Partie IX - Synthèse   Chapitre LXIV - Super-étoile (Superstar in english)   Marcolès, 9 janvier   

Marcolès, 9 janvier, est l'un des sommets de la Super-étoile (Super-étoile).

Le mois de Janvier (Januarius, que les Grecs traduisaient quelquefois en Aionarios, d'aion) était consacré au dieu, chef de l'année ; le 1er janvier, on lui offrait le Janual, gâteau de farine, de lait et de miel. Du reste, ce jour, loin d'être perdu dans l'inaction, était consacré par des travaux, prémices heureuses et emblèmes significatifs du travail qui doit rendre l'année féconde et productive. Le consul qui entrait en charge se rendait au Capilole monté sur un cheval blanc consacré au soleil et offrait un sacrifice. Les amis, les parents, s'envoyaient des étrennes (strenae), primitivement, consistaient en figues sèches, en feuilles de laurier, et qui, plus tard, furent des gâteaux et de l'or. Le 9 janvier, on célébrait en son honneur les Agonales, et on lui immolait, par les mains du rex sacrificulus, un bélier. A l'époque de la moisson, les laboureurs l'invoquaient avec Jupiter et Junon, et lui offraient des gâteaux, de l'encens et du vin. Ou varie sur l'étymologie d'Agonales et de strenœ. Ce dernier dérive, dit-on, de Terna, ou de stren (en sabin) santé, ou peut-être de strues. Agonales, qui ne peut venir que du nom de la montagne sur laquelle on les célébrait, a été rapporté au vieux terme sacramentel ago-ne (tuerai-je?), au sabin agonia, victime, au latin agnalia (vu que primitivement ou aurait sacrifié un agneau), au grec agonia, et même à ago, jeux (élymologie préférée par Ovide); enfin, à agonos, sans angle, c'esl-a-dire circulaire, épithète qui désignait le Soleil.

Le mois de Janvier intervient dans le légendaire de Marcolès. Il y a encore au Xème siècle des gens pour revendiquer ouvertement l'héritage du paganisme antique : " Pas très loin d'Aurillac se trouve un village nommé Marcolès, près duquel on voit un gros rocher de forme arrondie. Un jour que le seigneur Géraud d'Aurillac passait par ce pays-là, un homme de sa suite nommé Adral se vanta devant ses compagnons de route de pouvoir d'un saut monter sur ce rocher. Et il le fit illico, à la stupéfaction de tous. Or, sur le compte de cet Adral, le bruit courait déjà qu'il savait pratiquer charmes et maléfices. Quand le seigneur arriva la, il y trouva arrêtés les hommes qui le précédaient. Ils se mettent à lui expliquer le saut qu'il vient de faire. Géraud se dit en lui-même qu'Adral n'avait absolument pas pu faire ça par agilité personnelle, il lève la main, et fait un signe de croix. Après coup, Adral eut beau s'y prendre a plusieurs reprises, il lui fut absolument impossible de sauter de nouveau sur le fameux rocher. Il devint clair alors que sa souplesse lui provenait d'un charme incantatoire, charme qui, après le signe de croix, devint inopérant, et que grande devait être la puissance du seigneur Géraud, dont le signe de croix avait réduit a néant le pouvoir de l'ennemi ". C'est ce méme Adral qui quelque temps plus tard, une nuit du 1er janvier allume le " feu des sorciers ". Il faudra l'intervention du saint, alors mort, pour en éteindre les effets. Il y a donc des sorciers dans l'entourage immédiat de Géraud ! (Christian Lauranson-Rosaz, L'Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan) du VIIIe au XIe siècle : la fin du monde antique ?, 1987).

Ramnulfe, 22ème abbé de Saint-Géraud d'Aurillac avait été obligé de recourir a la puissante protection du pape Innocent III pour faire respecter les biens de son abbaye, ainsi que le constate une bulle du 23 mai 1198. Il contraignit, l'année suivante, Raoul et Etienne d'Escorailles à lui rendre hommage; mais il n'eut pas le même succès auprès d'Astorg d'Aurillac. Il parait résulter, en effet, d'un acte du mois de juin 1203, qu'il aurait été tué par Astorg ou par ses ordres. Dans cet acte, Astorg déclare que Dieu, lui ayant fait la grâce de se repentir des dommages et des injustices par lui causés au monastère d'Aurillac et spécialement de la mort de l'abbé Ramnulfe , il fait donation de quinze mille sols, monnaie du Puy, qu'il prétendait avoir à répéter sur la ville de Marcolès, bien que les moines ne reconnussent sa créance que pour dix mille sol ; il abandonne, après sa mort, tous droits sur ladite ville, et, au cas où il ferait le voyage de Jérusalem, s'oblige à la remettre à la garde du monastère; il fonde, en outre, une rente annuelle de 100 sols du Puy pour faire prier à perpétuité pour l'âme de l'abbé Ramnulfe, etc. Cet acte est garanti par vingt chevaliers. Quel qu'eut été le genre de mort de l'abbé Ramnulfe, il fut enterré dans la chapelle de Sainte-Madeleine (Déribier Du Châtelet, Dictionnaire statistique du département du Cantal, 1852).

On voit que Conros et Marcolès, toutes deux proches d'Aurillac, étaient liées par une seigneurie commune. Et nous trouvons à Conros deux chapelles : Saint-Mathurin (9 novembre) et Saint-Marcellin (dont un du 9 janvier) (Mélanges historiques: Choix de documents, Volume 4, 1882).

Bon Vieillard

Du fond des archives vaticanes a été exhumé un manuscrit des révélations de Jean de Roquetaillade, que pendant longtemps on crût originaire d'Yolet, et qui commence par ces mots : " Moi, Jean de Roquetaillade, de l'ordre des Frères Mineurs, né à Marcolès dans le diocèse de Saint-Flour… "

Jean de Roquetaillade, originaire donc de Marcolès, ne saurait être rattaché ni aux Roquetaillade de Rouergue, ni aux Beaumont-Roquetaillade de la vicomte du Turenne.

