sonnet est français. C'est en tant que genre poétique français qu'Aragon valorise le sonnet comme expression de la résistance française. Certes, Aragon oublie un peu les origines siciliennes du sonnet, et son développement européen plutôt qu'exclusivement français. Il conservera cependant cette conception nationale du sonnet après 1945, lorsque, poète communiste, il assignera à la poésie française la mission de résister à l'impérialisme américain. Nous sommes alors en 1954. Dans le Journal d'une poésie nationale, Aragon réhabilite le poème «bien rythmé, bien rimé» et il en appelle à «une sorte de galvanisation de l'esprit national» pour «rétablir le courant profond de l'esprit national» et «donner à la conscience française son chant, sa voix, sa force de revendication», notamment par «le grand tracteur français de l'alexandrin», et par le genre du sonnet, qu'il croit typiquement français, et qu'il désigne comme «machine à penser», ce qui est une façon, déjà, de souligner la productivité potentielle d'une forme traditionnelle, sa capacité à engendrer du nouveau. le sonnet : forme militante. En cette année 1954, les Lettres françaises publient donc beaucoup de sonnets, et notamment les Trente-et-un sonnets de Guillevic, œuvre politique, engagée, mais dont l'auteur, plus tard, ne souhaitera pas la réédition. Ce n'est cependant pas la voie politique indiquée par aragon que vont suivre Raymond Queneau puis Jacques Roubaud dans leur réemploi du sonnet. Queneau, qui avait déjà publié des sonnets avant 1954, publie en 1958 un recueil de 49 sonnets (recueil qui sera réédité en deuxième partie du Chien et la mandoline en 1965). La préoccupation de queneau n'est pas politique comme celle d'Aragon, mais plus spécifiquement littéraire. queneau veut montrer que la reprise que la reprise des règles du sonnet n'est pas incompatible avec l'exercice de la liberté : lorsque la contrainte est imposée de l'extérieur, par exemple par décision de Boileau et ses «rigoureuses lois», on comprend que le poète rechigne et regimbe; mais si la contrainte est librement choisie ? le paradoxe désamorce l'opposition dialectique de la règle et de la liberté. Dans le cadre de la forme du sonnet (généralement en alexandrins dans le recueil), queneau déploie donc sa liberté d'écriture en montrant qu'il peut aborder tous les styles (et notamment la fantaisie de l'humour qui est la manifestation même de la liberté verbale); et en cela il retrouve la pensée de Baudelaire qui dans sa lettre du 18 février 1860 écrivait : «tout va bien au sonnet, la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique ». et puis ce n'est pas un hasard si le recueil de queneau compte 49 sonnets : 49, c'est le carré de 7 (7 fois 7), 7 étant la moitié de 14 (nombre de vers d'un sonnet). Donc 49=(14/2)^^2. Autrement dit, le nombre total de vers est de deux fois le cube de 7. Queneau va retrouver cette préoccupation arithmétique avec la publication de Cent mille milliards de poèmes en 1961. le livre, comme on sait, est composé de 10 sonnets dont les vers sont sur des languettes mobiles permettant au lecteur de recomposer autant de sonnets qu'en permet la combinatoire des 10 fois quatorze languettes, c'est-à-dire 10 puissance 14, 10^^14, soit 100.000.000.000.000, c'est-à-dire cent mille milliards de sonnets potentiels. Dans son «mode d'emploi», Queneau précise : «ce petit ouvrage [...] permet à tout un chacun de composer à volonté cent mille milliards de poèmes, réguliers bien entendu»; c'est «une sorte de machine à fabriquer des poèmes» qui «fournit de la lecture pour près de cent millions d'années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre» (possibilités que même Mallarmé n'avait pas imaginées dans la combinatoire des brouillons du livre). Les règles du sonnet donnent ainsi naissance à une nouvelle liberté : celle du lecteur. Dans le texte qu'il écrit en postface pour le livre, François Le Lyonnais (avec lequel queneau vient de fonder Oulipo) parle de «sonnets-géniteurs» (les 10 sonnets initiaux) et de «sonnets-dérivés». Le terme «sonnets-géniteurs» est particulièrement pertinent car il met en évidence les potentialités matricielles les potentialités d'engendrement que recèlent les formes régulières (les mathématiques combinatoires utilisent d'ailleurs des «matrices» dans certaines démarches de calcul). Le livre de queneau illustre bien la productivité des formes et des normes (c'est d'ailleurs un mot qu'utilise François Le Lyonnais : un «accroissement de productivité»). Ces préoccupations arithmétiques et combinatoires vont se retrouver, au cours des mêmes années, dans l'usage de la forme du sonnet par le poète et mathématicien Jacques roubaud (qui avait d'ailleurs été proche d'Aragon en 1954 avant de s'en détourner) (Eric Benoît, Productivité des normes et plasticité des formes, Transmission et transgression des formes poétiques régulière, 2014 - www.google.fr/books/edition).

