Partie XIV - Le Serpent rouge   Le voyage de l’âme   La chauve-souris   
SERPENT ROUGE SCEAU DE PALAJA CHAUVE SOURIS

En joignant les lieux définis hypothétiquement par le Serpent rouge, une figure apparaît. On pourrait y voir un chat.

Modillon à la tête de chat à Saint Salvayre - (c) Frank Bardou, www.belcaire-pyrenees.com

Mais une chauve-souris est plus signifiante.

Nerval et chauve-souris

Jean Richer et Olivier Encrenaz, dans Vivante Etoile, ont essayé de montrer comment Eugène Gervais aurait conçu sa gravure en accentuant tous les emblèmes pouvant évoquer la Mélancolie. Jean Richer relève ainsi, sur le veston de Nerval, à l’emplacement du foie (siège de l’antique « humeur noire » des mélancoliques), une ombre qui semble dessiner une chauve-souris (phlit.org - Jean-Nicolas Illouz, Nerval et Baudelaire devant Nadar, 2012).

Si, après la démonstration de M. Olivier Encrenaz, le lecteur doutait encore de la relation volontairement établie par Nerval entre son portrait par Gervais (Ger-V) et le monument de Laurent de Médicis à Florence, il suffirait d'observer que, sur le portrait d'un Nerval identifié au Silence, au Secret, à la Mélancolie, bref à l'Adepte, l'ombre qu'on voit sur la veste à droite, donc à l'endroit du foie, dessine une tête de chauve-souris avec ses grandes oreilles, ce qui fait directement allusion à la tête de chauve-souris qui décore le coffret sur lequel s'appuie l'effigie de Laurent de Médicis.

Détail symbolique : Les grandes oreilles de l'animal sont les ombres démesurées du couvercle de l'encrier et de la plume d'oie fichée dans l'écritoire. C'est dire, en quelque sorte, que Nerval cultivait et entretenait sa mélancolie par l'écriture ! Est-il besoin de rappeler que la chauve-souris est l'attribut de la Nuit, d'Hécate et de la Mélancolie ? En outre cette tête de chauve-souris est placée dans un hexagone (figure de l'incarnation) dont le centre figure un coeur lumineux. Le sens est clair : celui de mélancolie, de tristesse dans le cœur (Olivier Encrenaz, Jean Richer, Vivante étoile, Les portraits successifs, chauve-souris et cygnes, Archives des lettres modernes, Numéro 127, 1971 - books.google.fr).

Estampe de Gérard de Nerval par Gervais - La Folie de Nerval - zoomorph.free.fr

«Puis un rayon divin a lui dans mon enfer; [...] j'ai saisi le fil d'Ariane, et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes» (III, p. 458), expliquait Nerval à Dumas dans sa préface aux Filles du feu ; pour retrouver ce rayon, sa psychomythie de la création lui impose désormais d'incarner la figure paradoxale d'un Prométhée aux Enfers.