Si l'on s'en rapporte à la chronique, Jean aurait énuméré plusieurs prophéties politiques avec plus de netteté encore, dans des paroles prononcées en public. Ainsi, quelques mois avant que l'invasion anglaise ne fut connue en Auvergne, le frère obtint l'honneur de prêcher, au milieu de la prairie des cordeliers d'Aurillac, devant messire Dieudonné de Canillac, évêque de Saint-Flour, et une foule d'habitants, venus de divers lieux. Là il déclara : " Qu'incontinent l'époque de " la Mère du Seigneur approchant, verrait un grand massacre. Deux géants se meurtriraient de coups eux et leurs enfants ; mais les blessures reçues par celui qui porterait des fleurs sur son bouclier, seraient les plus saignantes. Qu'après cette lamentable fauchaison, le roi de France s'ébastant, perdrait une des clefs de sa maison, et qu'icelle serait ramassée par des gens sans foi qui ne voudraient la rendre, et qu'on s'entretuerait longtemps pour la ravoir. Qu'enfin, douze lunes environ, après la perte de la clef, un loup noir se " glisserait dans la bergerie royale, et dévorerait nombre infim de victimes, bœufs, brebis et agneaux. Voici l'explication que les contemporains donnèrent de la prédiction énoncée : le massacre, indiquait la bataille de Crécy, qui eut lieu entre les Anglais commandés par Edouard III, et les Français dont les boucliers avaient des lys pour armoiries. Ce combat, désastreux pour notre pays, fut livré en 1346, le 25 août, mois consacré à la Vierge. La clef de la maison perdue, ferait allusion à la ville de Calais, prise sur nous en 1347. Le loup noir, représenterait la peste de 1348, qui, sous le nom de Mort-Noire, exerça d'horribles ravages, surtout à Paris. Ces prédictions volèrent de bouche en bouche. Leur réalisation s'accomplissant tour-à-tour, augmenta la renommée du cordelier aurillacois, et à partir d'alors, il se fit un grand bruit autour de son nom.

En 1349, le pape le manda à Avignon. Dans ce temps, trônait assis sur la chaire de Saint-Pierre, un natif du château de Maumont, près Limoges, son nom de famille était Roger de Beaufort. Encore enfant, on le vit prendre l'habit de bénédictin à l'abbaye de la Chaise-Dieu en Auvergne, contiguë à La Chapelle-Geneste. Il se trouve donc quelque peu Auvergnat, au moins par le lieu où il avait reçu sou instruction et fait ses premiers vœux. Nommé successivement proviseur de Sorbonne, nonce à Paris, archevêque de Rouen, puis cardinal par Benoit XII, Pierre Roger devint pape, et s'appela Clément VI. Le pontificat lui avait été prédit par Aldebrand, prieur du monastère de Thuret, diocèse de Clermont, lorsque le pauvre moine revenant de Paris à la Chaise-Dieu, fut dépouillé par des voleurs, dans les bois de Randan. Aldebrand recueillit Roger dans son couvent, l'habilla, le nourrit, et lui remit quelque argent pour continuer son vovage. Celui-ci plein de gratitude, dit au prieur à son départ : - " Quand pourrai-je récompenser ce bienfait? " - " Quand vous serez pape ! " reprit le prieur en regardant le jeune bénédictin, dont les yeux brillaient de vivacité et d'espérance. - " Soit ! " répliqua ce dernier. En effet, aussitôt qu'il eut été élevé à la papauté , Clément envoya quérir Aldebrand, le nomma d'abord camérier, et ensuite archevêque de Toulouse.

En 1348, le pape canonisa Robert d'Aurillac, fondateur de la Chaise-Dieu, et fit reconstruire à ses frais, l'église de cette communauté. Sous son règne vécurent : Pétrarque et Laure son amie, immortalisée par quelques soupirs, qui sont restés après cinq cents ans tout humides encore de poésie et d'amour.

Roquetaillade se rendit à l'appel de Clément. La ville d'Avignon ne séduisit pas notre franciscain : il la trouva trop mondaine. Toutefois par un pressentiment singulier, l'immense château papal, bâti sur un rocher, l'étonna et l'effraya. Au soleil couché, moment indiqué pour l'audience, Rupescissa fut introduit dans une grande salle du palais, dont plusieurs flambeaux éclairaient les tapisseries et les peintures. Le pape était assis, n'ayant près de lui qu'un seul cardinal qui se tenait debout à ses côtes. Cette résidence placée sur une colline escarpée avait autrefois une physionomie toute mititaire et se ressentait dans sa construction, des guerres intestines du temps. C'est Clément V qui commença le palais, sur un plan très spacieux, car il fallait loger le pape et sa cour souveraine. Jean XXII qui succéda à Clément V, termina l'église et une partie notable des fortifications. Après lui, Benoit XII fit en 1336 la grande aile du nord regardant la cathédrale. Clément VI continua tes travaux, et éleva pour sa part, la façade occidentate (1350). C'est à Innocent VI, que l'on doit les deux chapelles ultérieures, placées l'une sur l'autre, ainsi que les tours de la (radie et de Saint-Laurent. Au centre dominait une construction massive nommée l'Estrapade, dans laquelle se trouvait à ce qu'il parait, la prison du Soudan dont it sera parté ptus tard. Parmi ces bâtisses, les architectes avaient ménagé d'espace eu espace, de vastes cours intérieures pour tes besoins du service et te mouvement des chevaux. Une enceinte solide opposait à toute surprise, car des donjons surmontés de mâchicoulis reliaient entre eux les angles saillants du château, qui commandait par sa situation, soit la ville, soit le cours du Rhône. Comme jusque-là, tout avait été saerifié à la sécurité personnelle, t'édifice ressembtait à une citadette. Alors vint un homme de goût, qui jeta une pensée gracieuse au milieu de ces murailles menaçantes. Urbain V en effet (1364), orna les pentes de la montagne, par des jardins en terrasse, au milieu desquels on plaça des statues. Déjà Clément VI avait donné l'exemple de cet nrprt aux beaux-arts, en faisant peindre à fresque les salles principales de ses appartements. Aussi Froissart pouvait-il sans être contredit, appeter ce séjour : a la plus belle et la plus forte maison du monde. "