Valentin

Dans le manuscrit 1729 Bibliothèque Mazarine de la traduction de Jean de Vignay (sous Charles V) de la Légende dorée de Jacques de Voragine, les notices d'Amand (6 février) et de Valentin (14 février) se suivent (portail.biblissima.fr).

Ainsi que dans des traductions plus récentes (La légende dorée, Tome 1, 1843 - www.google.fr/books/edition, La Légende dorée de Jacques de Voragine, Tome 1, traduit par Jean Baptiste Marie Roze, 1902 - www.google.fr/books/edition).

Lartigue décrirait dans Beaux Inconnus Jacques Roubaud sous les traits de Jean de La Céppède (Lacépède). Les indications malicieuses qui accompagnent la description des préoccupations du grand homme sont tout à fait significatives et il est d'ailleurs bien difficile de ne pas les citer in extenso. Sélectionnons néanmoins :

Ce n'est pas que l'écriture de trois cents sonnets soit peu de choses - il a choisi ce chiffre pour traiter le sujet - mais il y a les proses ! La Ceppède est terrifié par la prose dont on ne peut fixer la limite comptée ! Un sonnet comporte cent quarante syllabes, ou cent soixante-huit, mais cette chose qui n'a pas de nom, ou presque, où faut-il l'arrêter ? [...] La phrase, dans la prose, pour La Ceppede, c'est le pot aux roses, un lapereau débusqué qui l'entraîne de taillis en taillis, à des lieues de sa maison, jusqu'à la nuit, pour lui faire perdre son chemin.

Jacques Roubaud écrira le roman La Belle Hortense, lointain avatar du Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu auquel il emprunte le fier baiser donné à la Guivre (L'Exil d'Hortense, 1990, 244-245) (Christophe Reig, Mimer, Miner, Rimer: Le cycle romanesque de Jacques Roubaud, La Belle Hortense, L’Enlèvement d’Hortense et L’Exil d’Hortense, 2006) (nonagones.info - La Chouette d’Or - Chouette vignette : énigme 60 - www.google.fr/books/edition, Histoire littéraire de la France: XIVe siècle, 1888 - www.google.fr/books/edition).

