Partie XVI - Darmstadt   Aspects religieux et philosophiques   Madame Guyon et Ephrata   
DARMSTADT GUYON FENELON EPHRATA BEISSEL

Cependant, il n'existe aucun doute sur le fait que les premiers contacts qui existèrent entre la pensée quiétiste, venant des pays catholiques de langue romane, et les pays germanophones eurent lieu au sein du piétisme, ce mouvement de réforme protestant qui apparut dans le dernier tiers du XVIIe et qui devint le courant dominant du XVIIIe siècle. Comme dans le cas des contes de Grimm, nous pouvons également déterminer que c'étaient des huguenots exilés, qui ont joué le rôle de médiateur entre les cultures, en transmettant en Allemagne la doctrine quiétiste. L'un d'entre eux était Pierre Poiret (1646 - 1719) qui vécut la fin de sa vie à Rijnsburg en Hollande, et l'autre une génération plus tard, le marquis Charles Hector de Marsay (1688-1753) qui se réfugia chez les séparatistes à Berlebourg et ses environs, dans les comtés de Wittgenstein, alors un haut-lieu de la tolérance religieuse. C'est d'ailleurs Marsay lui-même qui fut le maître spirituel de Johann Friedrich von Fleischbein qui envoya à Goethe alors en train d'écrire son Faust plusieurs volumes de Madame Guyon. [...] En parallèle, une renaissance de la mystique médiévale allemande mène de Johann Arndt, un piétiste avant la lettre au début du XVIIe siècle, à travers Johann Jacob Schütz ou Gottfried Arnold, au début de l'époque piétiste, jusqu'à Conrad Beissel [Ephrata] et les frères Moraves [chez qui Friedrich Schleiermacher étudia], à sa fin (Hans Jürgen Schrader, Madame Guyon et le piétisme allemand, Madame Guyon, Ed. Jérôme Millon, 1997 - books.google.fr).

Si on se méfie d'une attribution plus que douteuse d'un livre nommé Sophia de 1699 à Mme Guyon, c'est l'anthologie mystique, éditée par Gottfried Arnold, qui la première, en 1701, porta des extraits de ses écrits à la connaissance des piétistes (Hans Jürgen Schrader, Madame Guyon et le piétisme allemand, Madame Guyon, Ed. Jérôme Millon, 1997 - books.google.fr).

Conseiller des princes, des pasteurs, des fidèles, l'alsacien Philipp Jacob Spener (Ribeauvillé, 1635 - Berlin, 1705), à qui l'on doit le nom de piétisme par son ouvrage Pia desideria, avait — par une correspondance considérable (quelque mille lettres par an) et des consultations dont la publication demanda plusieurs volumes — étendu à toute l'Europe protestante sa vision d'une Volkskirche soumise à l'autorité et réchauffée par des pasteurs à la fois orthodoxes et soucieux de la vie chrétienne, qu'appuieraient des groupes pieux sans esprit séparatiste. Mais Luther et Bucer avaient renoncé à faire coexister l'Église et le groupe. Comme eux, Spener avait fini par préférer l'Église. Or, la légitimité du groupe et son identité avec la véritable Église venaient d'être affirmées par un grand érudit qui était aussi un très noble esprit, Gottfried Arnold (1666- 1714). Ce Saxon, brillant élève de Wittenberg, rencontra Spener, à Dresde (1688), se convertit sous son influence et est nommé précepteur dans la famille de l'administrateur du chapitre de Quedlinbourg, foyer d'enthousiastes groupés autour du diacre Sprögel et sous la protection d'une abbesse piétiste, la landgravine Anne-Marie de Hesse-Darmstadt. Il publie alors son premier livre, où il propose à l'Église de son temps le modèle de celle des trois premiers siècles, avant Constantin. Un prince fanatiquement piétiste, le landgrave Ernest Louis de Hesse-Darmstadt, lui fait accepter une chaire d'histoire ecclésiastique à son Université de Giessen (1697) ; mais il revient bientôt à sa chère « solitude » de Quedlinbourg où il publie sa grande œuvre, Unpartheyische Kirchen-und Ketzer-Historie, des origines chrétiennes à 1688 (Francfort, 1699-1700, 2 vol. et suppl.). Instrument de première valeur pour tout le christianisme « marginal » et mystique, particulièrement de l'Europe centrale, par sa richesse documentaire et par l'esprit qui l'inspire (Émile G. Léonard, Histoire générale du protestantisme: Déclin et renouveau, 1964 - books.google.fr).