Quant à l'église, aujourd'hui cathédrale d'Avignon, elle est consacrée à Notre-Dame, et se trouve située sur la partie la plus élevée du rocher. L'on distingue dans sa nef, parmi d'autres sépultures historiques, le tombeau de notre Jean XXII grand pontife, auquel remonte, ainsi que nous l'avons dit, l'érection de l'évêché de Saint-Flour ; et celui de Benoit XII, homme d'esprit, qui dans un instant d'abandon, avait inventé ce mot devenu célèbre : Bibamus papatiter.

Les papes ne résidèrent à Avignon, que l'espace de 72 ans. C'est Grégoire XI, qui rétabtit, en 1377, le siège pontificat à Rome. Le Saint-Père paraissait âgé d'environ soixante ans. Ses portraits nous le représentent avec une figure pleine et ouverte. Il était imposant du reste et très grand seigneur : sous le prêtre on sentait le roi. Une de ses habitudes, quand il parlait, consistait à agiter distraitement entre ses doigts, sa croix pectorale, aux quatre angles de laquelle étincelaient les feux d'un gros saphir. Le talent l'enivrait. Fastueux par position, quoique pieux jusqu'au scrupule, toute vertu lui plaisait comme toute gloire. Jean se prosterna en entrant, et resta longtemps dans cette humble posture, qui exprimait d'une manière touchante, le sentiment qu'il avait de son infériorité. Puis le cordelier s'étant relevé, s'avança jusqu'au point que le souverain pontife lui indiquait de la main, et resta là, immobile et les yeux baissés. Clément VI le fixa alors attentivement, et remarqua qu'il régnait dans cette tète, un mélange de tristesse et d'audace vraiment caractéristique.

D'après quelques manuscrits, l'entrevue du pape avec le religieux fut telle, que le chef de la chrétienté convaincu par les déclarations, et les prophéties que lui fit le moine, de sa mission providentielle, le laissa partir sain et sauf, en lui recommandant neulement plus de prudence. Mais la légende ne s'en est pas tenue à ce résultat. Il lui faut à elle, les détails circonstanciés, les explications menues : c'est là son faible. Ne l'en blâmons pas, et faisons profit de ses indiscrétions. Ainsi, par exemple, quels pouvaient être ces mystères, qui dévoilés à Clément VI, l'avaient tout-à-coup vaincu et apaisé? La légende va nous le dire. D'après elle, le pape parla au cordelier de ses déclamations trop vives contre les prétendus scandales du clergé, scandales qui n'étaient que des fautes, fâcheuses sans doute, mais inhérentes aux mœurs publiques du temps ; il regretta une critique évidemment exagérée, et témoigna la peine qu'il en ressentait.

On put remarquer la manière habile dont répondit Rupescissa. Ce moine, sans se rétracter au fond, alla pourtant dans la forme jusqu'à l'excuse, en disant :

- " Est-ce la lampe qui a cessé de briller, ou les yeux de s'ouvrir ? Vous seul le savez, Saint-Père : si j'ai mal vu au milieu des ténèbres, que Votre Sainteté ait " pitié de moi et me pardonne ! "

- " Vous surexcitez l'esprit du peuple, en annonçant ce qu'il vous plaît d'appeler l'avenir. Où donc est le signe apparent de votre mission ; montrez-moi sur votre front le rayon lumineux des prophètes? "

Le frère releva la tête et répondit avec assurance :

- " Ce rayon qui ne brille pas au dehors, mais qui m'éclaire au dedans, c'est la foi ! La foi qui vivifie l'argile, qui fait lever les os desséchés et leur imprime le mouvement. Le signe apparent : c'est l'austérité de ma vie ; manteau de plomb sous lequel j'ai étouffé ma jeunesse, afin de mieux me rapprocher de Dieu, et d'obtenir, moi indigne, d'être visité par lui. "

- " Bien des hommes, dit le pape avec un peu d'ironie, ont pu se croire visités de Dieu, et qui au lieu de rencontrer la vérité, se sont isolés d'elle, ne songeant que des songes, comme parle l'Ecriture. "

Jean ne répliqua pas. Le souverain pontife l'entretint alors des prédictions affligeantes qu'il faisait a tout propos contre l'Eglise ; et après avoir reconnu avec lui que l'Eglise était un navire destiné à être souvent battu par la tempête, il croyait cependant qu'un prêtre de Jésus- Christ, loin de se laisser porter au découragement, devait avoir confiance dans le triomphe universel et prochain du catholicisme.

Le cordelier hocha la tête avec anxiété, puis s'inclina profondément, et répondit : " Mon bon ange m'assistera... J'aurai confiance ! "

Le pape ensuite le gronda doucement sur ses pratiques alchimiques, trop longtemps poursuivies. Jean s'excusa, lui rappelant l'exemple du savant Gerbert, de saint Thomas d'Aquin, et même de son prédécesseur presque immédiat, Jean XXII, d'immortelle mémoire. A ce dernier nom, le Saint-Père parut surpris, et demanda quel fondement il pouvait avoir pour croire cela, alors que Jean XXII avait précisément publié la bulle : Spondet pariter, qui au contraire blamait ces expériences, et déclarait coupables, les chercheurs d'or artificiel. Il y eut un instant de silence.

- " D'autant plus que faire de l'or, est sans doute impossible ", ajouta le vieux pontife.