En embrassant la bête fabuleuse, le Bel Inconnu participe à une hiérogamie symbolique qualifiante et découvre son nom; il s'inscrit, en tant que personne, dans la continuité pré-établie d'une dynastie. Le tournoi qu'organise Arthur à Valendon ou Valenton et qui va clore le récit en apothéose est donc important : il marque l'impact social de l'activité de Guinglain. Philippe Walter lit Valentin dans Valendon/ton. Ce tournoi serait alors une fête de la jeunesse analogue aux rencontres placées sous le patronage de saint Valentin qui visaient à la fois à exalter la vigueur juvénile et à constituer des couples. La lecture du Bel Inconnu que propose Ph. Walter est riche et originale. Sa grande érudition lui permet d'explorer le texte et d'expliquer le sens de certains passages , en se référant au corpus que forment les coutumes médiévales de l'Occident chrétien, le substrat indo-européen et, au-delà, le folklore mondial - mythes de l'Australie aborigène, par exemple. Il convient cependant d'user prudemment d'une telle méthode : il est un moment où la référence invoquée est trop vague ou trop dissemblable de l'objet considéré pour enrichir pertinemment l'analyse. La démarche contextuelle doit s'imposer des limites. Admettons que saint Pierre aux Liens ait été victime d'un dieu ou d'une fatalité «lieurs», le rapport est vraiment ténu entre cette situation et celle des futurs rois celtiques, réincarnés littérairement en Perceval, Gauvain ou Guinglain, appelés à dissiper par une hiérogamie la calamité qui pèse sur une contrée gaste, en déshérence de pouvoir. Cette référence est d'autant plus fâcheuse qu'elle occulte la signification métaphorique d'un mythe chrétien : une ironie chargée de sens présente comme matériellement et provisoirement lié celui dont la vocation est de lier et de délier sur la terre et dans le ciel. Cet enthousiasme qui anime Ph. Walter le conduit à donner une origine folklorique et un sens rituel à des manifestations que l'on peut appréhender au premier degré est-il nécessaire pour expliquer les jets d'immondices et de boue dont sera couvert le vaincu du combat de Galigans, de se référer aux coutumes de Carnaval ? C'est une pratique courante en milieu médiéval : c'est un traitement que les courtisans anglo-normands ont infligé à Thomas Becket. De même, faut-il envisager la présence à l'arrière-plan d'un géant faucheur pour expliquer la présence d'une faux dans un pré ? Pour justifier l'imminence d'une menace de ce type, Ph. Walter est contraint de faire subir au texte quelques modifications. Certes les géants sont des accapareurs de blé; l'Inconnu et son écuyer, Robert, se sont servis de leurs réserves pour nourrir leurs chevaux. Mais, quand arrive le soir, ils font halte à côté d'un pré (v. 963) et non d'un champ; c'est pour faucher de l'herbe (v. 960) et non du blé que Robert se saisit d'une faux abandonnée. Il est abusif, à propos de cet épisode, d'initier une problématique de la moisson. La préoccupation folklorique est telle qu'elle va même conduire Ph. Walter à commettre de regrettables erreurs d'interprétation. Étudiant le caractère magique des agissements d'Evrain et de Mabon, il note, avec juste raison, que leur apparition est dominée par deux couleurs celles de la sorcellerie - le vert et le noir; que ne voit-il pas que cette couleur apparaît sur leurs armes : celles que porte Mabon sont noires (v . 3001-2), et c'est l'écu d'Evrain qui est vers (v. 2929) et non son destrier - ver en 2931 désigne un cheval pommelé. La présence onomastique de Bel, Belen, Belenos que Ph. Walter pense trouver à l'arrière-plan du personnage de Guinglain est inadmissible à l'époque médiévale. Seule l'appellation moderne de Bel Inconnu permet de voir en Guinglain un Belin connu. Pour Renaut de Beaujeu, comme pour ses lecteurs, Guinglain est li Biaus Descouneus, cas-sujet, le B(i)el Descouneü, cas-régime. Le terme d'inconnu est étranger à leur horizon linguistique. Ph. Walter, enfin, croit en l'existance d'un matriarcat chez les Celtes; nous pensons que c'est une illusion : en reprenant les données que nous devons à E.H. Kantorowicz, nous avons essayé de montrer par ailleurs que la femme, incarnation de la terre, n'est qu'une porteuse provisoire de la souveraineté, dans une société patriarcale qui applique la théorie des deux corps du roi. Nous pouvons nous demander enfin, compte tenu des enjeux dynastiques qui sont à l'œuvre dans le roman de Renaut de Beaujeu, si Ph. Walter, en se référant aux travaux de P. Saintyves, de G. Huet et de M. Bakhtine n'a pas commis, à propos de cet ouvrage, une erreur de perspective. Il a essayé, pour l'éclairer, d'accumuler des éléments folkloriques populaires et locaux obscurcis, schématiques et instables. Ainsi néglige-t-il l'importance des éléments aristocratiques. C'est en particulier le cas du processus d'intronisation des rois d'Irlande qui donne la clé du roman principe d'explication que Ph. Walter n'ignore pas, mais qui n'apparaît qu'au chapitre IX de son étude. Les composantes calendaires sont bien là, mais reprises par un romancier courtois qui les dispose à sa guise pour écrire un récit original. S'il n'est pas fortuit que la quête de Guinglain commence au mois d'août, à Lugnasad, le créateur a tout loisir pour conjoindre à cette époque des scénarios qui renvoient avec précision aux rites de Carnaval l'apparition de monstres ursins, le behourdis, les chandelles, les masques sont en fait déplacés de leur date par un romancier curieux, désireux de réemployer dans son récit les caractéristiques d'un théâtre collectif qui l'avait impressionné. De ce point de vue, la transformation des rites de la Saint-Valentin en tournoi de Valendon ou de Valenton est révélatrice. Elle marque, de la part de l'auteur, une appropriation spécifique du phénomène et une intégration qui oblitère volontairement son origine. Que les grandes fêtes du calendrier celtique ou chrétien renferment des rites et des divertissements qui réitèrent ceux de Carnaval est concevable; il est, par contre, inconcevable qu'elles les reproduisent complètement, par le menu. Renaut de Beaujeu effectue une nouvelle distribution des composantes. Toutefois, il faut convenir que l'érudition et la grande culture folklorique de Ph. Walter apportent à la lecture du Bel Inconnu des compléments intéressants qui permettent de mieux saisir la profondeur de certains passages. Si nous pouvons regretter, sur ce point, l'absence d'un index, elles nous aident cependant à mieux cerner la personnalité et les motivations de Renaut de Beaujeu. S'il nous dit qu'il mène une entreprise, réelle ou fictive, de séduction, nous découvrons un homme inspiré par les coutumes de son temps, les rites calendaires et la tradition arthurienne, éléments qu'il réemploie pour réaliser son dessein (Jean-Guy Gouttebroze, Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu : rite, mythe et roman de Philippe Walter, Cahiers de civilisation médiévale: Xe-XIIe siècles, Numéros 169 à 172, 2000 - www.google.fr/books/edition).

