Partie II - Voyage dans le temps   Chapitre XIII - La Dame à la Licorne   Les Le Viste   

L’insurrection féodale de La Ligue du Bien Public, s’élève contre le gouvernement du jeune Louis XI. Le roi, par réaction contre le règne de son père Charles VII auquel il s’opposa étant dauphin, multiplia les disgrâces, supprima des pensions et des privilèges, comme le droit de chasse accordé aux nobles, infligea des vexations fiscales à l’Eglise. Il augmenta les tailles pour assurer le financement du rachat, s’élevant à 400 000 écus, de quelques villes de la Somme à la Bourgogne. Le chef nominal de la révolte fut le frère de Louis XI, Charles de Berry, mais l’âme en fut Charles le Téméraire, alors comte de Charolais, futur duc de Bourgogne, secondé par le duc de Bourbon Jean II et le duc de Bretagne. La majorité de la noblesse, dont Jean V d’Armagnac, y participa, croyant provoquer un mouvement national, qui n’eut pas lieu. Cependant, la situation était si grave que Louis XI pensa se réfugier en Dauphiné. Il s’en prit d’abord au duc de Bourbon qui s’était manifesté le premier, mais l’arrivée des Bourguignons vers Paris l’obligea à livrer la bataille indécise de Montlhéry en juillet 1465. Assiégé dans Paris qui tint bon, le roi entama des négociations. Par les traités de Conflans et de Saint-Maur, la paix est rétablie, mais la monarchie affaiblie.

Plus tard, en 1472, une nouvelle coalition réunissant le roi d’Angleterre Edouard IV, le duc de Bourgogne, et des féodaux français dont Charles de Berry et le duc de Nemours, Jacques d'Armagnac cousin de Jean V d'Armagnac, s’attaque à Louis XI qui achètera une trêve de sept ans avec les Anglais à Picquigny en 1475. Le duc de Nemours est pris en février 1476 par le fils du duc de Bourbon, Pierre de Beaujeu, à Carlat en Auvergne. Réclamé par Louis XI alors à Lyon, il est enfermé dans une cage de bois et de fer dans le château de Pierre-Scize. Il est jugé, torturé, puis décapité à Paris en 1477.

Dans la commission destinée à instruire le procès, on trouve Jean IV Le Viste, né à Lyon vers 1433, et mort à Paris en 1500 sans descendance mâle. Conseiller lai au Parlement dès 1464, il acquiert la confiance de Louis XI. Nommé maître des requêtes à la chambre des Requêtes en 1471, le roi le charge de missions diplomatiques. Il accède à la présidence de la Cour des Aides en 1489, devenant l’un des premiers personnages de l’Etat. Il complète l’acquisition de la seigneurie d’Arcy-en-Brionnais qu’il avait reçu en héritage. Louis XI y sera son hôte en 1482.

Les Le Viste prennent leur essor au XIVème siècle pour accéder aux plus hautes charges au XVème et XVIème siècle. On connaît un Hugo Livito en 1292. Barthélemy est un riche drapier qui devient consul en 1340 et a un fils Jean Ier, docteur en lois, qui met sa compétence au service de l’Eglise et de la ville. Jean II, son fils, essaie d’usurper la part d’héritage de son frère Barthélemy qui soutiendra les Bourguignons – nous sommes alors en pleine guerre de Cent ans. Il administre le comté d’Asti pour le compte de Louis d’Orléans. Il s’attache ensuite à Louis de Bourbon dont il est conseiller en 1402 et chancelier en 1408, devenant partisan des Armagnacs. Il a trois fils dont Antoine, qui par mariage avec Béatrice de la Bussière reçoit les terres nobles d’Arcy-en-Brionnais, et Morellet qui acquiert les terres de Saint-Bonnet-des-Quarts. Jean IV est le fils d’Antoine. Son cousin Aubert Le Viste, dit de Velly, sera nommé par Louis XI comme instructeur et juge au procès du duc de Nemours qui le récusera. Le fils d’Aubert, Antoine (Paris 1470 – id. 1534), place la famille au faîte des honneurs. Successeur de son père comme rapporteur et correcteur de la chancellerie, il devient président au Parlement en 1523. Après le désastre de Pavie, il est un des chefs du conseil de régence. Il est envoyé en Angleterre en 1525 pour négocier un mariage en vue de conclure une alliance. Il ne laisse qu’une fille qui épousera un représentant de l’illustre famille des Robertet qui recueillera l’essentiel de l’héritage des Le Viste.