Le moine tressaillit et répondit :

- " Sa Sainteté Jean XXII n'en jugeait peut-être pas ainsi, car bien des gens ont cru que le véritable motif de la bulle était, que le défunt pape ne voulait ni rester soupçonné d'hermétisme, ni laisser continuer des recherches qu'il estimait dangereuses à son point de vue particulier. "

Clément VI répondit sans la moindre apparence d'humeur : que ce pouvait être là une appréciation personnelle, mais que logiquement on devait la réputer erronée, puisqu'elle cherchait une intention autre que celle qui se trouvait clairement exprimée.

- " Aussi n'est-ce pas la logique, dit Jean, mais une voix intérieure qui me dicte mes paroles. "

Le pape le trouvant de nouveau sur ce penchant d'idées, lui contesta cette voix intérieure, et le poussa à donner enfm quelque raison qui pùt lui démontrer la véracité de ses inspirations divinatrices.

- " Ceci ne se démontre pas, dit le moine, "

- " Soit ! répliqua le pape avec bonté. Eh ! bien, laissez la démonstration et opérez sur ma persuasion : je n'exige plus qu'on prouve, je demande seulement a être convaincu. "

- " C'est plus facile ", observa Jean.

Mais le moine demeurant absorbé en lui-même et se taisant. Clément VI fit un signe imperceptible, et le cardinal qui était resté présent jusque-là, sortit de l'appartement.

- " Mon fils, dit alors le pape, vous voilà maintenant seul en face de moi ; parlez sans crainte. "

Roquetaillade sembla faire un effort douloureux et dit :

- " Je vais peut-être déplaire à Votre Sainteté, mais il est nécessaire qu'elle me permette de lui adresser une question. Et alors il lui demanda : Saint-Père, y a-t-il quelque chose que vous soyez seul à savoir au monde ? "

- " Qu'importe ! répliqua sévèrement le pape, " toisant des pieds à la tête le moine hardi.

Ruspicessa joignit les mains en signe de déférence respectueuse, et demeura muet. Clément VI le voyant redevenu pensif, prit son parti et ajouta :

- " Il me plaît de vous répondre.... Il y en a deux. "

- " Si je vous les dis toutes deux, continua le cordelier, croirez-vous? "

Le souverain pontife répondit avec dignité :

- " Sa Sainteté avisera ; parlez. "

- " Eh ! bien, la première, c'est que le soir même du trépas de l'illustre pontife Jean XXII, quelques heures avant qu'il ne rendit le dernier soupir, lui mourant et se confessant à vous Monseigneur nonce, vous prédit la papauté, et glissa entre vos doigts, une petite clef d'argent. Cette clef ouvrait une cassette scellée dans une certaine partie du mur de son cabinet qu'il vous désigna. Après le décès du pape, Votre Grandeur entra seule dans ce cabinet, alla au lieu indiqué, avança le coffre, l'ouvrit et y trouva...

- " .... De l'or sans doute? " interrompit Clément VI en souriant.

- " Non, dit froidement le moine, mais le secret d'en faire. La cassette contenait un manuscrit, écrit de la main de Sa Sainteté défunte, et portant pour titre : Ars transmutatoria. Quelque révélation inattendue se trouvait mentionnée aux premières lignes, car après les avoir lues, daignez vous en souvenir, tout " votre corps trembla. Ensuite faisant hâte, vous avez remis ce cahier dans le coffre, lequel fut replacé au même endroit, où il est encore. " Le pape pâlit, et traversa le franciscain de ses yeux vifs et perçants. La figure impassible de Roquetaillade soutint vaillamment ce regard, sans manifester aucune émotion. Tous deux s'étaient tus. Nul bruit ne se faisait entendre dans la salle. Seulement par chaque fenêtre restée ouverte, on entrevoyait le ciel semant avec profusion les étoiles de son manteau d'azur, et la nuit répandant au loin, sa sérénité et son silence.

Clément VI reprit la parole le premier :

- " Et la seconde chose dit-il ? "

Le moine continua :

- " Huit années s'écoulèrent. Le 7 mai 1342, vous êtes devenu pape, ainsi que Jean XXII l'avait prédit. La nuit qui suivit cette exaltation, Votre Sainteté, sur l'indication du manuscrit, descendit très-secrètement dans un caveau du château papal ignoré de tous ; et là, sous une couche légère de sable, elle a pu compter deux cents lingots d'or fin, pesant chacun un quintal, et provenant positivement d'alchimie. Ce trésor, après vous avoir aidé l'an dernier à acheter le comtat d'Avignon, vous sert en ce moment à construire les beaux remparts de la ville, au grand dépit du roi de France. "

Cette fois, le regard du pape brilla d'un éclair de courroux, et il demanda, vivement au cordelier, s'il était venu d'autres fois à Avignon ? Sur la réponse négative, Clément VI se leva de son siège et tomba à genoux devant un crucifix posé sur une console voisine, en disant au moine :

- " Mon " fils, prions ! " Après un assez long espace de temps, pendant lequel le souverain pontife parut courbé sous des pensées pesantes, il se releva plus calme, changea de conversation, et reprit :

- " Vous avez cherché, nous a-t-on dit, la pierre philosophale ; " qu'est-ce donc que cette essence merveilleuse ".

- " C'est répliqua le frère, la glorification du beau et du bon, dans l'ordre moral et physique. "

- " Existe-t-elle ? "

- " On peut le croire sans péché. "

Le pape poursuivit :

- " Le secret de fabriquer de l'or pourrait-il être utilisé à un point de vue purement religieux ? "

- " Oui, Saint-Père ; il faudrait par son aide, avilir les métaux précieux, afin de ramener les hommes à la vie patriarcale ".

- " Jean de Rupescissa, en dehors de toute pronostication apocalyptique, que v voyez-vous dans les âges futurs envisagés humainement ?

