Partie V - Arts et Lettres   Chapitre XL - Section littérature   Moyen Âge   

La chanson de geste est la plus ancienne forme littéraire de langue française d’inspiration profane. La première, la chanson de Roland, est avec de nombreuses autres animées de l’esprit de croisade et de la reconquête espagnole. Lieu de rencontre de l’épopée et de la politique, elle exalte le courage guerrier et la caste des chevaliers. Elle véhicule le rêve de l’appropriation des richesses de l’Orient.

Liée à Vézelay et à ses environs, la chanson de geste Girart de Roussillon raconte les démêlés du comte Girart avec le roi Charles. La matière de la chanson a été fournie par une complainte du IXème siècle qui, après diverses métamorphoses, donna le texte, écrit « probablement vers 1180 [1]», dans lequel le mot graaus, pluriel de graal se trouve. Le héros Girart de Roussillon serait inspiré de Girart de Vienne, comte de Bourgogne qui joua un rôle important entre le roi Charles le Chauve et ses fils. Roussillon serait le nom d’un château sur les pentes du mont Lassois près de l’abbaye de Pothières que Girart aurait fondée avec celle de Vézelay. En fait Roussillon ferait référence à Ruscino, l’oppidum catalan près de Perpignan. Un comte catalan, Gérard de Roussillon, promoteur du culte de Marie-Madeleine dans le Soissonais selon Paulette Duval, aurait fusionné avec Girart de Vienne pour donner le personnage du héros dont le fief va du Rhin à Bayonne, en Espagne jusqu’à Barcelone, et à qui l’Aragon paie tribut. Le conflit entre Girart et Charles naît de la jalousie du roi vis à vis du comte alors que tous deux se sont mariés avec les filles de l’empereur d’Orient. Elissent était destinée à Girart, mais Charles la considérant comme la plus belle la prit pour lui. Mais elle jure au comte un pur amour platonique. Le ressentiment du roi le pousse à provoquer la guerre avec son vassal. La bataille de Vaubeton a été située par Louis Mirot en 1891 entre Vézelay et Pierre-Perthuis. Quelques années plus tard, Louis Mirot et René Louis découvrent, en 1930, la nécropole du Matrat qui semble avoir accrédité la légende des guerriers francs tué dans cette bataille. En 1935, René Louis identifie le « perron » sur lequel Girart selon la chanson serait monté au cours du combat. Finalement des fouilles mettront au jour des ruines gallo-romaines, des thermes dont l’origine remonte aux Celtes, puisqu’une nécropole à incinération se trouve à proximité[2].

Contrairement aux chansons légalistes comme le cycle de Guillaume, Girart de Roussillon vante le courage d’un baron rebelle par la faute de son roi et non par traîtrise.

Le culte de Marie-Madeleine serait né à Vézelay, par le transfert, par Gérard de Roussillon, des reliques de la sainte depuis Aix en 745 selon la chronique de Sigebert. En fait, son culte n’est attesté que beaucoup plus tard, au début du XIIème siècle. Le pape Calixte II, né à Quingey, désigne dans une lettre de janvier 1120 le monastère de Vézelay comme spécifiquement dévoué à Marie-Madeleine. De même, cette année là, Calixte II confirme dans ses privilèges l’église Marie-Madeleine de Besançon.

Si Girart de Roussillon est exempt de préciosité, il offre « une réelle beauté, simple et franche qui s’accorde à l’occasion avec la délicatesse des sentiments. Le serment d’amour pur échangé entre l’impératrice et le comte Girart est l’une des premières manifestations de cette amitié platonique dont toute la littérature d’oc s’est plus ou moins ressentie [3]».

Mélusine

La légende de la fée Mélusine a essaimé en France. Poitevine ancêtre de la famille de Lusignan, elle est devenue aussi dauphinoise puisqu’on la retrouve à Sassenage, ancêtre des Bérenger-Sassenage, famille éteinte en 1971. Les Cuves de Sassenages, datent de 65 à 80 millions d’années, marmites géantes creusées par des tourbillons alors que la mer recouvrait la région. Dante s’en serait inspiré pour décrire Les Enfers de sa Divine Comédie. On y pourrait entendre la Fée Mélusine pleurer d’avoir été abandonnée par son mari Raimondin de Bérenger. Les larmes de Mélusine se sont cristallisées en pierres ophtalmiques, aux vertus curatives, qui peuvent être placées sous les paupières pour nettoyer les yeux.