C'est précisément la gravure de Gervais qui lui offrira le moyen de résoudre cette antinomie intime, de réaliser cette chimère poétique. En allant poster la lettre à Bell, Nerval trouve la biographie de Mirecourt. Il couvre bientôt son frontispice de quelques signes cabalistiques et de deux inscriptions révélatrices : au-dessus du portrait, il écrit « Cigne allemand » et, après un alinéa, « feu. G-rare » ; au bas de la gravure, sous son nom, il inscrit «Je suis l'autre»24. Ces annotations ont donné lieu à maints décryptages ésotériques, mais elles se prêtent également à la lecture poétique. L'inscription «Je suis l'autre» exprime la renaissance rhénane du poète. On peut, en effet, la mettre en relation avec un vœu exprimé très peu auparavant dans une lettre expédiée au docteur Blanche de Baden-Baden; il y est question de Félicie, la future Mme Blanche, dont Nerval garde un souvenir bienveillant : «je voudrais qu'elle me revoie tout autre que je n'ai dû lui paraître» (31 mai 1854; III, p. 853). La formule «Je suis l'autre» affirme catégoriquement la métamorphose ressentie lors du trajet de Bade à Strasbourg. Elle balaie les souvenirs attachés à la séance de pose et tire parti d'un portrait «posthume» pour marquer le triomphe du sujet sur sa mort imaginaire. En bas à droite, dans la position d'une signature, la formule se trouve complétée par un sceau de Salomon orné d'un point en son milieu — emblème ésotérique du sujet. Dans le contexte, sa signification n'est guère mystérieuse : l'étoile à six branches, empruntée à la symbolique alchimique, manifeste la transmutation de l'imperfection en perfection, du malade en poète, du mort en vivant. Le point désigne l'emplacement traditionnel du soleil et de l'or : il figure la nouvelle identité, solaire, ignée, du sujet. Cet ensemble éclaire l'inscription supérieure. Jean Richer a montré que «Cigne allemand» est un calembour; le poète donne ici son signalement26 : «feu. G-rare». Dans ce «feu», il enclôt son jeu avec la mort : confondant au moyen d'une syllepse les étymologies defunctus etfocus, il se pose bel et bien en Prométhée aux Enfers. Et l'orthographe fantaisiste du prénom sonne, dès lors, comme une épitaphe flatteuse, exaltant l'originalité de son expérience.

Le daguerréotype de Legros fut sans doute réalisé pour servir de modèle au graveur Gervais, chargé de dresser un portrait du poète destiné à illustrer sa biographie par Eugène de Mirecourt.

Nerval a beau s'intéresser pour finir au texte de Mirecourt, il est patent que la gravure de Gervais le préoccupe davantage. C'est elle, et elle seule, qu'il redoute d'apercevoir. Les termes soulignés détaillent les raisons de sa crainte, et l'artifice calligraphique qui les singularise établit entre eux une relation d'analogie très significative : pour le sujet nervalien, la vérité du corps se confond avec la mort. Peut-être cela explique-t-il que l'on ait si «peu d'images véridiques» du poète, comme le reconnaît Claude Pichois. En posant devant l'objectif de Legros, Nerval s'est engagé dans une démarche mortifère dont la biographie de Mirecourt, toute «nécrologique» qu'elle est, ne lui apparaît en définitive que comme le «prétexte». Dès lors, ce que Nerval reproche à Gervais, c'est d'avoir imité de trop près le travail de Legros, et d'avoir ainsi prolongé les sortilèges funèbres du daguerréotype (Christian Chelebourg, Poétiques à l'épreuve. Balzac, Nerval, Hugo. In: Romantisme, 1999, n°105. L'imaginaire photographique - www.persee.fr).

Il a fallu la clairvoyance d'Olivier Encrenaz, antiquaire non universitaire, dans Vivante Étoile, pour déceler le signe LVX dans le fameux portrait de Gervais.

Un jour cependant le doute ne fut plus permis : les gestes extérieurs trahirent, avec une effroyable évidence, la rupture de l'équilibre mental inaperçue jusque là. En place de la fantaisie au vol de sylphide, le spectre hideux de la folie agita ses ailes de chauve-souris... (Aristide Marie, André Billy, Gérard de Nerval: le poète, l'homme, 1914 - books.google.fr).

Goya, Francisco de (1746-1828), [Los caprichos] El sueno de la razon produce monstruos, eau-forte et aquatinte, 1799 - gallica.bnf.fr

Dans l'article de Mme F. Bader, « An indo-european Myth of Immersion-Emergence », Journal of Indo-european Studies, 1986, 14 : 39-123, ainsi que l'abeille, la chauve-souris est souvent prise comme image de l'âme humaine après la mort (cf. p. 229-234, une excellente analyse de l'affinité du cri de la chauve-souris et de la voix inarticulée des morts chez Homère), ce que M. Bettini rapproche de deux conceptions concurrentes, dans la pensée grecque, de la survie de l'âme, reflet pâle et affaibli de la vie terrestre (Homère) ou radieuse purification (pythagorisme) (Philippe Moreau. M. Bettini, Antropologia e cultura romana. Parentela, tempo, immagini dell'anima, L'Homme, 1988, vol. 28, n° 106 - www.persee.fr).