August-Hermann Francke (1663 - 1727) qui devint le principal disciple de Spener, dans son Grand Essai cite à la fois le Christianopolis d'Andreae, le Pia desideria de Spener et le Christen-Staat de Seckendorff.

À cause de la traduction rapide de ses œuvres, madame Guyon fut connue très tôt, surtout en Pennsylvanie où la liberté religieuse fut assurée aux immigrés européens. Au dix-huitième siècle sa réputation fut liée à celle de Fénelon ; on l'a vue comme martyre politique et religieux, protestante involontaire représentante d'une tradition théologique de l'amour pur. Parmi ces immigrés furent des Quakers, des Piétistes allemands et des Méthodistes qui admiraient et lisaient madame Guyon. La première édition, réimpression d'une traduction anglaise et imprimée à Philadelphie en 1738, fut un recueil qui comprenaient l'essai de Fénelon sur l'amour pur, des extraits de la vie de madame Guyon, de ses lettres et de sa poésie (The Archbishop of Cambray's Dissertation on Pure Love, with an account of the Life and Writings of the Lady, for whose sake the Archbishop was banished from the Court). On trouve dans l'introduction de ce volume une défense de l'autorité religieuse des femmes comme prophétesses. Christopher Sauer ou Sower, membre de la secte allemande des «Dunkers» et éditeur important pendant la période coloniale, réimprima cette édition en 1750. Sauer publia aussi trois éditions entre 1742 et 1761 d'une traduction d'un manuel allemand anonyme, A Short, Easy, and Comprehensive Method of Prayer basé sur le Moyen court de madame Guyon. Parmi les sectes mystiques en Amérique telles que les Labadistes et la cloître d'Ephrata en Pennsylvanie, madame Guyon fut aussi admirée. Mais ce sont les éditions allemandes qui suggèrent son influence continuelle parmi les Piétistes. En 1740 Geistlicher Weegweiser aum innern Lebenaufgestellt, traduction de Johann Kayser des Discours chrétiens et spirituels (publié d'abord en 1716 par Pierre Poiret) sortit à Philadelphie. Même au dix-neuvième siècle on trouve chez les Mennonites en Pennsylvanie la publication de deux éditions de la traduction de Gerhard Tersteegen de L'Ame amante de son Dieu (Patricia A. Ward, Madame Guyon et l'influence quiétiste aux Etats-Unis, Madame Guyon, Ed. Jérôme Millon, 1997 - books.google.fr).

Gerhard Tersteegen, dont nous avons déjà mentionné les traductions des poèmes - et le fait qu'il ait renoncé à publier la vie de Mme Guyon dans son recueil de biographies -, fut sans aucun doute le plus grand poète qui concourut à la diffusion de l'esprit guyonien en Allemagne. Lest traits de la vie de Madame Guyon qui finit par désavouer sa propre doctrine ne correspondent pas à l'image protestante des saints, la biographie de Mme Guyon est toujours restée en retrait derrière les prises de position centrales de sa théologie mystique (Hans Jürgen Schrader, Madame Guyon et le piétisme allemand, Madame Guyon, Ed. Jérôme Millon, 1997 - books.google.fr).

En fin de compte, chez les Quakers l'influence de Fénelon fut plus importante que celle de madame Guyon. Néanmoins, ils s'intéressaient à son autobiographie et les réimpressions de la Vie furent des traductions des membres de cette secte. En 1804 Joseph Crukshank, Quaker de Philadelphie, imprima The Exemplary Life of the Pious Lady Guion avec A Short and Easy Method of Frayer, publiée d'abord à Dublin. Une autre traduction, cette fois du Quaker James Gough, publiée d'abord à Bristol en 1773, parut à New Bedford dans le Massachusetts en 1805. Pendant tout le siècle des éditions de la Vie, souvent abrégées, parurent, y compris une nouvelle traduction de Thomas Taylor Allen, publiée en 1897 à St. Louis et à Londres. Dans le milieu des Quakers, l'attrait des doctrines quiétistes telles que l'abnégation du moi, l'amour pur et la prière contemplative est évident dans une anthologie, A Guide to True Peace, qui comprend des œuvres de Fénelon, de madame Guyon et de Molinos. Publié d'abord en 1813, ce recueil fut édité en Amérique en 1818 à Poughkeepsie, New York et il est toujours disponible (Patricia A. Ward, Madame Guyon et l'influence quiétiste aux Etats-Unis, Madame Guyon, Ed. Jérôme Millon, 1997 - books.google.fr).