Le roman de la rose

Ce que Ronsard attend de Cassandre, ce qu'il demande ensuite à Marie et à ses autres «dames» jusqu'à Hélène inclusivement, ce ne sont pas seulement des privautés dangereuses et affolantes; c'est l'ultime faveur, c'est «le point que l'honneur leur defend», l'honneur, dont il a fait si bon marché après tous les poètes français de la lignée de Jean de Meung, parce que c'est un obstacle aux «lois venerables de la nature». Voilà ce qu'il entend par la «merci» des femmes qu'il chante, ce qu'il appelle «aborder au havre de leur grace», ce qui «le feroit dieu devenir». Cette image revient souvent. Source : Pétrarque, sextine 4, Chi è fermato. On la trouve également dans le Roman de la Rose : «Ta nef viendra à bon port», dit l'Amour à l'Amant (vers 11142).

S'il use de métaphores et de périphrases pour exprimer ses désirs, elles sont aussi explicites que celles des dernières pages du Roman de la Rose parfois même il emploie sans détours les termes propres, se rappelant les paroles de Dame Raison, pour qui ni les choses naturelles créées par Dieu, ni les mots correspondants créés par les hommes, ne méritent qu'on en rougisse. Ronsard rêve de posséder Cassandre tout entière. Il voudrait bien, nouveau Jupiter, se changer «en pluie d'or» et «goutte à goutte en son giron descendre»;

Il voudroit bien pour alleger sa peine
Estre un Narcisse et elle une fontaine
Pour s'y plonger une nuict à sejour,

et que cette nuit fût éternelle. L'idée de ce sonnet et surtout le tercet final sont bien dans Pétrarque (sextines 1 et 7, fin); mais quelle différence d'expression ! Aube ici et aube là; mais comme celle de Ronsard se rapproche davantage de la source la plus lointaine des aubes, qui est l'élégie d'Ovide Ad Auroram (Amor., I, élégie 13) ! (Paul Laumonier, Ronsard, poète lyrique: étude historique et littéraire, 1997 - www.google.fr/books/edition).

La rose, emblème d'amour charnel (Eros, Vénus, Adonis), est aussi emblème de chasteté. En plus de sa dot, c'est une rose qu'obtenait la rosière, comme prix de sa vertu. Cette fleur est attribuée à la Vierge, parfois appelée rosa mystica ou rosa ou rosa coeli. Dans les catacombes, la rose et la couronne de roses étaient les symboles du martyre. C'est une rose que Dante aperçoit au centre du Paradis. Elle est l'emblème de plusieurs saintes : Rose de Lima, Rose de Viterbe, Rosalie, Thérèse de Lisieux. Dans l'iconographie chrétienne, elle figure le sang du Christ. Nous avons vu que les rapports de la rose et du sang existaient déjà dans le mythe d'Adonis, parèdre d'Aphrodite. Or la rose était la fleur de cette déesse née de l'écume marine. On sait maintenant que la composition du sang est analogue à celle de l'eau de mer. La rose n'apparaît jamais dans le Nouveau Testament. L'Ancien la mentionne rarement et c'est le Cantique des Cantiques qui semble en avoir le monopole : «Je suis la rose de Saron, le lys de la vallée.» Des exégètes ont cherché à démontrer que les rares roses de l'Ancien Testament n'étaient pas des roses, mais des fautes de traduction. Les expressions populaires faisant allusion à la rose sont innombrables. La plus curieuse à mon avis, c'est «découvrir le pot aux roses.» Si l'on écrit aux roses au pluriel, l'expression n'a vraiment aucun sens. Qu'est-ce qu'un pot où il y aurait des roses et quel intérêt y aurait-il à le découvrir ? Si l'on met au rose au singulier, c'est mettre la main sur le petit pot où une femme cache le rose qui lui sert à fleurir ses joues. [...]