On retrouve des Le Viste en Dombes, qui, de riche notaire, deviendront comte de Montbriant par la faveur des princes souverains de la principauté, qui sera réunie à la couronne en 1762. A cette date Louis Le Viste de Briandas sera fait grand sénéchal de Dombes. Sa descendance s’éteindra en 1899[1].

On pense aujourd’hui que Jean IV Le Viste est le commanditaire des Tapisseries de la Dame à la Licorne, sur lesquelles ses armes apparaissent à profusion. Il semble que d’autres tapisseries dans le même style furent tissées pour lui. En effet un inventaire du château de Montaigu-le-Blin, datant de 1595, fait mention de tentures portant aussi les armes des Le Viste.

Georges Sand attira l’attention du grand public sur elles dans un  article de l’Illustration de 1847. Elle avait pu les admirer alors qu’elle était de passage à Boussac en 1835. Les Tapisseries s’y trouvaient à la suite d’héritages successifs. Prosper Mérimée, qui en parle dès 1841 dans une lettre à son prédécesseur, voulait que les Monuments Historiques en fassent l’acquisition pour les restaurer. Il faudra attendre 1883 pour que le Musée de Cluny à Paris en devienne acquéreur. Il y a 6 tapisseries, 5 représentant les 5 sens, et une sixième portant la devise A mon seul désir. On a cru longtemps que sur cette sixième la Dame choisissait des bijoux dans un coffret, en fait, elle ne ferait que les déposer en s’en séparant, symbolisant le renoncement aux passions provoquées par les 5 sens, la devise signifiant selon ma seule volonté, afin d’être dans l’aptitude de vouloir bien faire. Le renoncement est proche du deuil dont parle Rainer Maria Rilke dans Les carnets de Malte Laurids Brigge au sujet justement d’une des tapisseries de la Dame à la Licorne. Cela correspond au Liberum arbitrium des philosophes antiques. Le Cardinal de La Marck possédait aussi une série de 6 tapisseries appelées Los Sentidos dont la dernière portait l’inscription Liberum arbitrium.

La Dame est dans un univers masculin, lances tenues par le lion et la licorne, armes pleines sur les bannières et les écus, pavillon de champ de bataille sur la sixième tapisserie. Rilke traite, toujours dans Les Carnets après avoir décrit les tentures, de la masculinisation de la femme, qui serait à la recherche perpétuelle du plaisir – A mon seul désir – étape vers une purification de sa féminité des scories masculines. A moins que cette « Dame » dans ce décor viril ne soit qu’un travesti dans le style du Céladon du roman d’Honoré d’Urfé L’Astrée.