Piétisme et franc-maçonneire

Le goût de l'aventure (selon Chérel) ou la recherche spirituelle (selon Henderson) conduisent André Michel Ramsay à rendre visite à Poiret en Hollande (Jeanne Marie Bouvier de La Motte Guyon, Oeuvres mystiques, présenté par Dominique Tronc, 2008 - books.google.fr).

Ramsay quitte la Hollande pour la France. Y vient-il connaître d'autres mystiques ? rejoindre le prétendant Stuart par loyalisme, ou chargé d'une mission d'espionnage ? En 1709 le voici à Cambrai où Fénelon - désapprouvé par Mme Guyon le convertit au catholicisme. En 1714 il devient à Blois secrétaire de Mme Guyon. et les disciples de la prophétesse, qui appartiennent à des confessions diverses et qu'elle n'amène pas à l'Eglise, le prennent pour confident de leurs états d'âme. Fénelon meurt, puis Mme Guyon. Ramsay, « fier comme un Écossais », accepte quelques titres, pensions et préceptorats : un instant même le Prétendant l'appelle à Rome pour l'éducation de ses enfants. Il se fait le biographe, l'éditeur, l'apologiste de Fénelon, non sans accroître son propre prestige; il accède à ce « café d'honnêtes gens » qu'est l'Entresol, et songe à entrer à l'Académie. En 1727 paraît son roman de pédagogie politique et religieuse, les Voyages de Cyrus. Puis c'est vers la Franc-maçonnerie qu'il s'oriente : d'Angleterre, où il est accueilli cordialement en 1728. il rapporte les rites maçonniques; grand orateuretchancelier de l'Ordre en France, il prononce aux réceptions un discours où quelques réminiscences de Fénelon s'épanouissent encore, gauchement ou habilement déformées. C'était la « tolérance civile » qu'il avait fait d'abord prêcher par son héros. Dans l'Essai de politique», selon les principes de l'auteur de Télémaque (1719), Ramsay, venant à traiter des limites du pouvoir royal en matière religieuse, exclut des pouvoirs du souverain tout « droit sur la liberté de l'esprit ou de la volonté des citoyens ». Il n'a de puissance, dit il, que sur les « actions extérieures ». Les prêtres doivent enseigner la religion « par la voie de persuasion »; le roi « doit laisser les sujets dans une parfaite liberté d'examiner, chacun pour soi, l'autorité et les motifs de crédibilité de cette Révélation » (Albert Chérel, De Télémaque à Candide, Histoire de la littérature française, Volume 6, 1933 - books.google.fr).

Fénelon, qui, à la différence de Madame Guyon, garde une attitude de convertisseur, s'adresse donc à Poiret pour l'exhorter à en faire autant. Non sans développer longuement ses arguments, Poiret oppose un refus aussi ferme que courtois à l'offre de conversion proposée par l'archevêque de Cambrai avec lequel il avait été mis en relation par Ramsay (Marjollaine Chevalier, Pierre Jurieu et Pierre Poiret, Fénelon: mystique et politique (1699-1999), 2004 - books.google.fr).

Le Discours de Ramsay est à l'origine ou signe de la faveur que le thème chevaleresque en franc-maçonnerie va avoir auprès de l'opinion du temps, inspirant le grade de Chevalier de l'Orient ou de l'Epée, apparu vers 1745 et qui domina tous les hauts grades pendant une dizaine d'année. Ramsay abandonna la franc-maçonnerie sur les instances du cardinal de Fleury, son nouveau protecteur (Roger Dachez et Jean-Marc Pétillot, Le rite écossais rectifié, PUF, p. 21) (Thèmes : Philosophes et nonagones).

Par l'intermédiaire d'hommes comme Ramsay, piétisme anglo-saxon et quiétisme méditerranéen se retrouvent. Leibniz écrit à Bossuet dès 1698 que le piétisme « donne presque autant d'exercice à nos théologiens que les quiétistes en donnent aux vôtres». Spener tenait d'ailleurs la Guide de Molinos en haute estime, et Gottfried Arnold traduisit des écrits de Jeanne Guyon. L'invasion mystique se propagea en Allemagne : les années 1686-1687 voient la traduction allemande des écrits de sainte Thérèse d'Avila, la traduction latine de Molinos par Francke et la parution de l'Économie divine de Poiret (Jean Duchesne, Histoire chrétienne de la littérature: l'esprit des lettres de l'Antiquité à nos jours, Flammarion, 1996, p. 538).

