Louis XIV s’installe à Versailles en 1682, année de la clôture de la Chambre Ardente, bien que les travaux ne fussent pas encore terminés. Ceux-ci commencèrent en 1661 et dureront près de 50 ans. Le Vau, qui commence la construction, puis d’Orbay et Mansart, conservent autour de la cour de marbre le petit château Louis XIII qu’il surélève et prolonge de deux ailes qui s’écartent progressivement. De la terrasse on aperçoit les jardins dessinés par Le Nôtre : le bassin de Latone, celui d’Apollon, le bassin de Neptune avec ses 900 jets d’eau, le canal dans la dépression enserrée entre deux rangées de collines sud-est / nord-ouest. L’aménagement aquatique permit d’assainir la région qui était marécageuse. On compte près de 170 kilomètres de canalisations qui drainent les environs. Le parc fut peuplé d’une multitude de statues sculptées par des artistes dont les pus connus sont Girardon et Coysevox.
Le roi avait tout l’espace nécessaire pour accueillir une cour nombreuse, dans un but qui ne fut pas seulement de prestige. « Instruit par les troubles de la régence, Louis XIV a réuni sous sa main tous les chefs possibles de sédition, tous ceux dont les châteaux pourraient servir de lieu d’assemblées. C’est vers lui seul qu’on accourt pour faire fortune. Et ils sont nombreux les gentilshommes en quête d’emploi, car les guerres de religion, les luttes civiles et la baisse des revenus féodaux les ont tous à demi ruinés. Le roi les amuse, les surveille et les domestique avec la même scrupuleuse attention. Il leur distribue ses grâces, pensions, abbayes, régiments ; il arrange leurs mariages, établit les fils, dote les filles, apaise les querelles et, à l’occasion, paie les dettes trop criardes. C’est à la cour que se gagnent les emplois, l’estime, la fortune, le crédit. Mais il faut être assidu et obéir [1]». Tous les courtisans cherchent à être distingués par le roi, à en recevoir un petit privilège qui peut laisser espérer de plus grands bénéfices. Mais le temps se passe au jeu dans une vie « qui tient de la caserne et du casino ». « On joue, on baille, on s’ennuie, on s’envie et on se déchire » écrit madame de Maintenon. On ne commença pas à jouer à Versailles, puisqu’en 1671, le marquis de Saissac, comte de Clermont-Lodève, fut chassé de la cour pour avoir utilisé des cartes ajustées à la table du roi et surtout gagner 50 000 écus. Un autre marquis de Saissac fut dénoncé par Lesage parce qu’il lui avait demandé de faire disparaître son frère le comte de Clermont, et de lui donner l’amour de sa belle-sœur.
Après son installation à Versailles, Louis XIV change de vie. Fini les favorites, place à la dévotion. L’année de la mort de la reine, Marie-Thérèse, en 1683, eut lieu le mariage secret de Louis XIV avec Madame de Maintenon. Elle naît en 1635, à Niort, dans la prison où son père, huguenot, était enfermé pour collusion avec l’Angleterre. Après avoir passé son enfance à la Martinique, elle est recueillie par sa tante l’avare Madame de Neuillant qui lui laisse le choix de se marier avec le poète comique et paralytique Scarron ou le couvent. Scarron était le petit-fils d’un conseiller du parlement de Paris et fils d’un dévot surnommé « l’apôtre ». Il s’était compromis avec les Frondeurs qu’il recevait chez lui, comme Paul de Gondi, cardinal de Retz, et pour lesquels il écrivait des mazarinades. Mazarin lui supprima la pension que lui avait allouée Anne d’Autriche qu’elle considérait comme « son malade ». Françoise d’Aubigné et Scarron se marièrent en 1652. Le succès revint pour l’auteur comique avec quelques pièces de théâtre. La grave madame Scarron et le gai monsieur Scarron tinrent un salon fort contrasté dans le corps d’hôtel qu’ils louaient rue Neuve-Saint-Louis dans le Marais. Derrière l’enjouement de commande de Scarron, se cachait un chimérique dont sa femme disait « Ce pauvre estropié avait toujours quelque rêverie dans la tête, d’or potable ou de pierre philosophale ». En effet, alors qu’il passait de mode, il organisa un laboratoire de chimie, qu’il finança par la vente de l’argenterie de son père. C’est à sa femme dévouée qu’il dicta, incapable d’écrire lui-même et fort reconnaissant, son Roman comique. Devenue veuve en 1660, elle reçoit une pension de la reine mère Anne d’Autriche et devient gouvernante des bâtards que le roi eut avec madame de Montespan. Confidente du roi, directrice de conscience même, elle supplantera toutes les favorites, et rendra la Cour austère après son mariage. Hostile aux persécutions des protestants et à la politique gallicane, elle sera à la tête d’un parti dévot à la fin du règne de Louis XIV. A la mort du roi, elle se retire à l’école de Saint-Cyr qu’elle avait fondée et meurt en 1719.
