Partie VI - Le carré SATOR   Chapitre XLIV - Perceval   Perceval et le carré SATOR   

La parabole du semeur apparaît dans l’introduction du Conte du graal, qui compare le travail du romancier à celui d’un cultivateur, qui ne doit pas ménager sa peine :

 

Crestiiens seme et fet semance

D’un romanz que il acomance,

Et si le seme an si bon leu

Qu’il ne puet estre sanz grant preu

Donc avra bien sauve sa painne

Crestiiens, qui antant et painne

A rimoiier le meillor conte

Par le comandement le conte

Chrétien sème, et sa semence, c’est un roman qu’il commence et qu’il sème en un si bon lieu qu’il ne peut être sans grand profit

Chrétien  n’aura pas perdu sa peine, puisqu’il emploie toute sa peine à mettre en vers sur l’ordre du conte le meilleur conte

(traduction Jean Dufournet)

Si cette parabole est issue de la Bible, elle fait aussi référence à une traduction possible du carré SATOR - SATOR, d’ailleurs, signifie « semeur Â». Les 5 hommes et les 3 femmes poursuivis par les chevaliers que rencontre Perceval au début du conte et qui le déterminent à devenir chevalier à son tour, font écho aux 5 consonnes et aux 3 voyelles du carré SATOR :

S

A

T

O

R

A

R

E

P

O

T

E

N

E

T

O

P

E

R

A

R

O

T

A

S

Pline l’Ancien, mort dans l’éruption du Vésuve de 79, fait allusion à de tels jeux de lettres qui servaient de talisman et de protection contre le sort. « On va jusqu’à écrire sur les murs certaines prières contre les incendies. Mais il n’est pas aisé de dire ce qui discrédite le plus tout cela, les mots barbares et impossibles à prononcer, ou les mots latins bizarres, et qu’on peut d’autant moins trouver ridicules, que notre imagination attend toujours quelque chose d’infini, de capable d’ébranler la divinité, ou plutôt d’assez puissant pour lui commander [1]».

Le carré SATOR fait partie de ces palindromes ("écrevisses" chez les Grecs ou versus recurrentes chez les Latins) tels celui que l'on trouve dans la légende de Jehan Patye, chanoine de Cambremer qui préférait vivre à l'abbaye de Barbery et mort en 1540. Les chanoines de la cathédrale de Bayeux ayant assassiné leur évêque, le pape leur imposa la pénitence de déléguer un d'entre eux pour venir participer à la messe de minuit à Rome le jour de Noël. Ce fut le tour de Jehan Patye. Un peu sorcier, préférant travailler à concocter des remèdes à partir des simples, il attendit le dernier moment pour y penser. Pris de court, il convoqua Asmodée qui le porta sur son dos jusqu'à Rome en un éclair. Asmodée improvise une formule magique "Signa te, signa, temere me tangis et angis/Roma tibi subito motibus ibit amor", qui est un palimdrome, pour se débarrasser de Patye qui évitera de la prononcer, alors qu'ils étaient au-dessus de la mer de Toscane. (Dawson Turner, "Account of a Tour in Normandy", 1820). Piégeant le démon, il réussit à se faire ramener en Normandie aussi vite (Louis Gouget, "Le Chanoine Foudre", 1911). Le second vers est de Quintilien (Calagurris ou Rome, vers 30 - 100). On trouve une anecdote similaire avec la formule magique chez Sidoine Apollinaire concernant saint Martin.

A l’origine, tel qu’on le trouva gravé sur un mur dans les ruines de Pompéi en 1936, ou à Cirencester en Angleterre en 1868, il s’écrivait à l’envers :

R

O

T

A

S

O

P

E

R

A

T

E

N

E

T

A

R

E

P

O

S

A

T

O

R

Une traduction donne : « le semeur est à la charrue, le travail (du labour) occupe les roues Â». AREPO proviendrait du gaulois arepennis « champ Â». Pour R.G. Collingwood ce serait « Arepo the sower guides the wheels carefully Â», où AREPO est un nom de personne.

Que sème le SATOR sinon de la graine, de blé, d’orge ou toute autre céréale. Le carré SATOR nous renvoie en particulier à la germination et au cycle de mort et de résurrection de la végétation.

Une autre traduction est possible, une traduction « littéraire Â» qui serait :

La peine (que l’on s’est donnée) habite les rouleaux, Arepo, l’auteur.