Pour bien comprendre l'esprit de la Franc-Maçonnerie templière et occultiste, il faut situer celle-ci dans ce climat intellectuel qui a été nommé la Schwärmerei, mélange confus d'exaltation mystique et de profondeur métaphysique, d'élan prométhéen, de sensiblerie et de vague à l'âme. Il s'agit d'une réaction contre l'Aufklärung, contre le syncrétisme kantien. Sur le plan religieux, cela donne le piétisme, qui s'oppose au luthérianisme orthodoxe. Le même phénomène se produit dans le monde juif d'Europe de l'Est avec le hassidisme. Les Francs-Maçons néo-templiers idéalisent un certain Moyen Âge, donnent volontiers dans le mysticisme, privilégient les sentiments et l'amour. Le poète Zacharias Werner, membre de la S.O.T., comme Goethe, Mozart, Herder, Wieland entre autres, publie une pièce de théâtre maçonnique, Les Fils de la vallée, dans laquelle il attribue aux Francs-Maçons la mission de combattre de faire régner la paix sur la terre et de réaliser une communauté spirituelle. Il est donc certain que la valorisation du Moyen Âge à travers l'idéal chevaleresque ne peut aucunement être associée à une idéologie qui pose le féodalisme avec l'Église triomphante comme un modèle de société. Bien au contraire, puisque la légende templière accuse d'injustice et le roi et le pape. Les membres de la S.O.T. se montrent généralement ouverts et bienveillants à l'égard de l'étranger (Daniel Béresniak, Juifs et francs-maçons: Les bâtisseurs de temples, 1998 - books.google.fr).

Le protestant Hund, fondateur de la Stricte Observance, va jusqu'à se convertir. Il en est de même du pasteur Starck, fondateur du Cléricat, du huguenot Fabre d'Olivet, et nous avons parlé de l'atmosphère toute catholique des loges du Cléricat et du système suédois de Zinnendorf. On sait aussi qu'un parfum de catholicisme se dégageait du piétisme des Frères moraves et que Zinzendorf, le fondateur de leur communauté, envisagea un rapprochement avec l'Eglise romaine. On justifie aussi la naissance d'un catholicisme rénové par l'évolution dialectique. Ainsi de Novalis et de son admirateur, le pasteur Maçon Rothe qui écrit : « Le catholicisme est le premier moment, il est le christianisme dans sa manifestation la plus immédiate. Puis celui-ci progresse dans la phase dialectique... ainsi se non pas un protestantisme, mais plusieurs protestantismes... Mais à présent le moment spéculatif, si je puis dire, amènera une ère éternelle par l'institution d'un catholicisme spéculatif, positif, rationnel. » Quant aux catholiques, ils adoptent le même point de vue que leurs confrères en loge, rationalistes ou protestants (Louis Guinet, Zacharias Werner et l'ésotérisme maçonnique, 1962 - books.google.fr).

Svedenborg, qui n'a jamais été maçon, a fort influencé l'esprit piétiste, ésotérique et assez trouble de cette maçonnerie scandinave, qui, selon Le Forestier, prétendait «représenter un christianisme d'essence toute particulière» : elle se référait à des traditions occultes, remontant à Saint Jean et à Saint André, et le but secret de ce rite suédois semble avoir été d'obtenir des «manifestations» concrètes de la présence du Christ et des deux apôtres qu'il avait adoptés pour patrons ; à cet égard, il est apparenté à l'étrange «école du Nord» de Copenhague, qui a tant attiré Lavater, dont le frère, le Dr. Diethelm, était Maçon de haut rang à Zurich. [...] N'ayant pu payer les prix élevés qu'exigeaient les Suédois pour leurs «cahiers de grade», Zinnendorf s'était tourné vers la Stricte Observance, où le baron von Hund l'avait en personne armé Eques a Lapide Nigra en octobre 1764, ce qui en octobre 1764, ce qui n'avait pas empêché Zinnendorf, dûment mandaté par von Hund, de poursuivre sa correspondance avec le Grand Chapitre de Suède. Malheureusement, Zinnendorf n'avait pas tardé à se brouiller avec la Stricte Observance (D'une déposition à un couronnement, Numéro 1, Revue de l'Université de Bruxelles, 1977 - books.google.fr).

Zinnendorf ne doit pas être confondu avec le comte Zinzendorf, fondateur et évêque des Frères Moraves.

Tandis que par Murait, Rousseau, Kirchberger, Marie Huber et Lavater le piétisme s'insinuait peu à à peu chez nous, Saint-Martin, le « philosophe inconnu », allait à Strasbourg s'initier aux rêveries de Bœhme, et les doctrines de l'« illuminisme » germanique se répandaient dans la franc-maçonnerie, transplantée récemment d'Angleterre sur notre sol (Louis Reynaud, Influence allemande en France aux XVIIIe et XIXe Siècles, 1922 - books.google.fr).