Si la rose est le symbole le plus accessible, elle est aussi le plus secret. La confrérie la plus mystérieuse de l'histoire n'est-elle pas celle des Rose-Croix ? Ces adeptes de la cabale, de l'alchimie et de la théosophie n'étaient-ils pas secrètement des libres-penseurs ou des penseurs libres, comme l'auteur de la seconde partie du Roman de la rose ? On sait que ce roman est, dans sa première partie, un art d'aimer [courtois], et dans la seconde une satire des superstitions et de la théorie du droit divin, une diatribe contre la cupidité des moines, un manifeste panthéiste. [...]

Le Roman de la Rose de Jean de Meung est notre première encyclopédie. Somme du savoir médiéval, il fut pour le XIIIe siècle ce que sera l'œuvre de Rabelais pour le XVIe, l'œuvre de Voltaire pour le XVIIIe. La philosophie de Jean de Meung est aux antipodes de celle de Guillaume de Lorris : l'idéal n'est pas la vie mondaine, mais la Nature. Ici mainte page, mainte réflexion annoncent Jean-Jacques Rousseau (Jean Prieur, Les symboles universels, 1989 - www.google.fr/books/edition).

Les femmes sont sur la défensive, victimes d'une société inique qui aliène leur liberté naturelle. Nous avons là un des passages les plus étonnants du Roman de la Rose : un vibrant éloge de la liberté des femmes et du «communisme» en amour par la Vieille :

D'autre part, els sont franches nees :
Loy les a condicionnees
Qui les oste de leur franchises
Ou nature les avoit mises,
Car nature n'est pas si sote
Qu'ele fasse naistre marote
Tout seulement pour robichon
- Se l'entendement i fichon -
Ne robichon pour mariete
Ne pour agnes ne pour perrete.
Ainz nous a faiz, biau filz, n'en doutez,
Toutes pour touz et touz pour toutes
(Vers 13879-13890)

«Par ailleurs, elles sont nées libres, c'est la loi qui leur a imposé certaines conditions, les arrachant à la liberté dans laquelle la nature les avait placées, car la nature n'est pas si sotte qu'elle fasse naître Marotte uniquement pour Robichon - si nous y réfléchissons - ni Robichon pour Marotte, pour Agnès ou pour Pierrette. Au contraire, elle nous a faits, cher fils, toutes pour tous et tous pour toutes.»

L'exclusivisme de la passion, fondement de l'enseignement d'Amour, est asservissement. Les propos de Faux-Semblant, crapule déguisée en moine afin de profiter des avantages de l'habit, se glissent entre ceux d'Ami et de la Vieille. Cette position centrale est évidemment significative avec la révélation des exactions de ce théoricien de l'hypocrisie, Jean de Meun nous fait toucher du doigt les risques que comporte le recours, même anodin, au mensonge, aux petites ruses et menues tricheries aux moyens qu'utilisent si volontiers hommes et femmes dans leurs jeux de séduction pour peu qu'une intelligence dénuée de scrupules les érige en instrument de pouvoir. L'essentiel de l'exposé de Faux-Semblant ne porte pas sur l'éducation sentimentale : l'incidence de sa parole provocatrice est politique et religieuse. Mais il y a là un avertissement très sérieux pour l'apprenti amoureux qu'il se méfie des concessions faites au pragmatisme s'il ne veut pas lui-même devenir complice d'un système du monde où triomphe la loi de la jungle.

Une fois arrivé au terme de son itinéraire, le jeune homme a pu entendre toutes sortes de discours, et se trouve confronté à la nécessité de choisir entre les voies parfois contradictoires qui ont été explorées pour lui (Armand Strubel, L'apprentissage de la passion, L'art d'aimer au Moyen Age, 1997 - www.google.fr/books/edition).

La distance en ligne droite entre Meung-sur-Loire (Centre) et Mer (Centre) est 21.05 km, mais la distance à parcourir est de 26 km.

