Partie VI - Le carré SATOR   Chapitre XLIV - Perceval   Le Conte du Graal et l’alchimie   

Paulette Duval rend compte des convergences d’un texte alchimique qu’elle appelle Turba gallica pour la distinguer de la version latine de la Turba Philosophorum. Elle souligne l’ancienneté de cette version française qui fut publiée au XVIIème siècle, mais citée dès le XIIIème siècle. Elle est le maillon intermédiaire entre l’alchimie grecque et l’Occident latin et aurait été écrite originellement en castillan.

La Turba gallica contient la Vision d’Arisleus dont les personnages sont Arisleus et ses compagnons, le Roi de la mer, son fils Gabertin et sa fille Beya. Arisleus est envoyé par son maître Pyhtagore pour enseigner au Roi l’art d’engendrer et de planter l’arbre dont la consommation du fruit éteint à jamais la faim. L’arbre aux fleurs blanches et aux fruits rouges est fait de l’union des contraires, Feu et Eau, de l’homme et de la femme. Arisleus demande au Roi d’unir Beya et Gabertin. Cette union est suivie de leur mort qui provoque la colère du Roi. Celui-ci fait enfermer Arisleus, ses compagnons et Gabertin. Arisleus demande au Roi de placer Beya dans une maison ronde au fond de la mer. Gabertin et Beya sont rendu à la vie par l’intervention en songe de Pythagore qui envoie l’aliment de vie.

Le nom de Gabertin viendrait du syriaque kabris qui signifie minium ou cinabre, du cinabre rouge est tiré le mercure. Celui de Beya terre désertique et est à rapproché du nom de l’ancien impôt catalan albaiat, de l’arabe al-baiad, voulant dire blanc. Cet impôt était payé sur la terre blanche, c’est à dire la terre anciennement stérile qui, ensemencée, donne pour la première fois des fruits. « Si l’homme rouge, Gabertin, meurt et ressuscite, comme fruit rouge de l’arbre d’une part, et comme l’arbre lui-même d’autre part, il en est de même pour Beya : elle meurt en tant que terre stérile et ressuscite, soit en tant que terre fertile du royaume capable de donner l’arbre, soit comme fleur blanche de l’arbre, engendrant à son tour le fruit rouge de la Résurrection [1]». La Résurrection est le thème central de la Turba dont la méditation ouvre sur la contemplation du Un, de Dieu.

Perceval éprouve pour sa mère un sentiment d’époux spirituel en l’appelant « Ma mère Â», puis « Ma Dame Â», qui vit dans la « gaste Forêt Â», dénomination comparable à la terre stérile, signification du nom Beya. A sa mort, comme meurt Beya la stérile, Blanchefleur, nouvelle mère spirituelle de Perceval, rejoint la symbolique de Beya la blanche ressuscitée, fleur blanche porteuse des fruits rouges de la Résurrection. Blanchefleur « peut engendrer son fils, son propre époux ressuscité, Perceval-Gabertin Â». C’est peut-être dans la contemplation de l’oie blessée, déposant du sang sur la neige, que se symbolise la « mort Â» puis le retour à la vie de Perceval, avant qu’il ne reparte au combat face aux envoyés du roi Arthur, dont Keu, plein de vigueur.

Fulcanelli donne aussi indirectement un sens alchimique à la mort de la mère de Perceval et à celle du père, plus tôt, dans son étude sur Louis d'Estissac, entre autre seigneur de Montclar (Saint-Georges-de-Montclar). Sur la cheminée hermétique, qui se trouvait originellement au château de Coulonges-sur-Autize et qui fut déménagée au château de Terre-Neuve à Fontenay-le-Comte, on peut lire NASCENDO QUOTIDIE MORIMUR. « Ce n'est plus En naissant qu'il faut lire, mais bien Pour produire, pour générer. Ainsi le mystère, dégagé de sa gangue, laisse apercevoir la raison cachée de l'axiome amphibologique. Et la formule superficielle rappelant à l'homme son origine mortelle s'efface et disparaît. C'est maintenant le symbolisme, en son langage figuré, qui s'adresse au lecteur et l'enseigne : Pour produire nous mourons chaque jour. Ce sont les parents de l'enfant hermétique qui parlent. Et leur langage est véritable ; ils meurent réellement ensemble, non seulement pour lui donner l'être, mais encore pour assurer sa croissance et développer sa vitalité. Ils meurent tous les jours, c'est-à-dire à chacun des six jours de l'OEuvre qui régissent l'augmentation et la multiplication de la pierre. L'enfant naît de leur mort et se nourrit de leurs cadavres. On voit combien le sens alchimique se révèle expressif et lumineux. Limojon de Saint-Didier énonce donc une vérité primordiale lorsqu'il assure que « la pierre des philosophes naît de la destruction de deux corps ». [2]»

Comme on l'a vu, Perceval et Le Saint Graal ont la même valeur chiffrée (374). Perceval est cet enfant alchimique qui se réalisera en homme primordial retrouvant, dans le Conte de Chrétien de Troyes, l'état édénique promis par le Christ. Résurrection et immortalité sont métaphoriquement au bout de la route alors que le Graal, pierre philosophale, annonce à Chrétien de Troyes sa propre immortalité au paradis des écrivains.