- " Je vois l'Europe subissant bientôt une épreuve décisive ; il me semble démêler des luttes qui changeront la forme sociale de nôtre monde déjà vieux. "

- " A quoi reconnaissez-vous cette vieillesse du monde ? "

- " A la corruption des grands, à l'égoïsme des petits, aux vices de tous : ce " sont là les rides d'un peuple. "

Tout en faisant la part de l'enthousiasme excessif de Roquetaillade, Clément VI ne put s'empêcher d'être frappé par la hauteur des aperçus de cet esprit nerveux et prime-sautier. Il le regarda alors avec douceur, comme s'il eût ressenti à son tour, le charme du rayonnement prophétique dont le moine marchait environné.

Sa Sainteté reprit :

- " Il y a ici un couvent franciscain, voulez-vous rester près de nous ? "

- " Cette ville a trop de bruit pour moi, répondit Rupescissa avec une appréhension mal contenue ; que Votre Sainteté daigne me rendre à ma solitude d'Auvergne. "

- " Retournez-y, mon fils, et qu'il soit fait selon vos vœux ; nous penserons " à vous. "

Puis le pape, frappant dans ses mains, un camérier entra, et Clément lui dit : - " Ayez soin de ce bon frère ; qu'on le laisse aller en paix. "

Le cordelier s'étant agenouillé, le Saint-Père lui donna sa bénédiction, et continua tout haut, d'une voix accentuée :

- " Mon enfant, Dieu s'est réservé les secrets de l'avenir, et il est dangereux à un être mortel d'avoir la prétention de s'élever si près du souverain Créateur. "

Puis mettant le doigt sur sa bouche, il ajouta :

- " Soyez prudent ! "

Telle est la légende, inexacte sans doute, mais curieuse néanmoins. Rupescissa revint triomphalement à Aurillac. Les franciscains de cette cité l'allèrent attendre, et le ramenèrent en procession jusqu'à leur monastère. Le 6 décembre 1352, Clément VI mourut, ayant gouverné l'église dix ans et sept mois. Selon ses désirs, sa dépouille mortelle fut portée à la Chaise-Dieu, en Auvergne, et inhumée dans un tombeau de marbre qu'il avait fait exécuter de son vivant, par plusieurs sculpteurs italiens. Le transport de ce sépulcre et du cadavre papal, coûta cinq mille sous d'or.

C'est au mois d'avril 1353, qu'arrivèrent à la Chaise Dieu les restes du pape, cousus dans une peau de cerf, que l'on croyait être alors le meilleur récipient pour conserver les parfums et empêcher l'altération des chairs. Le corps était accompagné de prélats, d'Hugues Roger frère du défunt, et de ses neveux. Après les obsèques, on scella sur le tombeau un couvercle en marbre noir qui supporte la statue couchée du pontife. Le 7 décembre 1352, vingt-huit cardinaux réunis à Avignon, entrèrent en conclave. La plus grande partie voulait donner la tiare à Jean Birel, général des chartreux. Mais le cardinal de Talleyrand craignant l'excessive sévérité de ce moine, les en détourna, et Etienne Albert fut acclamé, après onze jours seulement de délibération : il prit le nom d'Innocent VI. Bizarre coïncidence des événements humains ! Si Birel avait été élu, Rupescissa dont ce chartreux partageait les idées réformatrices, serait devenu selon toutes les probabilités prince de l'église, et au lieu de mourir prématurément dans un cachot, aurait comme cardinal, présidé sans doute au retranchement des abus. La secousse que ces deux hommes pouvaient donner à l'humanité est incalculable. Alors l'église eût reçu son correctif légitime, et venue normalement de la papauté, cette réforme dispensait peut-être de celle de Luther.

Quoi qu'il en soit, tant que Clément VI avait vécu, Roquetaillade qui éprouvait pour lui une affection filiale, resta dans un repos relatif ; mais l'excellent pontife mort, il se regarda comme délié de toutes promesses, et ses sermons devinrent de plus en plus agressifs. Dès ce moment il tonna avec violence contre les richesses du clergé, contre ses mœurs, ses superfluités, son orgueil. Les barons laïques ne furent pas épargnés et le franciscain austère leur reprocha publiquement leurs vices sans nombre et leur tyrannie sans égale. Ainsi d'un côté, il demandait pour l'église régulière et séculière, le retour à l'ancienne discipline; d'un autre, il voulait anéantir le système féodal, qu'il reconnaissait avoir été un lien politique nécessaire pendant le XIème siècle, mais qu'il soutenait s'être transformé au XIVème, en un joug écrasant. Jean arriva jusqu'à prétendre qu'en morale, la dureté envers soi pouvait seule nous sauver : ajoutant que ce n'était pas seulement les moines qui devaient mendier, mais les abbés, les évêques, le pape lui-même. Enfin ses prédications prirent des proportions si audacieuses, que bientôt une certaine effervescence se manifesta parmi les cordeliers d'Auvergne, et même un commencement d'agitation dans le peuple.

En 1355, Innocent VI, instruit de cela, fit écrire sévèrement au moine, et lui ordonna de se taire, sous peine d'interdiction. Cet ordre, loin d'arrêter Ruspescissa, qui écoutait disait-il avant tout, la voix de sa conscience, l'excita davantage. Aussi après avoir longtems refléchi et prié, il écrivit un petit livre devenu fameux, et d'une témérité de pensée dont rien n'approchait encore Roquetaillade ne put se dissimuler que cet ouvrage lui attirerait des persécutions. C'est pourquoi il l'intitula : varie mecum in tribulatione; ce qui se traduit littéralement : marche avec moi dans l'affliction.

Dans cette étonnante production, œuvre d'un Savonarole anticipé, Jean déclare qu'il n'est pas prophète comme les saints patriarches qui reçurent autrefois des révélations immédiates de la Providence ; mais que Dieu lui avait donné la faculté de voir par l'Ecriture, ce qui devait arriver un jour, " Ego sicut vilis et abhominabitis precator, ea quae dico, non dico de capite meo, nec sum propheta, sed tantum pro intelligentias prophetarum. " Cela dit, il entre en matière, et paraît vouloir prédire quatre ordres différents de faits :

Premièrement : - Que le pape soumettra un jour toute la terre qui l'acceptera pour son maître.