En effet :

OPERA peut signifier « peine Â», « travail Â»

ROTAS : « rouleaux Â» au sens de « volumen Â», livre roulé

TENET : « habite Â», « occupe Â»

AREPO : nom propre

SATOR : « semeur Â», mais aussi « auteur Â».

Le mot rôle apparaît au XIIe siècle. Il est d'abord écrit role, roole, roolle du XIVe au XVIe. L'accent apparaît au XVIe s. Rôle est issu du latin rotulus "rouleau, parchemin roulé", étant lui-même le diminutif rotula du latin classique rota "roue, petite roue" qui désigne un rouleau, une feuille roulée portant un écrit (v. 751) et spécialement, dans la langue administrative et juridique, "un registre d'actes, une liste, un rouleau faisant part d'un décès et implorant des prières pour l'âme du défunt" (v. 964). Rôle a désigné vers 1390 dans la langue administrative et juridique "la feuille ou le registre sur lesquels on transcrivait certains actes ou certains titres". Rôle a acquis la spécialisation en législation financière, que nous connaissons aujourd'hui, dès XVIe s. pour désigner le cahier qui, dans chaque commune, porte le nom des individus assujettis à certains impôts et le montant de leur cotisation individuelle. Le rôle est la "liste des contribuables soumis au paiement des impôts directs comportant pour chacun d'eux la base de l'imposition, le montant des cotisations et l'identification. Établi par le service chargé de l'assiette de l'impôt, le rôle constitue le titre exécutoire en vertu duquel les comptables du Trésor effectuent le recouvrement. Il doit préalablement avoir été homologué par le Préfet (Laure Agron, Histoire du vocabulaire fiscal, 2000 - books.google.fr.

Les deux types de traduction se retrouvent dans l’image de la charrue qui symbolise avec le stylet l’effort de l’écrivain. « Isidore de Séville compare le stylet à la charrue. Il fait allusion aux Anciens traçant leurs lignes tel le laboureur ses sillons. La page blanche est comparée à un champ qui n’a pas encore subi le soc de la charrue. Les écrivains du Moyen Âge utilisent souvent ce sens symbolique [2]». Si le travail de la terre est comparé à celui de l’écrivain, une autre association a été faite, avec l’alchimie. Ainsi lit-on dans Les Figures d’Abraham le Juif : « Le paisan, prépare la terre pour multiplier la semence, la fait croistre, la fait mûrir, la moissonne, en fait de la farine, de laquelle il sépare le son pour en faire du pain moyennant le levain. Cette manutention, bien considérée, est celle de nostre pierre, pourveu qu’on prenne la semence dans le règne animal, qu’on la sème dans sa terre, qu’on l’arrose, qu’on en sépare les superfluitez par le moyen de nostre savon ; alors il faut luy faire subir les quatre saisons de l’année, et attendre l’automne pour recueillir le fruit, pour le multiplier et pour préparer le levain philosophique Â».

L’affirmation d’un nom d’auteur rejoint un certain orgueil que manifestait Chrétien de Troyes dans le prologue de son roman Erec et Enide où il fait dire au récitant :

« Me voici prêt à commencer l’histoire

Qui restera à jamais dans la mémoire

Aussi longtemps que vivra la Chrétienté

C’est de quoi Chrétien s’est vanté Â»

Contrairement à d’autres écrivains, Chrétien, créateur du chevalier errant et du roman arthurien, rejoignait ainsi dans un statut reconnu d’artiste les auctores latins comme Virgile ou Ovide dont il fit des traductions. Il passait ainsi à la postérité nommément, à l’immortalité.

Nombreux étaient en effet au Moyen âge les romans dont les auteurs étaient anonymes ou mythiques comme Merlin.

L’anagramme de SATOR, TROAS, signifie « de Troie Â» et rappelle le nom même de l’auteur du Conte du graal, Chrétien de Troyes.

Qui peut être AREPO ? Un auteur latin sans doute qui se désigne par un pseudonyme construit pour les besoins du carré magique.