L’auteur de la Turba gallica, sans doute chrétien selon Paulette Duval, fait de l’arbre qui pousse au royaume marin l’image de l’Adam novus (Adam signifie rouge en hébreu), à la fois masculin et féminin, arbre porteur des fleurs blanches et des fruits rouges. La Vision d’Arisleus est « non plus seulement un mystère de mort et de résurrection mais un mystère sponsal. L’union du rouge et de la blanche a des antécédents dans le roman d’Héliodore d’Emèse, Les Ethiopiques, où Chariclée, la fille du roi d’Ethiopie au nom aqueux d’Hydrapas, a la peau blanche à la ressemblance d’Andromède et se marie avec un prince thessalien Théagène.

La stérilité de la terre, volontaire, se retrouve dans la mythologie grecque avec l’histoire d’Athamas.

Les noms y apparaissant ont une connotation hébraïque : Athamas/Adam, Salmonée son frère/Salomon, Néphélé - la première femme d’Athamas -/Néphilim (Génèse 6, 4). Robert Graves note l’identité de Mélicerte, le fils de la seconde femme d’Athamas, Ino, avec Melkart le dieu canaanite.

Athamas, roi de Béotie, reçoit pour femme Néphélé, le fantôme conçu à l’image d’Héra par Zeus, pour tromper et punir Ixion. Elle lui donne trois enfants, Phrixos, Leucon et Hellé. Quelque temps après, Athamas introduit Ino dans son palais et a deux enfants d’elle, Léarchos et Mélicerte. Néphélé, bafouée, obtient qu’Héra maudisse Athamas, et demande sa mort aux Béotiens qui ne l’écoutent pas. Ino, quant à elle, cherche la mort de Phrixos, fils de sa rivale. Elle convainc les Béotiennes de griller (graailler en ancien français) les semences de blé. Prévoyant qu’Athamas enverrait des messagers à Delphes pour demander la raison de la stérilité des champs, elle les soudoie par avance et leur enjoint de dire que la fertilité ne reviendrait qui si Phrixos était sacrifié. Entre temps la tante Biadicé du jeune homme tombe amoureuse de lui qui se refuse à elle. Biadicé l’accuse d’avoir tenté de la violer. Phrixos est promis au supplice mais est sauvé par deux fois : Hercule arrête le bras d’Athamas qui allait l’égorger comme Abraham avec Isaac ; puis un bélier ailé l’emporte, jusqu’en Colchide, sur son dos avec sa sÅ“ur Hellé qui tombe pendant le voyage dans le bras de mer qui portera son nom, l’Hellespont. Le miracle fait impression si bien que les ruses de Biadicé et d’Ino sont découvertes. Néphélé demande à nouveau la mort d’Athamas qui est sauvé à son tour par Hercule. Héra, furieuse, rend fou Athamas qui prend Léarchos pour un cerf blanc, animal dont l’épisode de la chasse, précédé de celui de l’échiquier magique – qui a la forme d’une grille - se trouve dans le Didot-Perceval attribué à Robert de Boron. Athamas transperce Léarchos de flèches et le dépèce. Ino s’enfuit avec Mélicerte, et ils se noyent tous deux dans la mer.

Cette légende permet de relier l’instrument servant à griller, le gril, le graal, à la stérilité de la terre et de faire du graal un objet comparable à la lance du cortège qui est destinée à ravager le royaume de Logres : « la lance dont la pointe verse des larmes d’un sang tout clair, et dont il est écrit qu’il viendra une heure où tout le royaume de Logres, qui fut jadis la terre des Ogres, sera détruit par cette lance Â». Que le graal soit un objet sacré, des fers « servant à griller l’hostie Â», il admet aussi un aspect maléfique qui lui donne toute l’ambivalence des symboles.

Les amours d’une tante pour son neveu se retrouvent dans l’Histoire mérovingienne, on l’a vu, où Brunehaut épouse son neveu par alliance Mérovée et sont le pendant des amours entre un oncle et une nièce. Ainsi Sisyphe, frère d’Athamas, évincé par son autre frère Salmonée du trône de Thessalie, séduit sa nièce Tyro. Elle lui donna deux fils qui furent assassinés par Salmonée. Tyro, par la suite, épousa un autre frère d’Athamas, Créthée, ancien mari de Biadicé, par lequel elle fut la grand-mère de Jason l’Argonaute. Celui-ci ira conquérir la toison d’or issue du sacrifice du bélier ailé accompli par Phrixos, fils d’Athamas, en Colchide.


[1] Paulette Duval, « La pensée alchimique et le Conte du graal Â», Champion, p. 260

[2] Fulcanelli, « Les Demeures Philosophales Â», Pauvert, pp. 410-411