Secondement : - Que l'Eglise aura encore beaucoup à souffrir, en expiation du luxe, de la mollesse, et du peu de vertu de ses chefs. A cette occasion il indique la venue prochaine de deux antéchrists, qui seraient cependant vaincus par un archange à l'épée de feu, lequel après cette gigantesque victoire, accomplirait la grande réforme de la chrétienté.

Troisièmement : - Que la guerre avec les Anglais ne finirait, qu'après que le royaume de France aurait été piétiné, gaté et ravagé dans toutes ses provinces. Il corrobore cette prophétie, par d'autres prédictions, enveloppées de phrases obscures, mais dans lesquelles les contemporains crurent reconnaître l'annonce: de la bataille de Poitiers, et de la captivité du roi Jean (1356) ; de la jacquerie des vilains (1357); de la famine de 1358; enfin du Traité de Brétigny (1360), par lequel la France céda la suzeraineté de la Guienne, la propriété du Poitou, de la Saintonge, de l'Agenois, du Périgord. du Limousin, du Quercy, de l'Angoumois et du Rouergue ; sans compter 5,000,000 d'écus d'or, rançon du roi.

Quatrièmement : - Qu'il y aurait un jour des changements extraordinaires dans l'état fondamental du pays.

C'est sur ce dernier point que nous croyons devoir appeler l'attention de nos lecteurs, car après tout, les divinations relatives aux époques passées, ne peuvent nous offrir actuellement qu'un intérêt médiocre. Mais qu'on lise l'extrait suivant applicable au XIXème siècle, et l'on verra si c'était un mince esprit que celui qui, en un temps de barbarie, prévoit le grand travail démocratique futur, et résout quatre cents ans d'avance, le formidable problème de notre civilisation moderne.

Voici ce passage, pris dans une vieille traduction :

" Aulcuns me disent : pourquoi vous limiter à un lustre ou à deux lustres, au lieu de vous être en allé par delà, pour nous faire cognoistre ce qui doibt advenir un long temps après que nous serons trespassez et roidis. Aulcuns m'accusent de peu de sapience, pour ce que je ne m'enfonce pas trop avant dans les choses futures. Si je ne le faiz, gens mal avisez qui me blasmez, c'est à ceste fin de ne pas troubler la foiblesse de vostre entendement, car vous cuidez que ce qui est présentement, éternellement sera. Les moines imaginent que ils prendront tous jours la dixme sur les vilains, gent taillable et corvéable ad misericordium Domini. Les baillis et les viguiers croient que ils tolliront tous jours la char et la pel aux paouvres plaideurs. Les bannerets et chastelains cuident avoir à tout jamais les droitz d'ost, de ban, champart, main morte, quint et requint, lods et censives, foiaige, pulvéraige, et aultres que ne saurois nombrer. Les gens d'armes, routiers, soudards, et malandrins pensent que ils pourront tous jours vivre sur le commun en mangeant les bonnes nues du manant. Mais si, non content de me tenir clos et emprisonné dans l'aage mille quatorzième, j'arrivois aux siècles plus loingtains, vous seriez tous esbahis et desconfitz. Vous verriez la fourme et substance de toutes choses muée du tout en tout non point en ce que l'on ne aura plus ni jacquettes, ni hennins, ni sambucques pontificales ; non point en ce que on ne mangera plus de paons farcis, de héroneaulx à la saulce, et de poires à l'hypocras ; mais muée de telle sorte que rien n'en restera. Les belles abbayes qui nourrissent l'orgueil de tant de religieux, seront destruites ou hantées par les vilains ; et les beaux ordres de la chrétienté, prendront fin misérablement. De mesme les seigneurs qui ont en nos jours la justice haulte et basse, les fourches et l'échelle, se estimeront trop fortunés, se ils peuvent saulver leur col de la hart. Et pour quant aux maltotiers, et maistres d'hostelz, ils verront pareillement leurs privilèges deschoir averque les droitz d'aubaine, de régale et d'hébergement. De mesme les taillers de vestimentz, les vergetiers, les esperonniers, les futaillers, les étuvistes et autres gens de métier, verront disparaître leurs jurandes et maitrises, et il n'y aura plus de statuts pour aulcun. Que dirois-je du roy notre sire ? Sa couronne sera ébranlée et deffaicte, et un jour adviendra où sera réalisée ceste parole de l'Ecripture : Les premiers seront les derniers.

Roquetaillade était-il donc un prophète ? Non. En effet si l'on veut prendre la peine d étudier le fragment cité, on verra que sans nul besoin de secours surnaturel, une perspicacité sé\ère et inflexible lui révélait l'histoire future de l'humanité. Nous-mêmes, par l'analyse, nous pouvons renouer chaque anneau de la chaîne.

Ainsi au XIVème siècle, les communes étaient nées, et ce labeur d'affranchissement favorisé par les rois que la féodalité inquiétait, venait de s'accomplir d'une manière définitive, grâce au triomphe du tiers-état. Qui sait si le bon sens du cordelier ne partit pas de cette base, pour mesurer le terrain gagné peu à peu ? Qui sait, s'il ne vit pas alors tous ces droits féodaux et cléricaux, restreints d'abord, et enlevés successivement ensuite, tantôt pacifiquement, tantôt de haute lutte, à mesure que l'esprit de liberté se répandait dans les intelligences, ou se faisait jour dans les lois ?

Rupescissa assista donc probablement du haut de sa pensée, à cette marche patiente des choses humaines Il regarda se créer la prépondérance de la classe moyenne aux dépens de la classe élevée ; il vit la noblesse s'énerver dans une puissance déjà amoindrie, et la plèbe semblable à la marée montante, grandir et gagner du lerrain. Or, s'aidant de ces deux premiers faits acquis, et posant pour troisième terme, que les sociétés ne restent pas stationnaires, puisqu'on ne pose jamais une borne au temps, le reste du calcul se trouva être la racine d'une équation.