En Poitou, c’est à Coulombiers que tout commence. La commune possédait une forêt dans laquelle selon le livre de Jean d’Arras, l’Histoire des Lusignan, datant de 1393, Raymondin, le futur époux de la fée Mélusine, tua accidentellement son oncle Aimeri de Poitiers au cours d’une chasse au sanglier. « Raymondin accourut, brandissant son épieu, pour frapper entre les quatre membres le sanglier que le coup du comte avait renversé. Mais le tranchant de l’arme n’atteignit que les soies de son dos : relevé, l’animal chargeait à toute allure. Le fer de l’épieu glissa sur le sanglier, s’échappa des mains de Raymondin, et atteignit au nombril le comte qui était tombé à genoux, le traversant de part en part. [4]». Geoffroy à la grande dent, un des fils de Raymondin et de Mélusine, porte une défense de sanglier, et en a le comportement violent et emporté. Le Pantagruel de Rabelais que nous retrouverons plus loin apprend que Geoffroy est le « grand-père du beau cousin de la sœur aînée  de la tante du gendre de l’oncle de la bruz de sa belle-mère ». Geoffroy à la grande dent fera griller les moines de Maillezais, dont son frère qui s’y était retiré, ce qui pourra passer cependant pour une punition de religieux indignes. Geoffroy combattra deux géants, dont l’un qui garde au Northumberland la caverne où se trouve le tombeau de son grand-père le roi Elinas. Il découvre cette tombe et apprend de tablettes gravées l’histoire de Mélusine sa mère. A la fin du roman, il s’oppose à une entité qui se présente comme un ange de Dieu. Le sanglier est symbole de l’autorité spirituelle, de la classe sacerdotale chez les Gaulois. « Le sanglier est, comme le druide, en rapport étroit avec la forêt ; il se nourrit du gland du chêne et la laie, symboliquement entourée de ses neufs marcassins, fouit la terre au pied du pommier, arbre d’immortalité [5]». L’irruption de l’animal dans le roman qui précède l’entrée en scène de Mélusine, fée d’origine antique, indique le retour d’une tradition pré-chrétienne, avec laquelle il faut compter, même si elle semble diabolisée. Geoffroy, qui porte la marque de l’animal, n’est pas seulement un guerrier, il réussit des prouesses grâce à des pouvoirs surnaturels. En lui, se retrouve une tradition a même de juger des chrétiens impies et de se concilier avec le christianisme, puisqu’il se réconcilie avec le pape. Cette tradition traverserait le christianisme qui n’en serait que l’aboutissement exotérique.

Après avoir tué accidentellement son oncle, Raimondin erre dans la forêt et rencontre à la fontaine de Soif-Jolie, une inconnue qui lui offre sa main et la prospérité à condition de ne jamais la voir le samedi. Il l’épouse la fée qui lui donne 9 fils, tous marqués de signe physique. Mais un jour il ne respecta pas son serment. Il vit alors que Mélusine se transformait en serpente en dessous de la taille. La fée s’enfuit alors, dans les airs par la fenêtre à Lusignan, dans les grottes du Germe, les Cuves de Sassenage en Dauphiné. Après son départ, elle revenait épisodiquement à Lusignan en tant que gardienne du mystère de la mort, puisque, à l’instar de la Dame blanche, elle annonçait chaque changement de possesseurs de la forteresse.

En Poitou, Mélusine fit construire châteaux et forteresses. « Et le lendemain, Mélusine prit congé et s’en alla à Niort, où elle voulait faire bâtir une forteresse. C’est alors qu’elle fit commencer les deux tours jumelles qui y sont encore de nos jours [6]» (traduction de Michèle Perret). Selon la tradition, ce fut le cas des fortifications de La Rochelle, de la ville de Pons, du château de Mirebeau et de celui de Melle.

