Partie VI - Le carré SATOR   Chapitre XLIV - Perceval   Le mot graal   

Le mot graal apparaît dans le manuscrit de Venise[1], recopiant un livre datant des environs de 1160, d’un clerc poitevin qui avait adapté le texte d’un Roman d’Alexandre d’Albéric de Pisançon. Comme le manuscrit de l’Arsenal, celui de Venise juxtapose l’adaptation d’Albéric et le reste du roman en dodécasyllabes d’Alexandre de Paris traitant du même sujet. Or Alexandre de Paris (ou de Bernay) n’écrivit son livre que peu après 1180. Comme graal n’apparaît pas dans le manuscrit de l’Arsenal et que les deux manuscrits n’ont pu être écrits qu’après 1180 à la même époque que Le Conte du graal, on peut penser que le Roman d’Alexandre n’a pas forcément d’antériorité face au Conte du graal dans l’utilisation du mot graal. Il en va autrement au sujet d’un poème de Rigaut de Barbezieux qui mentionne le mutisme de Perceval au passage du graal avec les noms du héros et du saint vase en toutes lettres, et cela dès les années 1160 environ ! Le mot graal apparaît aussi dans la chanson de geste Girart de Roussillon mais la datation de l’œuvre s’étale des années 1150 à 1180. Pour Paulette Duval « graal ne provient pas d’une évolution philologique populaire : c’est un terme forgé, un mot poétique [2]».

Blaise Pascal appelait « définition géométrique » ce qui consiste à donner à une chose « un nom que l’on destitue de tout autre sens, s’il en a, pour lui donner celui de la chose désignée ». « Dès lors, on doit admettre que l’écrivain n’est pas nécessairement tenu d’utiliser les termes dans l’acception que leur donnent les autres hommes [3]». Dans le Conte du graal, le terme même de graal n’est pas identifié autrement que comme une « sainte chose ». « Pur objet fictif, le Graal est une création du langage romanesque de Chrétien, le produit d’une présentation volontairement mystificatrice et ambiguë. [4]»

Le terme de graal est traduit en anglais par « grail » - le saint graal : the holy grail. Or graal se rapproche du terme de vieux français « grail » qui signifie gril et grille – car les deux mots ne sont différenciés qu’au XVIIème siècle -  du latin cratis (grille, claie). Le verbe « griller » était orthographié « graailler », remarquez les deux « a ». On retrouve le gril dans un récit irlandais racontant l’évolution de Tuân mac Cairill réalisant l’Homme primordial en lui. « Le sommeil m’a alourdi pendant neuf jours. J’ai été changé en saumon. Alors, je fus en la rivière […] Mais un pêcheur me prit et me porta à la femme de Cairill, roi de ce pays. Je me souviens très bien de cela. L’homme me mit sur le gril. La femme me dévora en entier. Et je fus en son ventre. Je me souviens du temps où j’étais dans le ventre de la femme de Cairill. Je me souviens aussi qu’après cela, je commençais à parler comme les hommes. Je savais tout ce qui avait été en Irlande. Je fus prophète et on me donna un nom : on m’appela Tuân, fils de Cairill [5]».

Lorsque Jésus apparaît aux apôtres après sa résurrection que consomme-t-il ? : « Et comme dans leur joie, ils ne croyaient pas encore et demeuraient saisis d'étonnement, il leur dit : "Avez-vous quelques chose à manger ?" Ils lui présentèrent un morceau de poisson grillé. Il le prit et le mangea devant eux. » (Luc : 24, 41-43)

Le saumon symbolise cet être primordial que l’on devient après une quête de soi-même comme le réalise Perceval dans sa « conversion » auprès de son oncle ermite, après ses rencontres et ses épreuves. L’ermite lui apprend aussi que le graal, qui se trouve chez le Roi Pêcheur passant son temps dans une barque à pêcher au milieu d’une rivière, ne contient ni lamproie ni saumon, ce qui donne peut-être une indication sur l’origine du mythe. Ne trouve-t-on pas un poisson dans un calice, une des images du graal, tenu par un ange sur un culot d’une nervure dans le réfectoire de l’abbaye de Fontevrault ? Le poisson sur le gril dans le feu est une image alchimique du Chymische Schriften de J.J. Hollandus publié en 1773 à Vienne. Le Mercure est le poisson et le feu le Soufre. Léon Gineste rappelle que l’écuelle de terre qui constitue le troisième et dernier étage de l’athanor alchimique est nommé grassal - une des étymologies du mot graal est gresal. C’est pendant la phase de coagula que, dans ce troisième étage, la pierre est retournée afin que toutes ses faces soient cuites. Le terme griller se rapporte à cette cuisson.