Alors son imagination put entrevoir, dans quelque demi-jour lointain, un monde nouveau qui effaçait toutes les anciennes zones acceptées. Il aperçut une société, sans nom encore, qui s'enfantait elle même au milieu des convulsions, imitant en cela les magnifiques et terribles efforts par lesquels la nature se refait et se renouvelle. Tous ces événements, accomplis depuis 1789, étaient en germe en 1356, mais à l'état latent et lui, l'Auvergnat inspiré, en donne à la foule le sens caché et supérieur. Là, il doit nous être permis de l'admirer franchement, car pour arriver à une si prodigieuse intuition de l'avenir, il a fallu voyager sur ces hautes cimes intellectuelles, où le génie seul monte et prend pied.

Innocent VI se fit lire le Vade mecum, et en fut mécontent. Cette irruption dans le domaine de la politique, cette annonce du renversement plus ou moins prochain de l'état général existant, l'irritèrent. Un pareil factum, tout rempli d'éblouissements et de brûlures, lui parut dangereux. Il y avait en outre dans la désobéissance du cordelier aurillacois, aux prohibitions expresses du souverain pontife, un méfait si coupable, qu'il ne pouvait être ni passé sous silence, ni laissé sans punition. Après tant de longanimité inutile, Sa Sainteté jugea que la rigueur était le véritable exutoire à employer pour débarrasser le corps ecclésiastique de certaines humeurs inquiètes qui s'y montrent de temps en temps. Réfléchissant sur la punition applicable, le pape ne trouva rien de mieux que les murailles d'une prison : l'enlèvement du moine fut donc décidé. A la fin de 1356, Roquetaillade reçut l'injonction de se rendre au monastère de Saint-Flour, et d'y attendre en retraite pénitentiaire, des ordres ultérieurs. A cette nouvelle, les franciscains furent terrifiés ; mais Jean, resté calme, décida qu'il obéirait. Rupescissa partit d'Aurillac en procession, entouré de cordeliers, auxquels s'étaient réunies toutes les corporations de la ville, chacune avec sa bannière. Lorsque le cortège eut dépassé le couvent du Buis, et fut arrivé au hameau nommé Croizet, lieu qui forme sur ce point, la limite du franc-alleu d'Aurillac, l'assemblée entière se mit à genoux, lit une prière en commun, et s'en retourna non sans émotion. Néanmoins, à part les cordeliers, dont les craintes éveillées, jugeaient assez nettement la situation, nul ne songeait à mal. On croyait que Rupescissa était mandé près du Saint-Père pour des explications qui se termineraient sans doute à son honneur, et à l'extrême confusion de ses ennemis.

Hélas! cinq semaines plus tard, nous retrouvons Jean à Avignon, rigoureusement tenu dans une tour, dépendant du palais papal, et qu'on appelait le Soudan. Puis les hommes et l'histoire l'oublient durant quatre années. Mais pendant cet intervalle, le temps avait marché, et plusieurs des événements prédits par le cordelier dans le Vade mecum, s'étaient réalisés. Ainsi, après que la défaite de Poitiers eut amené la prise du roi de France, des troubles civils survinrent. L'éte suivant vit la jacquerie, effroyable révolte, signalée par toutes les horreurs qui peuvent accompagner le soulèvement d'une populace ignorante et exaspérée. Ensuite arriva la disette. Tous ces faits se développant d'une manière successive, unis inexorable, comme si une loi fatale présidait à leur accomplissement, frappèrent l'imagination publique, et appelèrent de nouveau l'attention sur le moine captif.

Alors une réaction se fit en sa faveur. On relut son livre avec une espèce de piété, car désormais ce n'était plus l'œuvre d'un rêveur, mais presque d'un prophète. Bientôt quelques personnages puissants s'étant interposés, obtinrent du pape un relachement aux rigueurs de son sort. Sans te rendre libre, il lui fut permis de quitter la prison du Soldan pour celle de Bagnolles, sise dans un faubourg d'Avignon, près de la rivière. On lui donna la permission d'écrire, de lire, de parler. Et comme le franciscain avait beaucoup d'érudition jointe à une grande éloquence, les cardinaux eux-mêmes se constituèrent les plus empressés de ses auditeurs.

En ce temps, aucun voyageur considérable ne traversait le Comtat, sans aller visiter Roquetaillade. C'est ainsi que Froissart le vit en 1360, et lui consacra dans ses chroniques, deux chapitres curieux.

C'est une circonstance à signaler, que la pensée de Roquetaillade, loin de s'énerver sous les verroux, s'y maintint intacte, par une gymnastique prolongée de toutes ses facultés. Jugeant sa parole dure et parfois cassante, il demanda pour l'assouplir, quelques leçons aux écrits de la renaissance italienne, pensant avoir ainsi plus d'action sur les humanistes. Le moment était bien choisi. Pétrarque venait de passer à Vaucluse, jetant dans l'air sonore, des notes d'une éternelle harmonie.

