Partie X - 22 v’la l’Tarot   Chapitre I - Passe-moi le celte   Lames mineures   

Les 56 lames mineures composées en 4 couleurs de 14 cartes reflètent une "quadrifonctionnalité" qui se rapproche plus de la réalité du fonctionnement de nos sociétés que la trifonctionnalité théorique. 4 fonctions ou classes sociales se partageaient les sociétés anciennes d'Europe : religieux (coupe), nobles (épée), producteurs (bâton) et marchands (denier). Que l'on ne s'étonne pas de la présence de roi, reine parmi, les figures, ce titre était accordé à Loeg, roi des conducteurs de char, en l'occurence celui de Cuchulainn, lui-même roi des guerriers. N'y avait-il pas non plus au Moyen Âge un roi des Fous en certaines occasions ?

Nous reprenons un texte particulièrement intéressant qui présente l'idéologie trifonctionnelle dans son développement au Moyen Âge et son hégémonie finale : De Rouche Michel : De l'Orient à l'Occident. Les origines de la tripartition fonctionnelle et les causes de son adoption par l'Europe chrétienne à la fin du Xème siècle.

Georges Dumézil a montré que la tripartition existait chez nombre de peuples indo-européens, Ossètes et Iraniens par exemple, qu'elle a été complètement effacée à Rome à partir de la domination des Étrusques et jusqu'à Tite Live qui acheva l'historicisation des mythes latins primitifs et qu'il en fut de même en Gaule après la conquête romaine, puisque la classification en dru-id (très savants), chevaliers et plèbe, signalée par César ne put continuer à se perpétuer officiellement dans les esprits. En effet la dernière preuve de l'existence des druides est attestée au début du IIIème siècle. Avec cette catégorie interdite par le pouvoir romain, s'éteignit du même coup l'expression de l'idéologie des trois fonctions. En revanche elle demeure intacte dans un autre pays celtique, l'Irlande d'autant plus facilement que si les druides irlandais disparurent avec l'évangélisation, les filid, une sous- classe des druides, les bardes, eux, subsistèrent christianisés et transmirent tous les anciens mythes sous formes d'épopées païennes ou de vies de saints.

Daniel Dubuisson a mis à jour les preuves de la continuité du schéma indo-européen depuis l'Irlande de l'âge du fer jusqu'à l'Angleterre saxonne du IXe siècle. Voici quelles sont ses découvertes. Il a d'abord prouvé l'existence de triades fonctionnelles, notamment à propos des talismans du roi Cormac : la coupe, l'épée, la branche à trois pommes d'or, qui symbolisent clairement les fonctions de sacré, de force et de fécondité.

[La coupe d'or que le roi Cormac mac Airt reçut dans l'Autre Monde évoque les récipients merveilleux du domaine irlandais, capables de distinguer la parole véridique de la parole fausse. Au mois de mai, Manannan mac Lir, déguisé en guerrier, arrive à Tara et obtient par le moyen du don contraignant une promesse de la part de Cormac : en échange d'une branche d'argent portant trois pommes d'or, il réclamera un an plus tard la fille de Cormac, l'année suivante son fils et, finalement, son épouse. Le chagrin provoqué par les deux premières disparitions est effacé par la mélodie merveilleuse qui vient de la branche quand on la secoue. En revanche, Cormac ne supporte pas la perte de sa femme et part à sa recherche (Ásdís R. Magnúsdóttir, La voix du cor: la relique de Roncevaux et l'origine d'un motif dans la littérature du Moyen Age (XII-XIV siècles), 1998]