Pour en revenir aux nonagones, le village de Poissons dans la Haute-Marne, qui se trouve sur les tracés, porte dans ses armoiries deux poissons sur un gril. Gorze, avec son abbaye Saint-Gorgon et Grandouet avec son église dédié au même saint célèbrent le martyr de Nicomédie supplicié sous Dioclétien avec Dorothée. On apprend en effet chez Jacques de Voragine qu'ils furent tous deux déchirés avec des fouets et des ongles de fer, placés vinaigrés et salés sur un gril sans ressentir de souffrance, puis finalement pendus avec un lacet. Le corps de Gorgon fut transféré à Rome puis de ses reliques apportées à Gorze par Chrodegang, évêque de Metz et neveu du roi Pépin, en 763.

Le graal, dans sa fonction nourricière, fait apparaître dans les plats des convives du château de Corbénic (Lancelot), de « bonnes viandes et de bonnes odeurs ». Si le cortège du Graal se fait au cours d'un repas, y apparaît aussi la lance sanguinolante. Chez Pausanias, festin et lance sont liés dans l'histoire de Pélops et sa descendance : « La lance qui servait de sceptre à Pélops, et que son petit-fils Oreste avait aussi portée, fut découverte en Phocide à peu près à cette époque ; elle était enfouie avec un trésor en or sur la frontière qui sépare Chéronée de Phanotée, où elle avait été probablement cachée par Electre. Lorsqu'on discuta du partage de ce trésor, les Phanotiens se contentèrent de l'or mais les Chersonéens prirent le sceptre et, par la suite l'ont vénéré, le considérant comme leur dieu suprême. Chacun des prêtres du sceptre, désigné pour une année, le gardait dans sa maison et lui offrait des sacrifices quotidiens, outre des tables abondamment pourvues de toutes les variétés de nourriture. » (Robert Graves, Les mythes grecs, tome II, Pluriel, p. 80)

Robert Graves rappelle que la déesse Déméter essaya de rendre le fils de Céléos, Démophon, immortel en le tenant au dessus d’un feu afin de brûler en lui son humanité. Cela « se rapporte en partie à la coutume primitive, largement répandue, de protéger les enfants contre les influences maléfiques en transportant autour d’eux, à leur naissance, un feu sacré, ou en mettant sous eux une grille chaude [6]; et en partie aussi à la coutume de brûler vifs des enfants en satisfaction vicaire au roi sacré et pour leur conférer l’immortalité [7]».

L’idée de grille par l’intermédiaire de la claie – voire une claie à fromage dans certains textes - est renforcée par les légendes autour de Glastonbury, sur les tracés de Grande Bretagne. On raconte en effet qu’en l’île d’Avalon identifiée à Glastonbury Jésus Christ en personne accompagné, dans sa jeunesse, de son oncle Joseph d'Arimathie aurait fondé lui-même la première chapelle en Avalon, construite en osier, sur un terrain de culte druidique. Mais aussi, après la mort du Christ, Joseph transporta le Graal jusqu'en Occident et revint à Glastonbury avec douze compagnons pour fonder la première église d'Angleterre sur un lopin de terre donné par le druide Arvirogus, symbolisant la correspondance de tradition ésotérique chrétienne, dont Joseph était dépositaire, avec la tradition celtique. C'est là qu'il aurait été enseveli avec deux burettes contenant le sang et la sueur du Christ. Un églantier, rejet du bâton de Joseph, qui fleurit en hiver, rappelle sa visite.

« La référence indo-européenne renvoie l'origine du Graal à la racine KERT- soit tordre, tresser, car l'on peut penser que les premiers objets-contenants étaient confectionnés en tresses (corbeilles). Curieusement, cette idée de claie, qui figure aussi dans la légende de la cathédrale d’osier de l’abbaye de Glastonbury, refuge supposé du Graal, est aussi celle du lien, de l'attache (cratis), et l'on voit bien en quoi le graal est le lien qui unit les chevaliers d'Arthur dans leur Quête. Elle a, en même temps, donné hort, hourt (palissade) et behort (tournoi), en espagnol bohordo (petite lance), images qui sont loin d'échapper à l'univers arthurien. [8]»

L’osier et la grille comme filtre nous conduisent à considérer le van qui est associé aux travaux de la moisson et donc du blé. C’est le symbole de la discrimination qui permet l’accès à la connaissance et à la perfection spirituelle. Le van mystique utilisé dans les rites dionysiens rappelle un ancien Dionysos, remplacé par le dieu du vin plus récent, alors dieu de la bière faite, à Athènes, à partir de l’épeautre (tragos en grec qui signifie aussi bouc). Sur les vases peints les plus anciens, Dionysos est en effet accompagné par des hommes-chevaux, le cheval étant associé à la bière, et, plus tard, le bouc au vin.