Cassandre Salviati (1530-1607) est la muse dont Pierre de Ronsard célèbre la beauté dans «Les Amours». Elle est la fille du banquier florentin Bernard Salviati, seigneur de Talcy. Lors d’un long séjour en 1571, Agrippa d’Aubigné rencontre Diane Salviati (1552-vers 1574 ?), à qui il consacrera «Le Printemps», puis l’«Hécatombe à Diane». Aujourd’hui encore, le domaine tout entier résonne des écrits amoureux des deux poètes à leurs muses. Le rosier qui enlace les colonnes du puits de Talcy fait écho au célèbre «Mignonne, allons voir si la rose», tandis que la table de cuisine évoque Diane soignant son poète-soldat blessé. A 25 kilomètres de Blois et à 10 kilomètres de Mer, les toits effilés du château de Talcy émergent des plaines céréalières de la Beauce blésoise (illustres.fr).

La droite Flexbourg - Mer passe par Neufchâteau, près de Grand, Bar-sur-Aube, Lorris (patrie de Guillaume de Lorris auteur du Roman de la Rose) et Noirmoutier (nonagones.info - La Chouette d’Or - Hypothèses - Sotie valentinique).

Spirale

Pendant le lusus Troiae, deux turmae armées de jeunes hommes (iuvenes) à cheval s’attaquaient dans une lutte simulée selon un schéma circulaire, que Virgile comparait au labyrinthe de Crète et aux dauphins fendant les mers (L.B. Van Der Meer; Le jeu de Truia. Le programme iconographique de l’oenochoé de Tragliatella. In: Ktèma : civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome antiques, N°11, 1986 - www.persee.fr, Elisabeth Bouley, L'éducation éphébique et la formation de la juventus d'après quelques documents des provinces balkaniques et danubiennes. In: Histoire, espaces et marges de l'Antiquité, Tome 1, 2003 - www.persee.fr, nostradamus-centuries.com - V, 10 - L’attentat d’Orsini - 1859).

H. von Petrikovits, dans son étude sur l'histoire des jeux troyens, précise que ces manifestations équestres et leurs figures en forme de spirale, avaient lieu à Rome et dans le monde romain dans les cirques ou dans les amphithéâtres. Il ajoute que le nombre de participants à ces démonstrations, dont dépendait la grandeur de la figure de spirale ou de labyrinthe représentée, devait être proportionnel aux dimensions de l'arène, où se donnaient ces jeux. La largeur du front de six cavaliers, qui était celle du lusus Troiae décrit par Virgile et qui était reproduite dans les démonstrations de Rome et des capitales de l'empire, exigeait que le petit axe du cirque et l'une des dimensions de l'arène eussent au moins 80 m de long (Elisabeth Bouley, Jeux romains: dans les provinces balkano-danubiennes du IIe siècle avant J.-C. à la fin du IIIe siècle après J.-C., 2001 - www.google.fr/books/edition).

Olli discurrere pares (Enéide, Livre V). Ce passage a donné lieu à de très-nombreuses interprétations. Ce discurre e signifie que les jeunes cavaliers se séparent; mais pares est plus difficile à expliquer. Selon les uns, par ce mot, il faut entendre: égaux de fronts. Mais on se figure avec peine ce que cela veut dire. Selon d'autres, ils se séparent en trois bandes. Il me semble pourtant que la séparation en trois groupes est déjà bien indiquée dans ce qui précède. Selon Forbiger, les bandes qui marchaient sur six cavaliers de front, vont maintenant deux par deux, en faisant face aux spectateurs, puis tous se dispersent, agmina dissolvunt terni, pour revenir à leur place. Selon Heyne, chaque troupe se parlage en groupes de trois cavaliers (terni), ce qui fait douze en tout. Ladewig pense, avec Henry, que les enfants ont marché d'abord et se sont suivis en trois escadrons sur six de front et deux cavaliers de profondeur. Ils se divisent alors (discurrere) également (pares), c'est-à-dire que de chaque côté se trouvent maintenant trois groupes de six jeunes gens; c'est ce qu'exprime diductis choris agmina solvere. Terni renouvelle l'idée qu'ils étaient premièrement partagés en trois bandes. Ces six groupes se font face, le javelot à la main, et reviennent s'unir, pour se séparer de nouveau. Ce dernier sens me semble le plus probable; il permet d'entendre à peu près tous les détails de la scène. Conington remarque seulement que dans cette combinaison on ne voit pas ce que deviennent les trois chefs. Il est vrai qu'avec les autres explications on ne s'en rend pas bien compte non plus (Eugène Benoist, Énéide de P. Virgilii Maronis, 1869 - www.google.fr/books/edition).

Le lusus troiae de l'Enéide V se déroule à Trapani en Sicile, à l'ouest et près de Palerme où se termine le roman de La Jolie Morte de Lartigue.