Or, de même que tout doigt qui effeuille des roses en garde le parfum, de même l'atmosphère dans laquelle un poète a vécu et souffert, retient quelques effluves de sa passion. Jean se trouva donc jeté à Avignon, au sein d'une température essentiellement littéraire, et ses idées y prirent un tour plus odorant et plus doux. C'est pourquoi un jour que le cardinal d'Arras et le cardinal d'Auxerre étaient venus l'entendre, voulant le censurer, Rupescissa reprit pour sujet de discours sa fameuse thèse sur les richesses du clergé. Mais au lieu d'être acre comme autrefois et raide dans son langage, il entoura de ouate ce théme scabreux, et l'enveloppa doucement. D'autres fois cependant cette âme sulfureuse éclatait en violences. " J'ai mon siècle à punir et l'humanité a venger, écrivait Jean à innocent VI, et quoi qu'il advienne, je le ferai. " Souvent la tendresse de son cœur s'épanchait d'une façon touchante. Il disait a ses auditeurs : " Oui, je suis prisonnier et je ne me plains pas ... et pourtant en ce moment les lys fleurissent, l'alouette chante, et la brise fait la folle dans les lauriers de vos jardins. " Puis : " Voyez ces nuages qui courent la-haut au-dessus de nos tètes. Savez-vous pourquoi ils sont si beaux? C'est parce qu'ils sont libres. Il y a certains instants joù je surprends mou âme vouloir m'échapper pour les suivre, pecaïre! Comme si elle se sentait des ailes. " Parfois, pareil au saint fondateur de son ordre, François d'Assises, il éprouvait des élans d'amour pour les animaux, pour les insectes, même pour les objets inanimés. Ainsi il appelait le sépulcre, mon frère ; une hirondelle, ma sœur ; une mouche, ma parente; les étoiles, ses confidentes ; les fleurs, ses amies ; entrant de cette manière par une affection immense et panthéistique, en communication avec toute la nature.

Les plaintes, navrantes et pétries de pleurs, de Roquetaillade agissaient vivement sur l'imagination d'une population que le soleil brûlait, et qui depuis Pétrarque, appartenait à la poésie. De tous côtés, on demandait au Saint-Père la grace du franciscain, et rependant le pardon ne venait pas. Sur ces entrefaites, Innocent VI, valétudinaire depuis la peste de 1361, expira le 12 septembre 1362.

Le cardinal d'Aigrefeuille, éprouvait pour lui cette affection compatissante qu'inspire le talent méconnu et persécuté. D'Aigrefeuille, s'étant interposé très avantageusement pour la nomination du nouveau pape Urbain V, obtint enfin de Sa Sainteté l'ordre d'élargissement du cordelier.

Jean, vieux et brisé par une détention si longue, demanda avec instance d'aller revoir sa province natale. Au fait les enfants de l'Auvergne ont ci-la de particulier, qu'ils gardent continuellement de leur pays, comme une nostalgie secrète. Mais des raisons majeures ne le permirent pas, et Urbain lui assigna pour résidence, le monastère de Villefranche, au diocèse de Lyon. Il y arriva en décembre 1362.

Réfugié là, Rupescissa revint aux études de sa jeunesse, à l'alchimie. Détournant les yeux des misères du monde, nous le voyons se replonger avec délices dans les macérations, et aussi dans cette contemplation des choses occultes qui était sa joie. Souvent la nuit, on le rencontrait parcourant les préaux, écoutant les grands bruits promenés par les vents, recueillant la rosée sur les herbes endormies, cherchant enfin ces ardentes émotions du cœur qu'éprouve celui qui parvient à dérober quelques secrets a la nature. Toujours jeune d'imagination, il recommença son infatigable exploration au milieu des broussailles les plus ardues de la science hermétique, et termina un traité qu'il avait ébauché lorsqu'il était renfermé à Bagnolles. Ce livre intitulé : De Consideratione quintœssintiae rerum omnium, obtint un succès tel, que les érudits l'attribuèrent longtemps à Albert le Grand. Il fut imprimé à Lyon en 1549 sous le titre Vertus et propriétés de la quintessence de toutes choses. Mais la critique historique a établi depuis d'une manière positive, qu'il fut composé par un frère mineur, alors en captivité, et on le restitue aujourd'hui généralement à Roquetaillade.

Vieilli et brisé, Roquetaillade disparaît en 1364 au monastère de Villefranche. Celui qui répondit au pape Innocent VI qui lui enjoignait de se taire : "J'ai mon siècle à punir et l'humanité à venger, et quoi qu'il advienne, je le ferai ! ", laisse une œuvre considérable. Dont des traités d'alchimie Luminis liber, De Secretis Alchemia... (Déribier Du Châtelet , Dictionnaire statistique du département du Cantal, 1857).

L'analogie Lapis = Christus, l'assimilation de la Pierre au Christ, se retrouve notamment dans les écrits d'Arnauld de Villeneuve via Pietro Bono de Ferrare et surtout de Jean de Roquetaillade.

Jeune Mort

Le jeune mort en question est Jean Demaison, inscrit sur le monument aux morts de Marcolès, mort à Celle en Allemagne le 24 avril 1945. Il n'y a pas plus d'information le concernant actuellement.

C'est l'occasion de parler de Celle par l'intermédiare de Johann Arndt.

Jean Arndt, surintendant général de l'Eglise luthérienne du district de Celle, où il mourut en 1621, naquit près de Köthen, la capitale de l'homéopathie, en 1555. Dans un ouvrage intitulé Le vrai Christianisme, cet homme, dont la piété égalait le savoir, montra comment Dieu se fait connaître à nous soit par ses œuvres, soit par sa Parole, et il servit ainsi à amener plusieurs milliers d'àmes à la connaissance du salut. Son livre, qui fut traduit dans presque toutes les langues de l'Europe et en plusieurs langues de l'Asie, est encore aujourd'hui considéré par les chrétiens d'Allemagne comme un des ouvrages les plus précieux qui existent sur la piété pratique. Jean Arndt fut dénoncé par plusieurs écrivains de son temps comme un faux docteur; il eut à supporter une opposition violente et de nombreuses accusations d'hérésie.

Amphitheatrum Sapientae aeternae - commons.wikimedia.org

Johann Arndt (auteur du Vrai Christianisme) écrivit un commentaire de l'Amphitheatrum de son ami Khunrath. Il fut le maître de Jean-Valentin Andrea (1586-1654) l'auteur des Noces Chymiques et sa spiritualité piétiste à nourrit le futur rosicrucisme. S'il n'a pas été alchimiste, Arndt possédait un laboratoire où il expérimentait des remèdes médicinaux dans l'esprit de Paracelse (Christian Gottlob Barth, Annales abrégées de l'Eglise de Christ, 1838).