Pour Jacques Le Goff et Emmanuel Le Roy Ladurie, Mélusine est l’héritière d’une divinité présidant à la richesse et à la fécondité, ressortissant de la troisième fonction indo-européenne définie par Georges Dumézil, avec le sacré et la guerre. « Elle est l’incarnation symbolique et magique » de la classe chevaleresque qui se constitue au XIIème siècle. Roi chevalier, Richard Cœur de Lion revendiquait comme ancêtre Mélusine et se montrait très fier de cette ascendance « satanique ».

Une légende concordante apparaît dans un  texte védique. Urvasi, de la race des Apsaras, s’offre au mortel Pururavas à condition qu’il ne la voie jamais nue. Les Gandharvas, pour la reconquérir, persuade Puruvaras d’enfreindre l’interdit. Avant la rédaction du roman, la légende était racontée en Poitou, puisque Pierre de Bressuire, prieur de l’abbaye de Saint-Eloi et secrétaire de Jean le Bon, la rapporte dans un  témoignage du début du XIVème siècle.

Outre Sassenage, la fée aurait proposé le même deal avec le seigneur de Château Rousset en Provence.

Le commanditaire du roman, Jean de Berry, fils de Jean le Bon et frère de Charles V, chercha sans doute par ce moyen de se poser en légitime détenteur de Lusignan qu’il racheta aux Anglais pendant la reconquête des provinces perdues lancée par le roi de France. En effet Jean de Berry était un lointain descendant des Lusignan dont seule la postérité était appelée à posséder durablement Lusignan.

La famille de Lusignan accéda à des titres prestigieux. Guy de Lusignan devint le neuvième roi de Jérusalem de 1185 à 1187 et le premier roi de Chypre de 1187 à 1194. Les descendants de Guy et de son frère Amaury règnent sur l’Arménie jusqu’en 1375 et sur Chypre jusqu’en 1473. Le dernier roi d’Arménie, Léon, s’engagera dans une active campagne diplomatique pour reconquérir son royaume de Petite Cilicie annexé par l’émir d’Alep qui l’avait fait prisonnier de 1375 à 1382. Léon, pour lancer une nouvelle croisade, tenta de réconcilier les rois de France et d’Angleterre. Il meurt en 1393 à Paris sans avoir pu mener à bien sa mission, après la parution du Roman de Mélusine. Son nom, Léon, se rapporte à la malédiction apparaissant dans le Roman de Mélusine ainsi que dans Les Voyages de Mandeville datant de 1356, jetée contre Guyon d’Arménie : « ton neuvième descendant qui portera le nom d’une bête sauvage, perdra le royaume que tu gouvernes ». Guyon, ayant réussi l’épreuve du château de l’épervier, s’obstinait malgré l’interdit à demander l’amour de la fée Mélior, sœur de Mélusine, qui y était enfermée.

Mais la fée serpente ressemble bien aussi à une sirène dont la signification alchimique est celle des deux natures contraires et pacifiées. L’alchimie étant l’art d’Hermès, hermétique par excellence, il s’agit de ne pas le dévoiler à quiconque n’y est pas destiné.

Merlin

Le tombeau de Merlin se trouve, selon une tradition qui semble remonter au début du XIXème siècle avec l’archéologue amateur Poignand, en lisière de la forêt de Brocéliande ou de Paimpont, sur la commune de Saint-Malo-sur-Mel, à proximité de la fontaine de Jouvence. Le personnage de Merlin, issu des légendes celtiques où il appelé Myrrdhin (« forteresse de la mer » en ancien celtique), guerrier et barde à la fois, réapparaît dans le cycle d’Arthur. Nennius, dans son Historia Britonum, l’appelle Ambroise qui est l’enfant sans père, délivrant un château du roi Vortigern d’un sort qui le faisait s’écrouler à mesure qu’il était construit. Geoffroy de Monmouth écrit deux ouvrages traitant de Merlin auquel il donne son nom, la Vita Merlini et l’Historia regum Britanniae. Il reprend la légende racontée par le poème gallois Afallenau (les pommiers) montrant Merlin devenu fou et se réfugiant dans une forêt où il prophétise. Merlin est aussi le fils d’une nonne et du diable qui voulut susciter un concurrent au Christ, mais l’enfant sera baptisé, conservant ses pouvoirs magiques et de divination. Par ses enchantements, il permet à Uter de séduire Ygerne, femme du duc de Tintagel qui sera tué par la suite. De cette union, naîtra Arthur que Merlin éduquera.

