Partie II - Voyage dans le temps   Chapitre XXIII - La séparation   Les événements   

L’Eglise, majoritairement hostile à la République, avait, avec les activités de ses congrégations religieuses – en particulier l’enseignement -, une influence non négligeable sur le débat politique. La IIIème République, installée récemment, voyait ainsi son existence fragilisée, voire mise en péril. Dans la période de 1880 à 1885, les républicains donnèrent au régime un caractère libéral, laïc et démocratique qui lui avait manqué dans les premiers temps, les conservateurs espérant qu’il ne serait qu’une transition vers une nouvelle restauration. Jules Ferry incarne cette période, son action se portant essentiellement sur l’enseignement. Il chercha dans un projet de loi à rendre à l’Etat le droit exclusif de conférer les grades universitaires, et à interdire d’enseignement les congrégations non autorisées. Echouant devant le Sénat, il décida d’appliquer les lois existantes. Ferry prit deux décrets : dissolution de la Compagnie de Jésus et prescription d’un délai de trois mois aux congrégations non autorisées pour demander l’autorisation. En 1881 et 1882, la loi sur la gratuité de l’enseignement publique et celle sur l’obligation d’une scolarité neutre au point de vue religieux des enfants de 6 à 13 furent votées, avec une vive résistance de la droite.

L’agitation boulangiste entretenue par les royalistes – le comte de Paris et la duchesse d’Uzès versèrent chacun 3 millions - qui voyaient là une occasion inespérée de se débarrasser de la République fut déclenchée par le scandale du trafic de décorations que menait Wilson, le gendre du président de la République Jules Grévy. Les républicains, unis contre le danger, firent voter le rétablissement du scrutin uninominal et l’interdiction des candidatures multiples qui avaient permis au général Boulanger d’être élu 6 fois député triomphalement. Le général n’avait pas osé marcher sur l’Elysée et, menacé d’être traduit en Haute Cour, s’enfuit à Bruxelles. De nouvelles élections provoquèrent l’effondrement du boulangisme. La République semblait bien consolidée, aussi une partie des milieux catholiques, inspirés par le cardinal La Vigerie et approuvés par le pape Léon XIII, forma la Droite constitutionnelle, les ralliés, qui rejeta les royalistes dans une marginalité de plus en plus marquée.

L’affaire de Panama qui éclate en 1892 révèle l’influence que les milieux d’affaires avaient sur le personnel politique. L’opposition de droite accuse des parlementaires et des journalistes d’avoir été payé pour faire passer la loi de 1888 qui autorisait la Compagnie, fondée par Lesseps pour le percement de l’isthme, d’émettre des obligations par lots. La société fit faillite peu après avec un passif de près d’un milliard et demi. Un ancien ministre fut condamné, des hommes politiques soupçonnés et écartés de la vie politique comme Clemenceau qui ne réapparaîtra qu’à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Politiquement, la conséquence fut un glissement des modérés vers la droite, ce qui permit à Casimir-Périer et Félix Faure d’accéder à la Présidence. La tolérance du pouvoir permit aux congrégations non autorisées de rouvrir leurs écoles et au clergé de regagner de l’influence.

Le mouvement de balancier inverse est occasionné par l’affaire Dreyfus. Elle provoqua une crise politique qui vit s’opposer dreyfusards constitués par la majorité des intellectuels et des révolutionnaires antimilitaristes, et antidreyfusards, officiers de l’armée et clergé soutenus par les royalistes et les anciens boulangistes. Les uns luttaient pour « la vérité et la justice », constituant une Ligue des droits de l’homme et du citoyen, les autres pour « la patrie et l’honneur de l’armée » avec une Ligue de la patrie française. Les parlementaires modérés effrayés par un tel déferlement de haine venant des milieux conservateurs se retourneront vers la gauche, permettant aux radicaux et au Bloc des gauches de gouverner pendant 20 ans. Emile Loubet fut élu président de la République à la mort de Félix Faure en février 1899. Waldeck-Rousseau devint président du Conseil en juin, et fit gracier Dreyfus à la suite de son deuxième procès où il fut condamné à 10 ans de réclusion avec circonstances atténuantes. Le capitaine ne sera reconnu innocent et réintégré avec son défenseur le colonel Picquart qu’en 1906.