Puis, il montra que dans l'épopée de la naissance du héros Cuchulainn quatre personnages représentent la vieille société païenne, le druide et le file, qui sont la classe sacerdotale, le champion qui représente la classe militaire et l'aubergiste, la classe populaire. Dans les textes christianisés comme les lois, on trouve au-dessus des non-libres et dans l'ordre, le clergé chrétien puis l'aristocratie militaire, les bardes ou filid et les éleveurs de bétail. Ces épopées et ces lois ont probablement été mises par écrit aux VIIème et VIIIème siècles. Cette tradition païenne est alors prolongée directement dans les textes des vies de saints. Celle de Berach met dans la bouche de saint Patrick une prophétie où il attache au guerrier, à la femme et au clerc les qualités de vaillance de prospérité et de savoir. De même dans la vie tripartie de Patrick écrite entre 895 et 901, le saint se voit attribuer la responsabilité de répartir les descendants d'Eogan en trois classes, dans l'ordre suivant : les hommes ordonnés, les guerriers et le peuple nettement en dessous. La cause est entendue par conséquent. L'Irlande a conservé l'idéologie des trois fonctions. De plus, elle l'a transmise à l'Angleterre. Pierre Riche a montré la longue séduction des écoles irlandaises sur les Anglo-Saxons récemment convertis. Or beaucoup de filid devinrent moines et le passage du maître à penser païen à l'instructeur chrétien se fit aisément. De nombreux monastères de type irlandais furent fondés en Angleterre. Leur influence dura au minimum jusqu'à la fin du Ville siècle et la vie de saint Patrick, ce Breton évangélisateur des Celtes d'Irlande, fut certainement chantée et récitée pour des oreilles celtiques et anglo-saxonnes. Ainsi dans le Pays de Galles la vie de saint Cadoc, qui a vécu au Vie siècle et mourut en 577, fait-elle une allusion très nette aux clercs, aux soldats et aux travailleurs. Rien d'étonnant donc à ce qu'elle ait été connue d'Alfred le Grand et d'autres écrivains anglo-saxons, et transmise par les missionnaires irlandais sur le continent, puisque leur zone de prédilection fut sans arrêt du VIIème au IXe siècle inclus, la région entre Seine et Rhin les diocèses d'Amiens, Laon, Noyon-Tournai, Arras-Cambrai, etc ... c'est-à-dire les régions où nous voyons réapparaître au Xe siècle la tripartition fonctionnelle. Je compléterai enfin cette démonstration de Daniel Dubuisson par l'étude d'un texte que j'ai découvert. Il est en effet extrêmement révélateur, car il achève parfaitement la pérégrination de notre schéma et boucle chronologiquement et spatialement toute cette démonstration.

Il s'agit de la vie de saint Brendan dont on connaît les innombrables résonnances qu'elle provoqua dans l'imaginaire européen depuis Dante jusqu'à Christophe Colomb. Au cours de sa navigation le saint annonce à ses compagnons qu'ils vont aborder sur une île où il y a "trois peuples, l'un d'enfants, l'autre de jeunes gens, le troisième de vieillards". Effectivement "ils virent ... la première troupe d'enfants en vêtements très blancs, la deuxième troupe en vêtements jaunes et la troisième troupe en dalmatiques pourpres". Les enfants et la blancheur symbolisent les produits et l'innocence, c'est- à-dire la richesse du troisième groupe, celui des producteurs. D'ailleurs ils offrent des fruits aux compagnons de Brendan. Les jeunes gens dont la couleur jaune caractérise le soleil, la vigueur et la violence, sont les guerriers Enfin les vieillards par leurs robes liturgiques pourpres incarnent la maturité des sages et le pouvoir sacré des prêtres. De plus, ils immolent ensuite un agneau. Ce texte venu d'Irlande a été mis par écrit entre 900 et 950, soit à Gorze où la tripartition fonctionnelle est connue, soit à Saint- Maximin de Trêves. Il eut une diffusion rapide et foudroyante. Trois manuscrits du Xème siècle ont été conservés ; ils proviennent de Saint-Maximin de Trêves, de Saint-Mang à Ratisbonne et de Tegernsee en Bavière. Quatorze sont datés du Xlème siècle en provenance de Saint-Evroult en Normandie, de Saint-Laurent à Liège, de Saint-Pierre le Vif près de Sens, de Limoges, de Mayence, de Paderbom, etc. Par conséquent nul doute qu'un tel succès auprès des publics lettrés des monastères et des cathédrales ainsi qu'auprès du peuple à qui cette vie était lue lors des fêtes solennelles des 16 mai et 29 juin, n'ait fini par répandre ou fait réapparaître cette vision tripartie idéale de la société. Et nous pouvons maintenant rapprocher sans crainte le texte d'Adalbéron de Laon et de celui la Bhagavadgita :

" O ! vainqueur des ennemis (Àrjuna), les activités des brahmanes, des ksatriyas, des vaisyas ainsi que des sudras, se distinguent d'après leurs qualités naturellement innées. La sérénité, le contrôle de soi, l'austérité, la pureté, la tolérance et la droiture, la piété, la science et la foi dans la religion caractérisent les devoirs d'un brahmane imposés par sa naissance. L'héroïsme, la vigueur, la fermeté, la ressource, le refus de fuir même en plein combat, la générosité, le sens du commandement caractérisent les devoirs d'un ksatriya imposés par sa naissance. L'agriculture, l'élevage du bétail et le commerce sont les devoirs d'un vaisya de par sa naissance, le travail est l'office d'un sudra de par sa naissance. Chaque homme en s'attachant à son propre devoir atteint la perfection. Il faut que tu apprennes comment chacun attaché à son devoir atteint la perfection".