Nerval s’est très tôt intéressé à la photographie, au point d’être l’un des premiers voyageurs à partir en Orient équipé d’un daguerréotype, quatre ans à peine après que François Arago a rendu publique l’invention de Jacques Daguerre.

L’idée nervalienne de l’image photographique au moment où se désagrège l’épistémè romantique est d’abord conçue comme un « spectre », selon la théorie de Balzac, révélant l’aura invisible du visible, elle tend bientôt au contraire à dissocier le visible de sa part invisible, réduisant la réalité à sa seule dimension, décevante et mortifère. Rodolphe Töpffer, dans un texte intitulé De la plaque Daguerre publié en 1841 définissait la reproduction photographique comme saisissant seulement le « corps moins l’âme » (phlit.org - Jean-Nicolas Illouz, Nerval et Baudelaire devant Nadar, 2012).

Nous croyions avoir compris cet extraordinaire portrait. Mais, récemment nous avons eu l'occasion de reprendre les rituels de la Franc-maçonnerie écossaise et nous avons découvert plusieurs indices concordants, qui ne peuvent être le fait du hasard et qui donnent au portrait une autre signification, maçonnique celle-là. En effet, si on se reporte aux ouvrages qui donnent les rituels des trente-trois degrés de la maçonnerie écossaise ou Écossisme, on aperçoit aisément que plusieurs particularités du portrait de N. par Gervais renvoient au grade de Maître secret, IIe classe, 4e degré de l'Ecossisme (Jean Richer, La signification maçonnique du portrait de Nerval par Gervais, L'autobiographie Numéro 11 de Cahiers Gérard de Nerval, Société Gérard de Nerval, 1988 - books.google.fr).

La chauve-souris image de l'âme

La chauvesouris peut être lue connue la métaphore de l'âme engluée dans le corps, luttant pour se délivrer... (Marie Perrin, Renée Vivien, le corps exsangue: De l'anorexie à la création littéraire, 2003 - books.google.fr).

Dans Portrait of the Artist as a Young Man de James Joyce (1882-1941), la chauve-souris est image de l'âme qui s'éveille à la conscience d'elle-même.

Joyce plays on this theme frequently, usually characterising Mother Ireland ('the old sow who eats her farrow' in Portrait) as a dry and barren old woman. Yet there is another common feminine personification of 'Mother Ireland' throughout his work: that of the sexually promiscuous seductress: "... a type of her race and of his own, a bat-like soul waking to the consciousness of itself in darkness and and secrecy and loneliness and, through the eyes and voice and gesture of a woman without guile calling the stranger to her bed." (James Joyce, A Portrait of the Artist As a Young Man, 2005 - books.google.fr).

On trouve déjà chez Ruusbroec (1293-1381) un lien entre chauve souris et âme. Il procède à un élargissement des connotations idolâtres attachées à la chauve-souris vers les connotations mystiques : incapable de recevoir la lumière vive, l'œil de la chauve-souris se détruit, comme l'âme meurt si elle n'est pas prête à recevoir la vision du divin (Virgine Minet-Mahy, L'image comme guide de lecture et pouvoir sur lelecteur, Emblemata sacra: rhétorique et herméneutique du discours sacré dans la littérature en images, 2007 - books.google.fr).

L'étoile hexagonale est la Stella luti ou étoile de Bethléem selon Gratheus, l'étoile de l'incarnation, naissance de Jésus, et de la "chute" de toute âme dans un corps humain.

La chauve-souris apparaît chez Dürer, dans Melencolia I, évoquée dans le Voyage en Orient, où figure aussi le carré magique numérique de Jupiter, d'ordre 4, chiffre de la Terre, alors que le tempérament mélancholique est plutot saturnien. Léonard de Vinci s'en fit un modèle pour son aile volante.