L’attitude de la congrégation des Assomptionnistes pendant l’affaire lui valut d’être dispersée sur ordre du gouvernement de Waldeck-Rousseau qui fera voter la loi sur les associations du 1er juillet 1901. Cette loi visait en particulier les congrégations dont la richesse et l’influence sur la jeunesse avaient une incidence sur la vie républicaine.  Elle les soumettait au régime de l’autorisation législative, à un contrôle de leur budget, tandis qu’un simple décret pouvait décider du sort de l’existence de leurs établissements (écoles, hôpitaux, etc.). Le ministère Combes fit accepter 5 demandes d’autorisations par le Sénat et refuser toutes les autres par la Chambre, puis par la loi du 7 juillet 1904, interdit d’enseigner à toutes les congrégations. Les incidents qui en résultent aboutissent à la rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège et à la loi de séparation.

La loi du 9 décembre 1905, complétée par celle du 2 janvier 1907 et du 13 avril 1908, institue en France un régime par lequel l’Etat considérait la religion comme une manifestation individuelle d’ordre privé et lui laissant toute liberté sous le droit commun. Elle mettait fin à un siècle de concordat, institué en 1801 par Napoléon Bonaparte. L’Eglise catholique perdait la situation privilégiée qu’elle avait acquise au cours des siècles précédents, mais se trouvait affranchie de toute dépendance envers l’Etat. C’était la fin du gallicanisme. Le pape Pie X condamna le principe de la loi par l’encyclique Vehementer Nos de février 1906 et interdit les associations cultuelles.

Les lieux de cultes, propriétés des communes et des départements, voient leur affectation religieuse maintenue en 1907, sous le gouvernement Clemenceau, Briand étant ministre des Cultes. Les associations cultuelles diocésaines seront acceptées par le pape Pie XI en 1924, et considérées comme celles prévues selon la loi de 1905 par le gouvernement Poincaré.

Les relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège sont rétablies en 1921, après que Jeanne d’Arc fut canonisée en 1920, et que la Chambre eut voté le rétablissement d’une ambassade à Rome.

Jeanne d’Arc, jugée par un tribunal ecclésiastique aux ordres du souverain anglais, fut la victime de compromissions entre le spirituel et le temporel. Et qu’elle soit canonisée par cette même Eglise, qui en un autre temps et par d’autres gens l’a condamnée, quelques années seulement après que la séparation se fit d’avec l’Etat, est tout à fait symbolique et peut-être involontaire. En effet l’honneur fait à Jeanne fut aussi un baume posé sur les blessures d’une nation qui perdit tant de ses enfants dans un terrible conflit.

L’Eglise de France retrouve par la loi de séparation une situation digne des premiers temps de la chrétienté. C’est un véritable retour aux sources. Le lien avec les nonagones est peut-être assez éloigné mais il marque l’aspect tout spirituel de la religion, distant des rapports de pouvoir qu’entraîne toute compromission avec une autorité temporelle. C’est sur soi, à partir des profondeurs de sa conscience et en deçà, que s’effectue le travail, proprement alchimique, qui ennoblit et permet de rayonner au dehors sur les autres. Cela rejoint l’idée laïque d’une religion personnelle, du domaine du privé. « La présence silencieuse de l’alchimiste est une bénédiction pour tous les êtres. Il est le roi secret, l’être consciemment central qui relie le ciel à la terre et assure le bon ordre des choses. Unus ego sum et multi in me : c’est un mort vivifiant. Mort à lui-même, devenu nourriture inépuisable, en lui s’opère le mystère de la « multiplication » et de l’ « accroissement ». Il est la « panacée », l’ « élixir de vie », l’ « or potable » [1]».

 


[1] Olivier Clément, « L’œil de feu », Fata morgana, p. 53