Autre symbole de discrimination, le filet, la nasse, comparé au Royaume des Cieux, servent à extraire toute espèce de poissons de l’eau qui seront ensuite triés comme les justes des méchants. Dans la tradition iranienne, le filet de l’ange médiateur de l’humanité Binyâmin est le symbole de la recherche passionnée de Dieu par l’homme, et associé aussi à la toile d’araignée.

"Le dieu prééminent de l'Atharvaveda est Indra (rappelons que par un jeu de mot approximatif le centre des nonagones se trouve à Neuillay-les-Bois dans l'Indre), dont un des traits principaux est de posséder une puissance magique : il prend des formes innombrables grâce à sa magie - sa maya - ; grâce à celle-ci, il enserre le monde comme dans un filet. C'est le "filet d'Indra" (indrajala). Or ce filet est celui de la maya, que tous les système religieux ultérieurs considéreront comme étant à l'origine ou formant la nature même du monde créé, lequel apparaît dès lors comme une fantasmagorie magique dans le réseau (jala) de laquelle nous sommes tous emprisonnés." (Dictionnaire historique de la Magie et des Sciences occultes - La Pochotèque, p. 448)

Sur le treillis au niveau alchimique, Fulcanelli nous donne des indications précieuses. Au sujet des caissons du plafond du château de Dampierre-sur-Boutonne, il écrit : « L'hermine pure et blanche apparaît comme un emblème expressif du mercure commun uni au soufre-poisson dans la substance du mercure philosophique. Quant à la clôture, elle nous révèle quels sont ces signes extérieurs qui, au dire de l'Adepte, constituent le meilleur critérium du produit secret et fournissent le témoignage d'une préparation canonique et conforme aux lois naturelles. La palissade tressée servant d'enclos à l'hermine et, réellement, d'enveloppe au mercure animé, suffirait à expliquer le dessin des stigmates en question. mais notre but étant de les définir sans équivoque, nous dirons que le mot grec carakoma , palissade, dérivé de carassw, tracer, graver, marquer d'une empreinte, possède ainsi une origine semblable à celle du terme carakthr, c'est-à-dire linéament gravé, forme distinctive, caractère. Et le caractère propre du mercure est, précisément, d'affecter à sa surface un réseau de lignes entre-croisées, tressées à lamanière des paniers d'osier (kalatos), des couffins, mannes, gabions et corbeilles. Ces figures géométriques, d'autant plus apparentes et mieux gravées que la matière est plus pure, sont un effet de la volonté topute-puissante de l'Esprit ou de la Lumière. Et cette volonté imprime à la substance une disposition extérieure cruciforme [...] et donne au mercure sa signature philosophique effective. C'est la raison pour laquelle on compare cette enveloppe aux mailles du filet servant à pêcher le poisson symbolique ; à la corbeille eucharistique que porte sur son dos IcquV des Catacombes romaines ; à la crèche de Jésus, berceau de l'Esprit-Saint incarné dans le sauveur des hommes ; au ciste de Bacchus que l'on disait contenir on ne sait quel objet mystérieux ; au berceau d'Hercule enfant, étouffant les deux serpents envoyés par Junon, et à celui de Moïse sauvé des eaux ; au gâteau des rois, porteur des mêmes caractères ; à la galette du Petit Chaperon rouge, la plus charmante création, peut-être, de ces fables hermétiques que sont les Contes de ma mère l'Oie, etc.»

Et le carré SATOR est une grille.

De là à penser que le graal est ce fameux carré SATOR il n’y a qu’un pas que je franchis.

En effet dans le roman, l’hostie qui nourrit le vieux roi, père du roi pêcheur, « vient du graal ». Or si l’on transpose en lettres grecques le carré SATOR on obtient le carré suivant :

 

S

A

T

O

R

A

R

E

P

O

T

E

N

E

T

O

P

E

R

A

R

O

T

A

S

Un tel carré, mais inversé, avec des « C » à la place des S, a été retrouvé à Doura, au bord de l’Euphrate, dans les années 30, et apparaît sur des parchemins médiévaux conservés en Europe.

SATOR, en grec, est l’anagramme de ARTOS (artos) qui signifie pain. Le terme latin ecclésiastique artona, provenant directement du grec artos, signifie pain sans levain, qui est constitutif de l’hostie. Le carré SATOR produit ainsi non seulement l’origine de Chrétien – Troyes – mais aussi la fameuse hostie. Le terme arton a persisté en argot en désignant le pain.

Le carré SATOR est ainsi pour Chrétien de Troyes la signature d'une oeuvre qui le rendra immortel dans la mémoire littéraire des hommes et dans l'Histoire, c'est-à-dire qui lui permettra de passer à la postérité, seule immortalité possible en notre monde.