Quelles que soient les circonstances dans lesquelles le poème de l'évêque ait été écrit, le parallèle est instructif, car dans les deux cas les non-libres sont exclus mais par un illogisme qui prouve qu'il ne connait pas très bien le schéma, Adalbéron met ensuite comme producteurs ces mêmes serfs. Tout le monde est d'accord pour dire aujourd'hui que les paysans libres existaient en Francie et en Laonnais au début du Xllème siècle. D'ailleurs Rathier de Liège mettait en 936 les libres et les serfs dans la catégorie des laboratores. […] A ceux qui rétorqueraient qu'une pareille résurgence, même prouvée par la chaîne continue de témoignages que je viens de donner, reste une vue de l'esprit, je répondrai en citant un cas identique dans l'Iran musulman de la fin du Xème siècle. On sait que le gouvernement sassanide s'est écroulé après la bataille de Néhavend en 657. Tout ce qui rappelait l'Avesta, le zoroastrisme et son idéologie des trois fonctions disparut du territoire iranien. Or Firdousi dans le Shahnameh (le Livre des rois), peu avant l'an mille, décrit la création des classes sociales d'une manière qui n'a strictement rien de musulman : "D'abord la classe de ceux qu'on nomme âmûzyân ; sache qu'ils sont voués aux cérémonies du culte ... De l'autre côté se placèrent ceux qu'on nomme nïsâryân. Ils combattent comme des lions, brillent à la tête des armées et des provinces ... Sache que nasiidï est le nom de la troisième classe ... Ils labourent, plantent et récoltent eux- mêmes ... La quatrième est nommée âhnûxûsî. Apres au gain et arrogants, ils s'emploient à tous les métiers et leur âme est toujours en souci".

E. Benveniste a fort bien démontré qu'à la triade classique s'est ajouté le groupe des marchands, mais qu'au total rien n'a été ajouté par rapport aux origines. Je crois maintenant que la cause est entendue. La tripartition indo-européenne s'est perpétuée depuis les grands mouvements de population de l'an 2000. A.C. jusqu'à l'an mille A.D. grâce aux relais irlandais païen puis chrétien, anglais puis européen du nord-ouest. Ce n'est ni un compromis, ni une création originale ni un reflet du temps. Cet emprunt au passé an-historique n'est que la réapparition d'une vision du monde qui refuse le sens chrétien de l'histoire. Ceci nous amène alors à rechercher les causes de l'adoption du triplet, oratores, bellatores, laboratores. Pourquoi était- il rassurant ? Après 950 de profonds changements se devinent : nouvelle dynastie en Francie, nouvel Empire pour la Germanie, nouveaux commerces et nouveaux défrichements, nouvelle noblesse surtout et montée de sa puissance. Le monde alors devient instable et n'est plus explicable selon les anciens schémas. Or l'un d'entre eux avait été constamment proposé aux lettrés et aux foules depuis les débuts du Moyen Age. Il venait d'Alexandrie en Egypte où Origène le mit au point à la fin du Illème siècle. Partant d'une exégèse typologique d'un mystérieux passage du prophète Ezéchiel : "Si j'envoyais la peste sur ce pays", dit Yahweh, "et que Noé, Daniel et Job fussent au milieu de ce pays ... ils ne sauveraient ni fils ni filles, mais eux sauveraient leur âme par leur justice" (XIV, 14, ou 19-20), il démontrait que ces trois justes représentaient trois genres d'hommes les vierges, les continents et les mariés. Jérôme reprit ce thème au début du IVème siècle et surtout Augustin, qui entre 408 et 412 y ajouta une typologie identique tirée cette fois-ci de l'Évangile (Luc XVII, 34-36 et Mat. XXIV, 40-44) selon laquelle le Seigneur au Jugement Dernier trouvera les prêtres dans le champ de l'Église, les moines dans le lit du repos, les femmes tournant la meule. Dans les Quaestiones Evangeliorum, il fait même se recouper les deux séries de textes, expliquant en quoi les trois justes correspondent aux trois symboles. Il s'agit par conséquent d'une anthropologie biblique, et non plus sociologique, d'une vision des fidèles dans l'Église mais surtout pas d'une conception de la place des hommes à l'intérieur de l'humanité. Ce schéma fut ensuite repris par Pacien de Barcelone au IVème siècle, Eucher, évêque de Lyon, entre 434 et 449 et surtout par Grégoire le Grand dans les Moralia in Job.