D’un concurrent au Lancelot-Graal qui se donne pour auteur Gauthier Map, il ne reste que quelques bribes et un Merlin le prophète ou Livre du Graal, se donnant, lui, comme auteur Robert de Boron. De ce Merlin, composite, on en retirera la mort du magicien provoquée par sa passion pour la vierge Viviane qui n’éprouvait pour lui que haine, lui reprochant secrètement de n’en vouloir qu’à son pucelage. Merlin la rencontre en Grande-Bretagne alors qu’elle chasse un cerf blanc accompagné d’un braque et de 30 meutes de chiens. Viviane et le braque sont enlevés par des chevaliers de la cour d’Arthur et seront retrouvés par d’autres chevaliers répondant à l’ordre express de Merlin. Celui-ci raccompagnera Viviane en Petite-Bretagne et lui fera découvrir le lac de Diane. Près du lac se trouvait un bassin recouvert d’une dalle dont les eaux guérissaient les plaies. Faunus, amoureux de Diane qui s’était éprise d’un autre, Félix, et qui voulait s’en débarrasser, fut grièvement blessé par une bête sauvage à la chasse et voulut se soigner dans le bassin magique. Mais Diane en avait fait vider le contenu. Elle dit à Faunus de s’y placer, puis referma la dalle sur lui en déversant du plomb fondu. Félix horrifié par le crime de Diane lui trancha la tête. Plus tard, Merlin lui montrera le tombeau de deux amants contrariés par leurs parents. Viviane, enseigné dans la maîtrise des sortilèges par Merlin lui-même, l’attirera dans le tombeau et l’y enfermera. « Merlin agonise interminablement dans la Forêt périlleuse pour avoir transmis ses secrets aux hommes et livré à la Dame du lac un pouvoir que Dieu, finalement, ne lui avait concédé que pour rester le maître du jeu. [7]».

Une autre fin, celle de Robert de Boron remaniée par Jacques Boulenger, présente Merlin retenu dans une tour, couché dans un beau lit, choyé par Viviane après qu’elle l’eut charmé en faisant neuf fois de suite un cercle autour du buisson où se trouvait Merlin, avec sa guimpe[8].

Le Roman de la Rose

Durant le Moyen Âge, l’ouvrage qui fut sans doute le plus lu est celui commencé par Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose. Guillaume vécut au XIIIème siècle et mourut très jeune. Il imite l’Art d’aimer d’Ovide mais dans une forme allégorique très personnelle et poétique. Il donne un tour mystique à l’amour courtois qu’il connaît par Chrétien de Troyes : l’aimée est représentée par une simple rose toute fictive. L’histoire se déroule selon un schéma initiatique dont s’inspirent déjà les romans bretons. L’affectivité mise en jeu relève du fin amor, amour pur comme l’or raffiné. « Où nous retrouvons la structure de la pensée alchimique et la double transformation qu’elle décrit, l’homme se raffinant comme l’objet de son travail, se sublimant par la brûlure du désir [9]». Si Guillaume de Lorris est plus tourné vers un passé bientôt disparu, le roman sera achevé vers 1275 par Jean de Meung qui, lui, annonce le XVIème siècle humaniste. Cet auteur écrivit Le Miroir d’Alchymie.

 


[1] René Nelli et René Lavaud, « Les troubadours », Desclée de Brouwer, p. 357

[2] Henri-Paul Eydoux, « Monuments et trésors de la Gaule », Plon, p. 120

[3] René Nelli et René Lavaud, « Les troubadours », Desclée de Brouwer, p. 360

[4] Jean d’Arras, « Mélusine », Stock p. 36-37

[5] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant « Dictionnaire des symboles », Robert Laffont, p. 845

[6] Jean d’Arras, « Mélusine », Stock, p. 234

[7] Emmanuèle Baumgartner, Postface à « Merlin le prophète », Stock, p. 340

[8] Charles Le Goffic et Auguste Dupouy, « Brocéliande », Terre de Brume, p. 53

[9] Daniel Poirion, introduction au « Roman de la Rose » , Garnier Flammarion, p. 13