Le labyrinthe et la spirale sont proches de la représentation de la sextine. [...] La sextine permet la création de six mondes compossibles, phénomène à rapprocher de l'analyse de Michel Leiris à propos de Comment j'ai écrit certains de mes livres de Raymond Roussel, où le procédé formel est utilisé comme «un nominalisme magique, tel que le mot suscite la chose», entraînant la «construction d'un monde spécial qui prend la place du monde commun». Par coïncidence, Lacan dit à propos de l'expérience du «rat dans le labyrinthe» qu'«on n'invente pas n'importe quelle composition labyrinthique, et que ça sorte du même expérimentateur ou de deux expérimentateurs différents, ça mérite d'être interrogé», ce qui autorise à s'interroger sur les contraintes. Mais Roubaud ne parle pas favorablement de Lacan, et rien n'autorise à comparer cet idiolecte matriciel à «lalangue». Michael Riffaterre écrit à propos du discours poétique que «le texte fonctionne un peu comme une névrose», répétant sans arrêt sa «matrice», rôle joué ici par la sextine. Freud fait de la contrainte de répétition un «obstacle au principe de plaisir», tout en démontrant que la répétition réclamée par l'enfant est elle-même une source de plaisir, répondant à une satisfaction primaire Assoun éclaire l'importance pour Freud de la réécriture, des «transformations, modifications et atténuations» qui apparaissent dans les textes, à travers la «structure en motifs» : «la modernité copie, mais, ce faisant, venant après, elle remet à jour de l'originaire». La réécriture de Roubaud interroge ainsi à nouveau la forme de la sextine. Peut-être Roubaud ne peut-il se défendre contre cette contrainte, qu'il classe parmi celles qui sont «fascinantes» : «la x-mania est le danger de toutes les contraintes puissantes, fascinantes, résistantes (l'anagramme, la sextine, le lipogramme,...)» (Poésie, p. 473). Une telle formulation se rapproche de celle de Blanchot, qui semble anticiper la présence «discrète», c'est-à-dire rythmée, récurrente, de la sextine dans les romans d'Hortense : «Oui, l'incessant, le discontinu, la répétition : la parole littéraire semble répondre mystérieusement à ces trois exigences pourtant opposées» (Elisabeth Lavault, Jacques Roubaud: contrainte et mémoire dans les romans d'Hortense, 2004 - www.google.fr/books/edition).

Arnaut Daniel et Troie

Pound connects Arnaut with Eleanor when he refers to Arnaut's song of nails and uncles in the middle of Eleanor's affair with her uncle in Antioch (Pound's Acre), in Canto VI. Arnaut's song is a strange one, and it is the first known sestina. Pound had said of it in 1913 : 'nor do I translate the sestina, for it is a poor one'; but many of his opinions on the troubadours had changed since then. In the song, Arnaut says that he will seduce the lady under the nose of her uncle, as here in Pound's erroneous translation :

Firm desire that doth enter
My heart will not be hid by bolts or nailing. Yea, by some jest, there where no uncle enters I'll have my joy in garden or in chamber. I remember oft that chamber Where, to my loss, I know that no man enters But leaves me free as would a brother or uncle.

I know of nothing specific to suggest that this song is about Eleanor and Raymond of Antioch. I have noted the lines in Canto VII that weave Arnaut Daniel in with Eleanor, going from Helen of Troy ('helenaus') to Odysseus and his beach-groove, to Eleanor, to Arnaut/Ovid's 'scarlet curtain', to

Lamplight at Buovilla, e quel remir

and back to Poe's Helen. William of Bouvila's wife is said by the Provencal vida to have been Arnaut's lady, but the vida says that he never had joy of her (Peter Makin, Provence and Pound, 2023 - www.google.fr/books/edition).

L'exemple le plus frappant de pseudo-étymologique est le «Eleanor, helenaus and heleptolis !» (II : 6), jeu de mots emprunté à l'Agamemnon d'Eschyle et que Pound reprend avec des variantes, attribuant les épithètes de destructrice de navires et de villes non seulement à Hélène mais également à son double médiéval, Aliénor d'Aquitaine. Pound s'inscrit dans une lignée, une filiation en renvoyant à Eschyle renvoyant à Homère, et il ajoute lui-même l'épithète «helandros» (destructrice d'hommes) au Canto VII (24), puis «helarke» (destructrice de gouvernement) au Canto XLVI (235); dans ce dernier cas, l'épithète désigne l'usure. Le jeu de mot antique fonctionne comme un; il justifie et garantit les fantaisies de Pound (Stéphanie Lang, Le jeu chez Pound : itinéraire ludique de lecture des trente premiers Cantos. In: Revue Française d'Etudes Américaines, N°67, janvier 1996 - www.persee.fr).