G. Folliet qui découvrit ces trois catégories de chrétiens affirmait que seule l'image des trois justes avait survécu et qu'il n'avait pu retrouver "l'autre comparaison établie par Augustin entre les trois sortes d'hommes que le Seigneur trouvera au champ, au lit et au moulin et ces trois catégories des chrétiens : clercs, moines et fidèles". En fait, elle est bien connue puisqu'elle se retrouve mot pour mot chez l'espagnol Théodulf dans son poème sur les hypocrites. "Il faut savoir que le sein de l'Eglise porte ces trois catégories différentes par l'ordre mais liées par une seule foi : l'ordre des clercs est dans le champ (du Seigneur) le moine a pour lot l'inaction, le peuple rassemblé s'occupe à tourner la meule. Le premier régit les paroisses, le second jouit de la sainte inaction, le dernier court le monde des actions temporelles ... Cet ordre triple, l'ensemble harmonieux de cette triple vie, est symbolisé par trois personnages. Ainsi Noé le père représente l'image des recteurs lui qui régit l'espérance des bêtes et des hommes au milieu des eaux. Le moine célibataire dont la place est au chœur, on le voit en Daniel qui put vaincre par la prière la débauche et la gourmandise. Job, ce sont ceux que les actions temporelles activent et abattent, lui qui fut sans défaut dans les actions du siècle". La transmission du schéma augustinien est donc elle aussi sans défaut.

Nous le retrouvons au début du IXème siècle chez Raban Maur et chez deux laïcs, en 825 pour l'empereur Louis le Pieux dans un capitulaire célèbre, en 826-838 chez un aquitain exilé Ermold le Noir qui oppose nettement l'ordre du clergé au peuple, et à l'ordre des moines, intervertissant le classement en mettant les laïcs en second pour des raisons de versification. En somme voici une classification religieuse venue d'Egypte et d'Afrique du nord, transmise par l'Italie et l'Espagne, propagée par l'entourage méridional de Louis le Pieux qui finit par être adoptée comme le principe ordonnateur de la société carolingienne. Bien d'autres textes seraient à citer, mais une seule chose importe cependant : ce schéma a-t-il survécu à la chute de l'ordre carolingien entre 840 et 887 ? En fait il devient rarissime et, même comme l'a souligné le Père Congar, il est presqu'absent durant le Xlème siècle pour ne réapparaître qu'au Xllème siècle, mais cette fois-ci à titre de symbole parénétique et non plus comme à l'époque carolingienne d'identification de l'Église avec la société. Il y a donc eu un changement dans la perception de sa signification et de son enseignement. Car il fut effectivement enseigné. Il ne resta point l'apanage des lettrés monastiques.