Cependant AREPO a été associé à un verbe hébreu rapa’ qui signifie guérir, en rapport avec l’utilisation du carré SATOR comme talisman contre les maladies, au pouvoir prophylactique pour les femmes en couches, ou contre les incendies. A Carthage, sur un autel de bronze de 100 livres dédié par un certain Léon au Dieu Eshmoun, identifié à Esculape, fut gravé un texte contenant le verbe RP’ qui veut dire aussi guérir en phénicien. Quand une femme était stérile, elle se rendait au temple d’Eshmoun pour accomplir les rites nécessaires. Le verbe hébreu rapa’ est à l’origine du nom de l’ange Raphaël, qui permit à Tobie de guérir son père de sa cécité. L’ange, à l’aide des viscères grillés d’un poisson, chassera le démon Asmodée (« celui qui fait périr Â») qui tua les 7 maris de la parente et future femme de Tobie, Sarra. Dans le livre d’Hénoch, Raphaël a pour rôle d’enchaîner le diabolique Azazel dans un puits du désert de Dudaël, rapa’ voulant dire encore lier. Raphaël est aussi celui qui guérit la terre que les mauvais anges ont corrompue en dévoilant les secrets interdits. Il a autorité sur les Réphaïm, ombres souterraines des morts, les Mânes, et son rôle est lié au culte qui leur est rendu. Réphaïm signifie les faibles, les flasques du verbe rapah, être faible. Un jeu de mot ancien met en rapport les deux verbes. A Ugarit, les rp’um sont guérisseurs ou fertilisateurs en qualité de défunts. Des banquets leur étaient offerts pour assurer la prospérité publique. Cette guérison de la terre est en relation évidente avec la mission manquée de Perceval. « Quant au graal que tu vis, tu ne demandas pas ni ne recherchas à quel puissant seigneur on en faisait le service […] Quel malheur que tu te sois si longtemps tu, car si tu l’avais demandé, le riche roi qui vit dans l’affliction serait déjà complètement guéri de sa blessure […] Et sais-tu ce qu’il résultera du fait que le roi ne tiendra plus de terre et qu’il ne sera pas guéri de ses blessures ? Les dames en perdront leurs maris, les terres en seront dévastées, les jeunes filles privées de toute aide car elles seront orphelines, et de nombreux chevaliers en mourront. Tous ces maux arriveront par ta faute Â».

AREPO peut encore se lire d'une autre manière. En distinguant les syllabes : A-RE-PO on retrouve trois mots latins.

"A" comme l'interjection "Ah !"

"RE" comme le vocatif masculin du mot "RUS" (campagne, champs) qui est généralement neutre mais il y a exception voir le site PERSEUS : Rus : the country, lands, fields, a country-seat, farm, estate.

"PO" comme la forme archaïque de "POTISSIMUM" (voir le dictionnaire GAFFIOT)

Ainsi on aurait l'interjection : "Ah ! La campagne ! Par dessus tout !". Ce qui est parfaitement cohérent avec le sens agricole du carré SATOR et rejoint Virgile quand il donne ses quatre chants des Géorgiques, tout à la gloire des travaux des champs et du "retour à la terre" qu'allait prôner l'empereur Auguste[3].

La prétendue expression chrétienne qui aurait servie à construire le carré, soit PATER NOSTER A O, peut en effet la rapporter à une expression qualifiant Zeus ou Jupiter comme le démontre l'Hymne de Cléanthe (-330, -232) : "dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre père, et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec justice."

Quant aux A et O, ils peuvent renvoyer à la Lune et à Saturne : Neuillay-les-Bois.

A RE PO

Presque 20 ans plus tard, le site nonagones.info a procédé à une vérification auprès de l'université Tufts qui, en 1987, a fondé le Perseus Project pour la philologie classique.

L'université Tufts (en anglais : Tufts University) est une institution éducative de Somerville et Medford (Massachusetts), près de Boston, États-Unis, fondée en 1852. (fr.wikipedia.org - Université Tufts.

L'entrée "re pour le mot latin "rus" (campagne), qui paraissait assez surprenante, est une erreur de leur logiciel. Est proposée une autre possibilité d'interprétation de AREPO toujours en trois mots qui ne change pas le sens donné au carré dans cette configuration. On pourra lui reprocher l'introduction d'un mot étranger au carré.

RE : ablatif de "res", chose, affaire etc. (Gaffiot).

Avec SATOR et son acception agricole, on peut sous-entendre "rustica" : a rustica re po (par la chose rustique (l'agriculture), par dessus tout ou spécialement). Généralement, dans le domaine politique, "res" seul désigne la "res publica".

De nos jours, comme dans l'antiquité, on se fait un nom en écrivant sur les choses de l'agriculture, sur la res rustica, comme on disait à Rome, pourvu qu'on aime et qu'on sache mettre en pratique son sujet. Caton, Varron, Virgile, Columelle, savaient décrire toutes les opérations agricoles, chanter les champs, et donner des recettes précieuses pour l'élevage des bestiaux, parce qu'ils avaient habité la campagne et qu'ils quittaient toujours la Ville Suprême avec un sentiment ineffable de bonheur, pour retourner dans leur villa et dans leur, ferme (Journal d'agriculture pratique, Tome 2, 1864 - books.google.fr.