Versailles faisait donc partie du dispositif louis-quatorzien visant à domestiquer la noblesse française, et à glorifier le roi dans un environnement artistique riche devant exprimer sa munificence. C’est aussi un lieu où le bouleversement scientifique et philosophique du XVIIème siècle remet en cause la conception de la personne du roi et sa représentation.
L’historien médiéviste Ernst Kantorowicz (1895-1965), dans Les deux corps du Roi (1957), à partir d’une formule des juristes de l’Angleterre élisabéthaine, distingue dans la personne du souverain son corps personnel, périssable, et un corps « politique » et glorieux qui survit à l’enveloppe charnelle, dont les membres sont ses sujets. Cette théorie des deux corps du roi, à l’image des deux natures du Christ, du corps mortel et du corps immortel, rend compte de ce qui faisait dire aux juristes de l’Ancien Régime qu’en France, jamais le roi ne meurt ; d’où la parole rituelle : « Le roi est mort, vive le roi ! ».
La représentation du monarque, dans une société chrétienne, s’opère selon le modèle de l’eucharistie. « Comme l’eucharistie, le portrait du roi, qu’il soit peinture ou écriture, est, tout ensemble, la représentation d’un corps historique absent, la fiction d’un corps symbolique (le royaume à la place de l’Eglise) et la présence réelle d’un corps sacramentel, visible sous les pièces qui le dissimulent. [2]»
Michel Foucault observe qu’au début du XVIIème siècle « la pensée cesse de se mouvoir dans l’élément de la ressemblance », comme cela avait prévalu pendant la Renaissance dans un contexte philosophique néo-platonicien. On représentait le prince avec des attributs des dieux antiques, les dieux avec le visage du prince, ou Clovis avec les traits de François Ier marquant ainsi la continuité de la monarchie dans ses incarnations successives.
La révolution intellectuelle du XVIIème siècle, engagée par Descartes, Galilée, Locke, Newton, vise à constituer les savoirs empiriques comme des savoirs de l’identité et de la différence dans une mise en ordre du monde. Le monde n’est plus à interpréter comme un ensemble d’analogies mais comme une mécanique. Ce « désenchantement du monde » (Weber) conduit selon Peter Burke à la « fin des mythologies royales ».
Au nom de la nouvelle rationalité, Louis XIV interdira les spéculations astrologiques, qui font partie du mode de pensée traditionnel, sur l’analogie entre le roi et le soleil, par l’intermédiaire de l’Académie des Sciences et de l’édit de 1682.
Dans les années 1680-1690, la figure du roi représentée à Versailles est celle de Louis XIV, sans confusion possible. « C’est en réalité de la formulation la plus achevée de l’absolutisme qu’il s’agit. Toute gémellité des deux corps a disparu. Tout l’Etat, toute la monarchie, tous les principes d’autorité, d’ordre, de souveraineté, d’unicité, sont contenus dans ce corps de ce roi. [3]» La sacralité de nature religieuse du monarque, source de conflit avec l’Eglise, a disparu et laisse la place à une représentation du politique. Désacralisation religieuse du roi et rupture de la continuité symbolique de la monarchie contribuèrent probablement à sa disparition.
[1] Pierre Gaxotte, « Versailles dans sa gloire », Historia n° 116
[2] Gérard Sabatier, « Versailles ou la figure du roi », Albin Michel, p. 40
[3] Ibid., p. 565