Tournons-nous vers l'histoire de la liturgie pour comprendre comment clercs, moines et laïcs, jusqu'aux illettrés, se reconnaissaient membres d'une seule et même communauté en trois groupes. Il est aujourd'hui avéré que toute l'Église d'Espagne wisigothique conserva depuis le Bas Empire jusqu'en 1080 une liturgie originale qui ne put être supprimée que sur une intervention spéciale de Grégoire VII. L'étude des églises wisigothiques et mozarabes a prouvé que toutes, et ceci jusqu'au Languedoc inclus, étaient divisées selon un plan triparti, en trois rectangles successifs. L'ordo liturgique y informait l'espace clos de ces églises en disposant dans chaque zone séparée de sa voisine par l'ambon ou par des chancels, les célébrants dans l'abside, les moines dans le chœur ou le transept enfin tout le peuple des laïcs dans la nef. De même cet ordre triparti du futur peuple élu était visuellement perçu par tous lors des grandes processions qui menaient les foules dans les basiliques romaines ou mérovingiennes, de station en station clergé en tête, moines chantant et laïcs fermant la marche. Mais lorsque débuta la réforme carolingienne, la création des chapitres canoniaux se concrétisa par la coupure de l'église cathédrale en deux et non plus en trois à cause de la construction d'une clôture séparant les clercs réguliers des laïcs. Cependant, les églises monastiques conservèrent les anciennes processions en trois groupes et le schéma resta vivant encore jusqu'au Xème siècle, jusqu'à l'expansion de la réforme clunisienne. Prenons en effet en considération le cas de Saint-Riquier, où à l'époque d'Angilbert, le symbolisme ternaire est particulièrement recherché et enseigné. A l'antéglise les clercs chantent la messe dans la crypte du Sauveur, tandis que les moines restent massés sur la plateforme de l'église haute et que les hommes et les femmes du bourg de Centula se tiennent de part et d'autre. A Saint-Gall, comme à Corvey et probablement dans bien d'autres églises carolingiennes de la première moitié du IXème siècle la partie occidentale des nefs est réservée aux fidèles laïcs, la partie centrale aux moines, le chœur ou l'abside aux clercs. A Saint-Riquier, la grande procession de deux mille personnes qui reliait sur quinze cents mètres les trois églises, survivantes de la liturgie stationnale ancienne, comprenait d'abord les clercs alignés selon les ordres majeurs puis mineurs qu'ils avaient reçus, les moines, enfin les laïcs en commençant par la schola, les nobles, le peuple puis les infirmes et les vieillards à la fin. Mais lorsqu'il s'agissait des trois processions allant vers chacun des treize autels de la nef, déjà faute de place, le peuple ne bougeait plus. Puis, dès la fin du IXème siècle la liturgie processionnelle perdit de l'importance. On abandonna l'église occidentale et la nef pour concentrer le culte des saints autour de l'autel principal dans le chevet, soit à l'aide de cryptes inférieures soit de rotondes. En 878, la liturgie axiale et non plus pérégrinante est déjà pratiquée à Flavigny II en Bourgogne. A Cluny II consacré en 981, il y a quatre ou huit autels dans les cryptes, cinq dans le chœur et les transepts, un seul dans la nef, l'ancien autel de type carolingien dédié à la sainte Croix auprès duquel viennent les laïcs pour communier. Il n'y a donc plus que deux divisions ici, moines dans le chœur, fidèles dans la nef. En revanche lors de la procession du dimanche des Rameaux qui se terminait à la Galilée achevée vers l'an mille, l'ordre était le suivant : le clergé avec les oblats, et leurs maîtres monastiques, les moines, les fidèles. La distinction entre clercs et moines avait là encore tendance à s'estomper. Enfin, dans l'abbatiale Saint-Bénigne de Dijon construite et inaugurée par Guillaume de Volpiano peu après l'an mille, la rotonde orientale à trois étages capte toute la liturgie du culte des saints. Dès lors canalisées par des déambulatoires et des couloirs étroits, les processions ne pouvaient plus englober le peuple tout entier qui devint ainsi spectateur de la liturgie. La coupure avec le clergé s'accentua. Dans le coutumier de Saint-Bénigne de Dijon mis par écrit sous l'abbé Jarenton (1077-1113) l'ordre des processions ne fait plus allusion au rôle des laïcs. Il n'y a plus que des moines-prêtres qui mettent leur aube et ceci même lorsqu'il "faut porter les reliques des saints hors du monastère" le peuple des fidèles ne faisant qu'attendre l'arrivée des religieux avec le brancard portant les corps saints. Il en était de même à Cluny. Ne nous étonnons plus dans ces conditions qu'avec autant d'autels à desservir (au moins dix- sept à Cluny) de plus en plus de moines aient dû recevoir le sacerdoce et que la différence entre les vierges et les continents se soit effacée, et, avec elle, la conscience dans l'esprit des foules d'une Église divisée en trois catégories de chrétiens. Que ce soit dans un sens ou dans l'autre, chanoines pratiquant le mode de vie monastique, ou laïcs transformant les moines en chanoines, ou encore moines devenant prêtres, la deuxième moitié du Xème siècle voyait apparaître avec la nouvelle liturgie un seul groupe de clercs, dont personne ne savait exactement qui le menait, les évêques ou les abbés. Puisque l'ordo liturgique était devenu double et non plus ternaire, le schéma biblique et augustinien n'était donc plus utilisable. Il fallait trouver autre chose. La première cause de la réapparition de la tripartition indo- européenne est donc l'inadéquation et la disparition dans l'usage social et liturgique d'une typologie trop intellectuelle opposant Noé, Daniel et Job, vierges continents et mariés. Il n'empêche que les clunisiens tentèrent de s'opposer à cette remontée vers la surface de la tripartition fonctionnelle, en s'emparant du "nouveau" schéma clercs, nobles et cultivateurs pour le soumettre à l'ancien. Ici, il nous faut remettre à sa juste place l'unique témoignage connu entre le IXème et le Xllème siècle qui renvoie avec précision aux trois catégories de chrétiens, celui d'Abbon, abbé de Fleury s/ Loire, écrit en 994 dans l'Apologeticus. Etant donné qu'il est à la charnière de l'histoire de nos deux classifications, j'en propose la traduction suivante : "Puisque nous savons qu'il y a dans la sainte et universelle Eglise trois ordres des fidèles des deux sexes ou trois degrés et bien qu'aucun d'eux ne soit sans péché, cependant le premier est bon, le second meilleur, et le troisième excellent. Le premier ordre est évidemment celui des gens mariés des deux sexes, le second celui des continentes, et des veuves, le troisième des vierges et des moniales. De même pour les hommes, il y a trois grades ou ordres, dont le premier est celui des laïcs, le second celui des clercs, le troisième celui des moines ... Mais ceci posé, en ce qui concerne les hommes, c'est-à-dire d'abord les laïcs, il faut dire que les uns sont paysans les autres nobles : et les paysans certes transpirent en s'adonnant aux travaux des champs et autres occupations rurales, ce qui permet à la foule de toute l'Église de se nourrir ; les nobles de leur côté, satisfaits de la récompense due pour leur service militaire, ne se battent pas entre eux à l'intérieur du sein de l'Eglise, mais ils repoussent en toute sagacité les adversaires de la sainte Église de Dieu. Vient ensuite l'ordre des clercs dont on distingue spécialement trois grades, à savoir, les diacres, les prêtres et les évêques ... L'ordre des clercs se trouve au milieu entre les laïcs et les moines d'autant plus qu'il est supérieur à l'inférieur et seulement inférieur au supérieur ... Enfin lorsqu'un moine est ordonné prêtre ou qu'un clerc est fait moine, qu'il sache qu'il ne servira pas l'ordre des clercs selon la coutume des offices ecclésiastiques, mais qu'il célébrera la messe selon l'institution du privilège grégorien". Il est évident que pour Abbon seul compte le schéma ancien, clercs, moines, laïcs, et qu'il introduit de force dans le troisième groupe qu'il appelle premier, l'autre tripartition en divisent les laïcs en nobles et cultivateurs, parce qu'il ne peut pas faire autrement étant donné le succès qu'elle rencontre alors aux dépens du triptyque biblique. Mais il la soumet à l'ancienne classification et change, de plus, l'ordre de prééminence dans cette dernière, puisqu'il fait exprès de répéter que les moines sont les premiers, les clercs les seconds. Il a pour cela deux bonnes raisons l'une positive, l'autre négative, lutter pour l'obtention de l'exemption monastique et le succès de Cluny, s'opposer au clergé épiscopal et séculier qui soutient les trois fonctions indoeuropéennes, et veut dominer les moines.