La Licorne, animal fabuleux était selon Anatole France « un cheval-chèvre d’une blancheur immaculée ; elle portait au front une merveilleuse épée. Les veneurs qui la voyaient passer dans la clairière n’avaient pu l’atteindre, tant elle était rapide. Mais, si une vierge, assise dans la forêt, appelait la Licorne, la bête obéissait, inclinait la tête sur le giron de l ‘enfant, se laissait prendre, enchaîner par de si faibles mains. Au contraire, il ne fallait pas qu’un fille corrompue et non pucelle l’approchât : la licorne la tuait aussitôt. » (Vie de Jeanne d’Arc). Comme on voit la licorne et la Dame dans une telle position dans la tapisserie de La Vue, on peut en conclure que la Dame est vierge. Ne serait-elle même la Vierge, Notre-Dame ? D’autant que sur tente de la sixième tapisserie sont brodées des flammes de feu, telles celles qui tombèrent sur les apôtres lors de la première Pentecôte, symbole du Saint-Esprit par la vertu duquel Marie enfanta : « Ils virent apparaître des langues qu’on eût dites de feu ; elles se partageaient, et il s’en posa sur chacun d’eux » (Actes des apôtres 2, 3). La lune dans les blasons fait aussi référence à un verset de l’Apocalypse de Saint-Jean concernant Sion ou même selon certains la Vierge : « Un signe grandiose apparut au ciel : une femme ! Le soleil l’enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête ». Le lion est, rappelons-le, un symbole solaire et christique, le Christ est appelé le Lion de Juda, et la licorne était aussi « au Moyen Âge le symbole de l’incarnation du Verbe de Dieu dans le sein de la Vierge Marie [2]». Dans La Vue, la Dame tient un miroir, rappel de la « méditation mariale faisant de Marie le reflet lunaire du soleil christique [3]».

Ils le nourrissaient non de grain/
mais de la possibilité, d’elle seule,
qu’il soit. Et l’animal en prit tant de force

qu’une corne à son front à jailli. Unicorne
D’une jeune vierge il s’approcha, tout blanc –
et fut en son miroir d’argent en elle
.

Rainer Maria Rilke
Sonnets à Orphée, II, IV

Les croissants font aussi penser à l’Ordre du Croissant que créa René Ier d’Anjou, le bon roi René, et dont les statuts furent ratifiés en 1450. L’ordre était placé sous la protection de Saint Maurice, saint décapité et dont le nom renvoie à la couleur noire comme le précise Jacques de Voragine. L’aïeul de René, Louis Ier avait fondé à Naples l’Ordre du saint Esprit au droit désir. Désir qui se retrouve dans la devise de la sixième tapisserie. René mourut en 1480 et les chevaliers de l’Ordre se réunirent dit-on jusqu’en 1484, bien qu’il fût supprimé par le pape Pie II en 1460, sans que la condamnation n’ait eu de conséquence en France. René d’Anjou était épris de tournois et d’exploits chevaleresques dont les armes, les lances, portent les bannières qui se déploient dans chaque tapisserie. Lion et licorne figurent aussi sur les armes de la Grande Bretagne. Mais aussi ils figurent dans le roman l’Astrée d’Honoré d’Urfé dont on reparlera, gardant la fontaine de la Vérité d’Amour.

On retrouve lion et licorne dans un ouvrage de Simon Studion, la Naometria (1604), qui s’inspire de l’œuvre de Joachim de Flore et qui inspirera Les Noces chymiques de Johann Valentin Andrea, où la licorne est « l’animal symbolique annonciateur de la purification de l’Eglise et du temps réservé au prochain cycle du lion, c’est-à-dire celui qui verra le triomphe de la nouvelle foi évangélique après la déchéance de l’Antéchrist romain [4]».

Le lion fait référence à une prophétie de la mouvance paracelsienne du Lion du Septentrion ou de Minuit qui peut se résumer ainsi : « Un lion jaune viendra du septentrion et s’opposera à l’Aigle. Il y aura des troubles importants, des révolutions, des guerres. L’ennemi semblera un moment l’emporter, mais Dieu suscitera à la suite du Lion du Septentrion un « petit reste » de fidèles, de justes, qui l’aideront à abattrel’Aigle et sa « cléricaille » et grâce auxquels il remportera la victoire définitive. Alors le Lion recevra le sceptre de l’Aigle. Il régnera sur toute l’Europe, sur une partie de l’Asie et sur l’Afrique, et une ère de félicité commencera pour le monde [5]».