Albrecht Dürer, Melencolia I

 

Léonard de Vinci, Aile volante - www.savemybrain.net

Selon Pline l'Ancien, la tête d'une chauve-souris, sèche et portée en amulette, empêche le sommeil et si l'animal entier peut-être mis sous l'oreiller d'un homme à son insu, celui-ci est victime d'insomnies, le cœur a les mêmes propriétés (Pline, Histoire naturelle, Livre XXX - books.google.fr).

De quoi réveiller la belle endormie.

La chauve-souris messianique

Dans le Vae mundo, Arnaud de Villeneuve cite la chauve-souris dévorant les mouches importunes sarrasines, nouveau David réparant la citadelle de Sion" : le cimier ailé du casque du roi d'Aragon rappelait cet animal et l'assimilation avec le personnage prophétique d'Arnaud était facile. En 1356, cette figuration chéiroptérique était appliquée par Jean de Roquetaillade à l'infant Ferdinand d'Aragon, demi-frère de Pierre IV et prétendant à la couronne de Castille ; en 1377 l'infant Pierre d'Aragon s'en servait pour désigner Henri II, nouveau roi de Castille à la suite de sa victoire sur Pierre Ier. Le processus du transfert du messianisme siciliano-catalan vers la royauté castillane était entamé. Les tentatives de Diego Ruiz pour faire de Jacques II d'Urgell la chauve-souris au détriment de Ferdinand Ier furent vaines. A partir de de 1412, les Trastamare, devenus rois d'Aragon, récupéraient l'image prophétique que le joachimisme sicilien avait accordée à la maison de Barcelone (Edith Pasztor, Fin du monde et signes des temps: Visionnaires et prophètes en France méridionale, fin XIIIe-début XVe siècle, 1992 - books.google.fr).

La chauve-souris image de l'androgyne

Dans les traditions alchimiques, la chauve-souris, souris et oiseau, peut être symbole d'androgynie. L'Homme primordial que fut Adam avant la sortie d'Eve d'un de ses côtés, est réincarné par Jésus Christ. Cet homme primordial traduit l'androgyne primordial de Platon. On retrouve Delville, mentionné au sujet de "l'unité blanche" du VERSEAU :

À la recherche de l’harmonie colorée issue de l’analogie des sens wagnérienne, Delville emprunte aux théories ésotériques les principes de complémentarité des polarités masculine et féminine menant à l’androgyne. L’artiste fréquente les cercles occultes en France et en Belgique à travers le groupe Kumris, qui entretient des liens avec les expérimentations psychologiques de l’école de médecine de Nancy. Les pratiques de l’hypnose développées par l’écrivain Francis Vurgey influencent la pratique idéaliste de Delville. La réunion des deux pôles masculin et féminin est rendue possible grâce au magnétisme de l’attraction sexuelle, que les occultistes vont contrôler grâce à la pratique de l’hypnose. Ces rapports de force sont renouvelés par les interprétations de l’occultiste Stanislas de Guaïta et son principe du « grand androgyne alchimique ». Le fonctionnement des polarités « cérébro-sexuelles », issu des expériences sur l’électricité, invite Guaïta à formuler une loi d’équilibre vital des fluides corporels d’attraction et de répulsion qui passe « de l’intellect au physique » et de « l’individu mâle à l’individu femelle ». Ces théories de l’attraction se matérialisent à travers les fluides magnétiques que dépeint Delville en 1890 dans La Symbolisation de la chair et de l’esprit. L’unité primordiale est atteinte dans l’embrasement des deux corps qui incarnent les polarités sexuelles : chaude pour la femme et froide pour l’homme. Ces principes de polarités participent du topos de la division sexuelle aristotélicienne du sec masculin et de l’humide féminin, reconduit ici à travers la complémentaire colorée. L’idéal spirituel, personnifié par la figure masculine bleue, dont la tête est rejetée en arrière, doit s’extraire du vice matérialiste, représenté par le corps féminin rougi. La fusion rappelle le principe de coloration wagnérienne, où les tonalités convergentes rouges et bleues se transforment en une radiation blanche au niveau de la figure masculine (Damien Delille, L’idéalisme insexué. Jean Delville et le devenir androgyne de l’humanité, 2013).