Considérons d'abord la première cause. J. Batany suivant en cela J.F. Lemarignier a bien montré que l'abbé de Fleury fait un plaidoyer pour arracher son monastère à l'autorité de l'ordinaire. Il lui faut donc montrer la supériorité des moines sur les clercs, et défendre une tripartition spirituelle contre une tripartition fonctionnelle. Il ne s'agit donc pas ici comme l'explique J. Batany d'une réponse aux hérétiques du début du Xlème siècle, mais d'un âpre conflit où Abbon triomphe certes, mais en s'appuyant soigneusement sur des textes de Grégoire le Grand, le premier pape-moine. En effet lorsqu'il fait allusion au privilège grégorien d'exemption monastique, il a pour but de donner à l'ordre régulier la possibilité d'absorber littéralement le sacerdoce et de se passer des séculiers, c'est-à-dire des évêques pour obtenir ce sacrement indispensable à l'autonomie des nouveaux moines. Il a même inséré dans sa collection canonique un chapitre sur le sacerdoce des moines. De plus comme Odon, son maître en vie monastique, il connaît fort bien les œuvres de Grégoire le Grand. Il a certainement lu les Moralia in Job et les Homeliae in Ezechiel, textes monastiques par excellence, où se trouvent la typologie de Noé, Daniel et Job. Or, alors que Grégoire met toujours les prêtres en premier en les appelant "praepositi", "qui praesunt populis", "redores", "praedicantes", "praedicatores", reprises en partie à Augustin, Abbon, lui, s'acharne à mettre le clergé séculier au second rang, en déclarant qu'il est inférieur parce que plus menacé par le concubinage ou le mariage des prêtres. Cette volonté d'écraser l'argumentation épiscopale va donc jusqu'à renverser et même falsifier la hiérarchie biblique augustinienne et grégorienne. Ceci nous amène à la deuxième cause, la négative : empêcher le succès du schéma triparti qui met les clercs séculiers et réguliers dans un ordre indistinct permettant ainsi aux évêques de dominer l'ensemble. Abbon en effet a dirigé le monastère anglais de Ramsey ainsi que son école de 982 à 988. Il est entré en relations avec un monachisme ancien ou récent comme celui du lorrain Gérard de Brogne qui acceptait l'autorité épiscopale. Il s'est probablement aperçu qu'en pays anglo-saxon et au pays lorrain, la tripartition fonctionnelle d'origine irlandaise s'y trouvait répandue et qu'elle allait contre ses idées réformatrices clunisiennes. C'est pourquoi il amortit ses implications en la subordinant à sa classification spirituelle et en glissant à l'intérieur des laïcs, les nobles et les paysans, afin de maintenir la supériorité des moines. Que les trois fonctions aient été défendues par les évêques, nous en avons une preuve a posteriori lors des événements de 1008 et surtout de 1025-27 au cours desquels Gauzlin de Fleury et Odilon de Cluny sortent vainqueurs des évêques Amoul d'Orléans, Fulbert de Chartres et Burchard de Vienne, à propos de l'exemption et notamment en ce qui concerne l'ordination de moines comme prêtres dans l'abbaye de Cluny. C'est justement pendant ce dernier conflit qu'Adalbéron évêque de Laon relance dans son épitre au roi Robert le Pieux la théorie des trois fonctions, car elle favorise le droit des évêques à diriger les moines.