Mais une interprétation alchimique des tapisseries a été faite, car les trois croissants de lune sont les armes de la Lune dans l’ouvrage Aurora consurgens (Le lever de l’aurore), dans la phase de l’œuvre au blanc. « L’Albedo est terre conjonctive, où, selon les vocabulaires adoptés, on assiste aux noces du fixe et du volatil, du feu et de l’eau […], du Soufre et de sa sœur Mercure, de Mars et de Vénus [6]». La sixième tapisserie serait un résumé de l’art alchimique. D’une part, il faut dépasser les apparences, renoncer aux passions, comme l’indique le renoncement aux bijoux, pour découvrir « l’Esprit céleste, spirituel et surnaturel » (Esprit Gobineau de Montluisant), à la racine du Soufre, du Mercure et du Sel, représenté par les flammes sur la tenture du pavillon. Les petits singes qui imitent la Dame dans Le Goût et L’Odorat, ne seraient que les alchimistes, imitateurs de la Nature. D’autre part, les 5 sens servent à appréhender Dame Nature, qui dépouillée de ses apparences, laisse entrevoir l’Esprit à l’origine de tout. La devise « A mon seul désir » joue sur les termes desiderium et sidera, (désir et astres en latin) et aurait pour sens « désir des astres », celui de la lumière philosophale. Le lion et la licorne désignent respectivement le Soufre, le fixe, et le Mercure, le volatil. Les deux animaux réunis et pacifiés annoncent la réalisation de la Pierre.

Le miroir que tend la Dame à la licorne, dans la tapisserie La Vue, reflète étrangement le profil gauche de l’animal,  alors qu’il montre son profil droit. Ce qui fait que le reflet de la licorne regarde encore, comme son modèle, la Dame qui porte sa chevelure en aigrette, au-dessus de sa tête, la corne de l’animal lui répondant. Si la Dame représente la Nature, alors cette scène rejoint une citation de Vincent de Beauvais dans son Speculum naturae (Miroir de la Nature) qui parle de « la pierre et de l’élixir pour lesquels l’art imite la nature ».

Le symbole du miroir est fréquent chez les auteurs de traités alchimiques. Fulcanelli, dans Les mystères des cathédrales, en relève son emploi. « Alchimiquement, la matière première, celle que l’artiste doit élire pour commencer l’œuvre, est dénommée miroir de l’art. « Communément entre les philosophes, dit Moras de Rispare, elle est entendue par le Miroir de l’Art, parce que c’est principalement par elle que l’on a appris la composition des métaux dans les veines de la terre… aussi est-il dit que la seule indication de nature nous peut instruire. » C’est également ce qu’enseigne le Cosmopolite, lorsque, parlant du soufre, il dit « En son royaume, il y a un miroir dans lequel on voit tout le monde. Quiconque regarde en ce miroir peut voir et apprendre les 3 parties de la sapience de tout le monde, et de cette manière il deviendra très sçavant en ces 3 règnes, comme ont été Aristote, Avicenne et plusieurs autres, lesquels aussi bien que leurs prédécesseurs ont veu dans ce miroir comment le monde a été créé. ». Fulcanelli ajoute, se rapportant plus à la tapisserie où c’est la licorne, symbole du mercure, qui se reflète : « Basile Valentin dans son Testamentum écrit de même : « le corps entier du vitriol ne doit être reconnu que pour un miroir de la science philosophique… C’est un miroir où l’on voit briller et paraître notre Mercure, notre soleil et lune, par où l’on peut montrer en un instant et prouver à l’incrédule Thomas l’aveuglement de son ignorance crasse ».

 


[1] « Les Lyonnais dans l’Histoire », sous la direction de Jean-Pierre Gutton, Privat

[2] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant « Dictionnaire des symboles », Robert Laffont, p. 569

[3] Chaoying Sun, « Rabelais, mythes, images et sociétés », Desclée de Brouwer, p. 217

[4] Robert Vanloo, « L’utopie Rose-Croix », Dervy, p. 121

[5] Roland Edighoffer, « Rose-Croix et société idéale », Arma Artis, p. 204

[6] Jean Biès, « Les Alchimistes », Editions du félin – Philippe Lebaud, p. 188