Michel Roquebert ne rapporte-t-il pas que pour les cathares « l’hostie n’est que de la farine de froment », « rien d’autre que de la pâte grillée entre deux fers » ?

L’hostie, lors de la célébration de l’eucharistie, est posée sur un petit linge plié en 9 cases, au milieu. Sur les autres cases, la patène à droite, le ciboire fermé à gauche, au-dessus le calice. « A l’Est est le calice recevant les rayons du soleil levant, comme le réceptacle du solve. Au sud est la patène servant de miroir pour réfléchir la lumière sur le calice et ainsi faire apparaître le sang du Christ universel. Au Nord, privé lumière, attendent les hosties rondes, ou granulations, dans le ciboire clos, image du compost au noir [9]».

Sur les nonagones espagnols (voir annexe) on trouve Daroca, lieu de célébration du miracle des corporales. Les corporaux en question se teintèrent de sang pendant la célébration.

Franz Cumont établit une concordance entre le carré SATOR et le livre d’Ezéchiel. Pompéi était peuplé de nombreux juifs dont les inscriptions se faisaient en latin. La formule pourrait se traduire par : Le semeur de feu, Arepo, tient en main les roues enflammées et leurs œuvres[10].

Ezéchiel 10, 6-13 : « Lorsqu’il donna cet ordre à l’homme vêtu de blanc : « Prends du feu au milieu du char, du milieu des chérubins », l’homme vint et se tint près de la roue. Le chérubin étendit la main d’entre les chérubins, vers le feu qui était au milieu des chérubins ; il le prit et le mit dans la main de l’homme vêtu de lin. Celui-ci le saisit et sortit. Alors apparut une forme de main humaine sous les ailes des chérubins. Je regardais : il y avait quatre roues à côté des chérubins, chaque roue à côté de chaque chérubin, et l’aspect des roues était comme l’éclat de la chrysolithe. Elles semblaient avoir le même aspect toutes les autres, comme si une roue était au milieu de l’autre. Elles avançaient vers les autre directions et ne se tournaient pas en marchant. Et tout leur corps, leur dos, leurs mains et leurs ailes ainsi que les roues, étaient pleins de reflets tout autour […] A ces roues on donna – je l’entendis – le nom de « galgal » ».

Ce terme de « galgal » (tourbillon) approche fort la sonorité de graal. Ce qui donne une nouvelle interprétation à ce symbole multiforme selon le Perlesvaus.

L’homme vêtu de lin est envoyé dans Jérusalem pour marquer d’un signe (d’un tav) le front des hommes qui se lamentent sur les abominations pratiquées dans la ville. Ce signe, en alphabet latin T, se retrouve au milieu des quatre côtés du carré SATOR.

Les roues enflammées, ou à côté des charbons ardents de la vision d’Ézéchiel, entrent en résonance avec la roue enflammée sur laquelle Ixion est attaché et qui roule dans le ciel éternellement. Robert Graves note qu’en Europe, on en faisait rouler du haut des collines à la mi-été pour symboliser le fait que le soleil, alors à son zénith, devait redescendre jusqu’au solstice d’hiver. Le nom d’Ixion évoque ixias (le gui). « En tant que roi-chêne dont les organes génitaux sont le gui, et représentant le dieu-tonnerre, il épousait rituellement la déesse-lune faiseuse de pluie ; il était ensuite fouetté afin que son sang et son sperme fécondassent la terre, décapité avec une hache, émasculé, écartelé, attaché à un arbre et rôti ; après quoi, ses parents le mangeaient sacramentellement [11]». La roue enflammée sur laquelle est supplicié Ixion joue le rôle d’un gril de même manière que fut martyrisé saint Laurent.

 


[1] Mario Roques, « Le Graal de Chrétien et la Demoiselle du Graal », Droz

[2] Paulette Duval, « La pensée alchimique et le Conte du graal », Champion, p. 292-293

[3] Emmanuel Fraisse et Bernard Mouralis, « Questions générales de littérature », Seuil, p. 194

[4] Philippe Walter, « Chrétien de Troyes », PUF, p. 106

[5] Jean Markale, « Le Graal », Retz, p. 264

[6] C’est nous qui soulignons

[7] Robert Graves, « Les mythes grecs », tome I, Seuil, p. 107

[8] Georges Bertin, « Le Graal », www.er.uqam.ca/nobel/religio/no14/bertin.html

[9] Léon Gineste, « L’alchimie expliquée par son langage », Dervy, p. 107

[10] G. de Jerphanion, « La voix des monuments », Les éditions d’art et d’histoire

[11] Robert Graves, « Les mythes grecs », Hachette, p. 225