[...] Les trois fonctions défendues par des évêques comme Rathier de Liège, Adalbéron de Laon et Gérard de Cambrai apparaissent toutes aux Xème et Xlème siècles dans une zone où n'existe pas l'exemption monastique de type clunisien, là où le monachisme ancien soumis à l'ordinaire continue à se développer comme par exemple, Brogne, Moyenmoutier et Gorze (lieu probable de la rédaction de la vie de Dagobert III et de la navigation de saint Brendan, ne l'oublions pas) c'est-à-dire en Flandre, en Lotharingie et dans le nord de la Francie, toutes régions qui ne voient apparaître l'exemption clunisienne qu'à l'extrême fin du Xlème siècle. Ces terres d'Empire ou quasiment d'Empire sont toutes de langue romane marquées par les efforts carolingiens et ottoniens pour accorder le maximum d'autorité aux évêques. Ceux-ci désirent une réforme qui n'a rien à voir avec les idées méridionales de trêve de Dieu ou d'exemption qu'ils refusent. Ils saisissent alors la vieille tripartition fonctionnelle, négligent le schéma germanique nobles, libres et serfs, car il sacralise complètement la noblesse et proposent ainsi une vue idéale de la société conforme à leur programme : remettre les moines à leur juste place. Certes ils sont vaincus finalement dans le domaine de l'exemption, mais en revanche, grâce au changement de liturgie qui fait disparaître de la mémoire populaire l'anthropologie spirituelle de saint Augustin ils emportent la victoire en s'appuyant sur la tripartition fonctionnelle laquelle est toujours vivante dans ces terres lotharingiennes, d'où sortirent peu après les réformateurs prégrégoriens que furent Humbert de Moyenmoutier et Bemon de Toul devenu Léon IX en 1049.