Neque solum antiquior cultura agri, sed etiam melior. Itaque non sine causa majores nostri ex urbe in agris redigebant suos cives, quod et in pace a rusticis Romanis alebantur, et in bello ab his tuebantur. Nec sine causa terram eamdem appellabant Matrem et Cererem, et qui eam colerent, piam et utilem agere vitam credebant, atque eos solos reliquos esse ex stirpe Saturni regis. Cui consentaneum est, quod Initia vocantur potissimum ea quæ Cereri fiunt sacra. Nec minus oppidi quoque nomen Theba indicant antiquiorem esse agrum, quod ab agri genere, non a conditore nomen ei est impositum; nam lingua prisca et in Græcia Æoleis Boeotii sine afflatu vocant collis Tebas : et in Sabinis, quo e Græcia venerunt Pelasgi, etiam nunc ita dicunt; cujus vestigium in agro Sabino via Salaria non longe a Reate milliarius clivus appellatur Theba.

(Non seulement la vie des champs est la plus ancienne, c'est encore la meilleure. Aussi n'est-ce pas sans raison que nos pères faisaient passer leurs concitoyens de la ville dans les campagnes, afin que ceux qui nourrissaient le pays pendant la paix le défendissent pendant la guerre. Ils donnaient à bon droit les noms de Mère et de Cérès à la terre, regardant ceux qui la cultivaient comme les plus purs et les plus utiles, et comme les seuls descendants de Saturne. Ajoutons que les sacrifices faits à Cérès sont spécialement nommés Initia. Ce qui prouve encore l'antériorité de la vie champêtre, c'est le nom de la ville de Thèbes qui, au lieu de prendre le nom de son fondateur, a pris celui d'une espèce de terrain; car, dans le vieux langage et en Grèce chez les Éoliens, qui sortent de la Béotie, on appelait les collines Tebe, sans aspiration; il en est de même aujourd'hui dans la Sabinie, où des Pélasges vinrent s'établir une colline située sur la voie Salaria, près de Réate, et longue de mille pas, est appelée Theba) (Livre III) (Varron, De de rustica, Bibliothèque latine-française publiée par C. L. P. Panckoucke, Lat. & Fr, Volume 210, 1843 - books.google.fr.

Comme Varron, Caton l'Ancien écrivit un De re rustica (De la chose rustique).

Pendant qu'il étoit encore jeune, il s'appliqua à l'agriculture à cause du profit qui en revenoit; car il disoit qu'il n'avoit que deux sortes de revenu, le labour et l'épargne; mais dans sa vieillesse, il ne s'y adonna plus que pour le plaisir et pour la théorie seulement : car il a fait un Traité de la chose rustique, dans lequel il enseigne la maniere de faire des gâteaux, et les moyens de conserver les fruits toute l'année : se piquant toujours de traiter ses sujets proprement et convenablement à la matiere, et d'entrer dans les plus petits détails (Plutarque, Les vies des hommes illustres et Supplément aux Vies, Tome 5, 1803 - books.google.fr.

Ce qui nous agrée dans Voltaire, c'est que sous l'écrivain on sent toujours l'homme qui a ses goûts personnels et les renouvelle sans cesse, même après la soixantaine. Non seulement il a du loisir pour cultiver ses amis; mais, quoi qu'on en dise, son cÅ“ur est tendre aussi pour la campagne, et il sait en jouir presque autant que Rousseau, bien que d'une façon différente et plus pralique. «Je me croirais très malheureux, dit-il, si je voyais le printemps ailleurs que chez moi». Et ailleurs : «Vous n'aimez pas la chose rustique, et j'en suis fou; j'aime mes bÅ“ufs, je les caresse; ils me font des mines.» Aussi veut-il mourir «laboureur et berger.» (Gustave Merlet, Chanson de Roland, Joinville, Montaigne, Pascal, La Fontaine, Boileau, Bossuet, Fénélon, La Bruyère, Montesquieu, Voltaire, Buffon, Tome 2, 1883 - books.google.fr.


[1] Pline l’Ancien, « Histoire naturelles Â», traduit par Littré, Folio-Gallimard, p. 284

[2] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « Dictionnaire des Symboles Â», Laffont, p. 213

[3] « Guide de poche des auteurs grecs et latins Â», Les Belles Lettres, p. 228