HELENE, le grec "'Elénè" donne Hélène, et selon Cambden, Éleanor d'où Aliénor, Éléonore, Léonore; en anglais Nel est le petit nom d'Hélen (Edouard Le Héricher, Glossaire etymologique des noms propres de France et d'Angleterre: ethnologie et familiation, 1870 - www.google.fr/books/edition).

Dans la sextine «Lo ferm voler q’inz el cor m’intra», bien que les six mots-rimes «intra, ongla, s’arma, verga, oncle» et «cambra», apparaissent comme étant indéniablement hétéroclites, Arnaut Daniel distille bien au fil des coblas une unité érotique croissante. «Lo ferm voler» du Jòi nécessitant le secret de la chambre ou du verger mène hélas aux gardiens de ces lieux et, par extension, au corps de la dame tant désiré. L’absence de ce corps et la douleur qui en découle devient alors l’aiguillon de ce chant. Le lieu de l’amour qui est la chambre se lie aux lois de la fin’amor pour nous ramener toujours à la beauté de la dame : elle, la plus belle, elle, la plus aimée, elle, qui devient monde et château.

Dans «Quand chai la fuelha», changement de décors : la reverdie traditionnelle printanière a laissé place à l’automne. Mais si le chant des oiseaux s’est tu, celui du poète continue de se faire entendre. Transcendé par le Joi et donc sa dame, l’amant-poète ne dépend plus de la saison et recrée à loisir sa propre reverdie pour se réchauffer et triompher de l’hiver. «Bona es vida» puisqu’il a l’amour de la meilleure des dames qui dépasse en tout point celui du couple mythologique Pâris et Hélène. Cette mention n’est en rien anodine, elle permet en effet de louer la beauté de la dame ainsi comparée à Hélène et d’ancrer l’amour du poète dans une relation triangulaire ("tals m'abelis don ieu plus ai de ioia non ac Paris d'Elena, sel de Troia") (trobar-aquitaine.org - Analyse littéraire d'Arnaut Daniel).

Le passage célèbre du Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, où Lancelot, emprisonné par Morgain, trouve la force de briser les barreaux de sa prison à la vue d'une rose qui lui rappelle sa dame, rend compte précisément de l'importance du processus de relance narrative, assimilé au désir du personnage, mais il donne aussi une place nouvelle à ce temps de la prison qui semble comme éludé pour mieux ressurgir au coeur du texte. L'extrait est donc très caractéristique de ce mouvement en ressac que N. Andrieux a repéré dans son étude du Merlin de Robert de Boron : l'écriture fait retour et s'enroule sur elle-même pour mieux se redéployer ensuite. Cet effet de ressac et d'alternance temps fort/temps faible se retrouve à petite échelle avec l'importance du noyau syntaxique quant... si, dont N. Andrieux a, là encore, souligné le rôle de «cellule générative».

Le texte procède par explications successives, retours et détours : ainsi, dans le premier mouvement, l'évocation de la reverdie demeure en suspens, pour laisser place à une incise qui se prolonge pour expliquer la présence du jardin : car Morgain ot fait planter un mout biau vergier, por ce que Lanceloz i fust plus a aise tout est. Ce qui semblait au départ n'être qu'une petite précision annexe se développe et s'autonomise en une longue digression explicative, qui fait retour sur la captivité et prépare en sous-main un jeu d'équivalences : le jardin, au printemps, prendra la place des peintures de la chambre, en hiver; la rose remplace l'élégie de Guenièvre peinte par Lancelot (Bénédicte Milland-Bove, Les styles des romans arthuriens en prose au XIIIe siècle, Effets de style au Moyen Âge, 2020 - www.google.fr/books/edition).

L'hiver glace la nature entière : cf. par exemple les canzoni de Dante «Io son venuto al punto della rota» et la sextine «Al poco giorno». Arnaut Daniel affectionne particulièrement cette antithèse : cf. III, 9-12 («Quand chai la fuelha»); IX, str. 1; XI, str. 1; XV, str. 1 et 6 (Angelo Canello, Les poésies d'Arnaut Daniel, traduit par René Lavaud, 1910 - www.google.fr/books/edition).