Ainsi dans cette querelle entre réformateurs qui marque les soixante années entourant l'an Mil, il n'est pas d'abord et uniquement question de renforcer l'autorité royale. Comme la bien senti J. Batany, il s'agit pour Adalbéron de signifier au roi Robert d'avoir à s'occuper du peuple et non de mettre les évêques sous l'autorité des abbés, tandis qu'Abbon cherche à convaincre Hugues Capet et Robert qu'ils ne doivent pas écouter les évêques trop enfoncés dans le monde, mais plutôt les moines. La hiérarchie spirituelle prime la hiérarchie sociale. Les rois ne sont ici que les témoins d'une rivalité entre réformateurs dotés chacun d'un programme précis. Ils vont même être les victimes de cette réforme à propos de l'investiture laïque tels Henri IV déposé en 1076 et Philippe I menacé de déposition. Au total, l'étude des origines de la tripartition fonctionnelle a prouvé qu'il s'agissait de la réapparition d'une vision du monde indoeuropéenne rassurante pour une époque de grande mutation. Les causes de son adoption résident dans la lente disparition d'une anthropologie spirituelle, beaucoup trop intellectuelle pour le peuple lorsqu'elle n'est plus enseignée par une nouvelle liturgie. Ces deux idéal-typus ne correspondent nullement à la structure sociale de leur temps. Ils sont des représentations mentales commodes pour embellir la vision que les contemporains se donnent d'eux-mêmes. Le succès de la tripartition fonctionnelle dans les mentalités cultivées et populaires au cours du Xlème siècle est spirituellement un échec pour les Clunisiens en particulier et l'Église en général, car les Lorrains plus réalistes et hommes de gouvernement ont su y voir les avantages implicites qu'elle contenait : circonscrire la violence jusqu'alors diffuse au seul groupe des nobles, arracher la liberté de manœuvre pour le clergé. Ceci permit effectivement la victoire de la réforme institutionnelle de l'Église ; mais, en accentuant sa cléricalisation, la tripartition fonctionnelle supprima pour longtemps dans le peuple de Dieu, le rôle spécifique de la prière, tenu par les moines comme un trait d'union entre les clercs et les laïcs. Véritable défaite spirituelle, puisqu'elle perpétua la notion païenne du sacré, elle fut le ver dans le Fruit de la chrétienté médiévale. La guerre des tripartitions qui se solda par l'échec de la vision d'une communauté des croyants fit triompher l'archétype réactionnaire d'une hiérarchie cléricale où le pouvoir dominait la prière.

La théorie des trois ordres ne correspond pas à la stratification sociale réelle. En Inde, le système des castes n'a jamais répondu à cette triple catégorie. Georges Dumézil a d'ailleurs soigneusement précisé qu'il y a coupure complète entre l'idéologie et la pratique. Comme pour toute idéologie, il s'agit d'un alibi spéculatif destiné à orienter la société vers un idéal rarement réalisé, à expliquer le monde actuel et à justifier les hiérarchies dans une société inégalitaire. La contradiction entre la structure mentale de l'homme et la structure sociale dans laquelle il vit, demeure un fait inhérent à toute époque et à tout groupe ou individu. Chacun se pense différent de ce qu'il est et s'aveugle sur lui-même.

Citations de Georges Dumézil

Le cas le plus complet de la trifonctionnalité est celui des plus occidentaux des Indo-Européens, Celtes et Italiotes. Si l'on ajuste les documents qui décrivent l'état social de la Gaule païenne décadente qu' conquise César et les textes qui nous informent sur l'Irlande peu après sa conversion au christianisme, il apparaît, sous le *rig-b (l'équivalent phonétique exact du sanscrit raj-, latin reg-) un type de société ainsi constitué : 1°) dominant tout, plus forte que les frontières, presque aussi supranationale que l'est la classe des brahmanes, la classes des druides (*dru-uid-), c'est-à-dire des " Très Savants ", prêtres, juristes, dépositaires de la tradition ; 2°) l'aristocratie militaire, seule propriétaire du sol, la flaith irlandaise, proprement " puissance ", l'exact équivalent sémantique du sanscrit ksatra, essence da la fonction guerrière ; 3°) les éleveurs, les bo airig irlandais, hommes libres (airig) qui se définissent seulement comme possesseurs de vaches (bo) (Georges Dumézil, Mythes et dieux des Indo-Européens, Flammarion, pp. 86-87).

Les trois (ou quatre) groupes sociaux fonctionnels sont désignés dans le monde indo-iranien par les mots sanskrit varna, avestique pistra, qui, avec des nuances diverses, désignent la couleur. De fait, c'est un enseignement constant, dans l'Inde, que brahmanes ksatriya, vaisya et sudra sont respectivement caractérisés par le blanc, le rouge, le jaune, le noir. Il est certain que c'est là une altération, par la suite de la création de la caste inférieure et hétérogène des sudra, d'un ancien système, dont il y a des traces dans les rituels et sans doute aussi dans le Rig Veda (" Noir, blanc, rouge est son chemin " dit X, 20, 9 d'Agni le plus triple et trifonctionnel des dieux) (Georges Dumézil, Mythes et dieux des Indo-Européens, Flammarion, pp. 104-105).

Chez les Celtes de Gaule comme d'Irlande, le blanc est la couleur des druides, et le rouge dans l'épopée irlandaise celle des guerriers.