Partie VI - Le carré SATOR   Chapitre XLIV - Perceval   Grille   

La grille peut avoir plusieurs significations. Elle est une frontière délimitant un espace et séparant intérieur et extérieur. Comme clôture, on la retrouve dans les églises et dans les monastères de religieuses, dans le parloir où elle empêche toute communication physique avec l’extérieur. La grille a fini par désigner le parloir lui-même, lieu de parole qui fait défaut à Perceval dans le château du graal. Dans la mythologie nordique, la grille qui clôture les enfers, le royaume des morts, est appelée Nagrindr (clôture des cadavres), Helgrindr (clôture des enfers) ou Valgrindr (clôture des occis). Clôture et enclos font un tout. Aussi, enclos en germanique se dit « gardr » qui entre en assonance avec graal. Une grille constituée de trois lignes verticales croisées avec trois lignes horizontales est le symbole de l’amalgame alchimique du mercure et du soufre.

Le rapport contenu/contenant ouvre à la question du signifié/signifiant au cœur de la sémiologie de Ferdinand de Saussure. Signifié et signifiant « sont intimement unis et s’appellent l’un l’autre ». Dans l’incertitude du sens du mot graal, le Conte du Graal pose le problème du sens des choses à travers le langage qui constitue le mythe de la littérature.

Dans la pensée médiévale, le monde parle et l’homme déchiffre. Un ordre des choses transforme les similitudes en symboles à interpréter. Aujourd’hui, « l’ancienne relation est inversée : le monde ne s’adresse plus aux humains dans une langue mystérieuse, c’est l’homme seul qui lui confère des signes […] Le langage humain nous apparaît maintenant comme la condition même du sens du monde [1]». La modernité du Conte du graal réside dans le fait capital que c’est le questionnement du monde qui produit du sens. L’absence des questions que devait poser Perceval dans le château du graal conduit au chaos, donc à l’indifférenciation.

« L’apparition du graal à travers le récit de Chrétien se fait sous le régime de l’indéfini ». Tant les objets du cortège, lance, graal, tailloir, tant ceux qui y participent – la demoiselle qui tient le graal – ainsi que les assistants sont indéfinis. Perceval et son hôte n’ont pas de nom. Si la connaissance consiste à ramener l’inconnu au connu et à découvrir les structures (formes), essentiellement langagières, des éléments qualitatifs de notre expérience (contenus) qui sont en eux-mêmes inexprimables et inconnaissables[2], on comprend que Perceval, ignorant son identité et n’ayant pas tous les éléments de la connaissance de soi, adopte une attitude inadaptée – il a les questions mais repousse le moment de les poser – face au spectacle du cortège dont les objets sont d’une nature particulière. En effet Perceval, au début du conte, n’hésite pas à questionner les chevaliers qu’il rencontre et qu’il prenait pour des anges. Les objets du cortège, eux, seront décrits par sa cousine dans l’épisode suivant prouvant qu’ils sont sur un plan que Perceval ne peut atteindre sans la médiation de quelqu’un d’autre, en particulier une femme qui lui apprendra la mort de sa mère. On ne saura pas ce qu’est le graal, mais seulement à qui il sert lors de la visite de Perceval auprès de son oncle ermite. Le roman ultérieur Perlesvaus donne une bonne illustration de ce que Moritz Schlick quelques siècles plus tard dit de la communicabilité entre individus : « Les différents individus communiquent tous les uns aux autres les formes structurelles, les modèles, et tous peuvent s’accorder à leur sujet. Mais chacun doit découvrir pour lui-même leur applicabilité au monde, chacun doit consulter sa propre expérience, donner en conséquence un sens unique aux symboles, et remplir les structures avec du contenu, tout comme l’enfant peut colorier des dessins dont seuls les contours sont indiqués. Et quant au contenu ineffable, il ne saurait y avoir entre eux accord ni désaccord [3]». Ainsi pour Gauvain, le graal contient le visage d’un enfant puis un roi couronné cloué à la croix tandis qu’Arthur le regardant y voit 5 transformations dont un calice.

Perceval rencontre donc une de ses cousines, assise avec un chevalier décapité dans ses bras, qui va poser le problème qu’il ignorait, en le soumettant au feu nourri de ses questions, en le replaçant dans une situation embarrassée (« Infortuné »), « sur le gril ». Perceval reconnaît, lorsqu’il sera chez son oncle l’ermite, qu’il en fut si affligé qu’il aurait « voulu être mort ». Le chevalier décapité est aussi une image de Perceval qui a fauté. En effet dans divers folklores, un « maître » « décapite » l’apprenti pour avoir fait une erreur mais le ressuscite bientôt dans une démarche initiatique. La cousine questionne Perceval, le plaçant dans la position de l’interrogé comme aurait dû se trouver le Roi Pêcheur. Elle parle des objets du cortège sous une forme définie – la lance, le graal – et nomme l’hôte du château : le Roi Pêcheur. Apprenant que Perceval s’est tu aux passages des saints objets du cortège, elle lui dit qu’il a mal agi :

« - Avez-vous demandé aux gens où ils allaient ainsi ?

- Jamais de ma bouche ne sortit un mot.

- Grand Dieu, c’est encore pis. Quel est votre nom, mon ami ? »

La dernière question, sans rapport apparent avec le problème, va faire surgir une parole qui est peut-être le début de la solution ou la solution elle-même du problème. Perceval trouve ou retrouve son nom. « Et lui qui ne connaissait pas son nom le devine et dit qu’il s’appelle Perceval le Gallois ». « Les vrais grands problèmes ne sont posés que lorsqu’ils sont résolus [4]».

Comme l’a montré Emile Benveniste, « c’est en parlant que tout individu se pose comme sujet, et cela en disant « je » devant un autre désigné comme « tu » [5]». L’émergence de la subjectivité, hors de la sphère maternelle, se fait grâce à l’intervention d’une tierce personne, en l’occurrence le père, qui dit-on porte la loi, mais intervient surtout essentiellement par la parole. Dans la position de l’interrogé qu’aurait dû être celle du Roi Pêcheur (celle de son père : nous le verrons plus loin) auquel la cousine fait une place, Perceval connaît son nom grâce à une familiarité retrouvée avec son « père », le roi du graal. Ce qui conduit à rapprocher la personne de Perceval et le cortège du graal, voire le graal lui-même (voir plus loin). Ce questionnement n’est pas le seul que Perceval ait connu puisqu’il est interrogé par les 5 chevaliers au début du compte pour savoir s’il a vu les 5 hommes et 3 femmes qu’ils recherchent. Alors pourquoi est-ce avec sa cousine qu’il prend connaissance de son nom ? Justement parce que Perceval est directement concerné lorsqu’elle parle du cortège et du graal. Elle parle de lui, en faisant retour sur leur enfance pendant laquelle ils ont été élevés ensemble, dans la gaste forêt, en établissant un lien entre eux deux. « Si je ne puis signifier pleinement qu’à signifier avec toi, si le dialogisme fonde a priori la possibilité même du discours, si la relation interlocutive est bien constitutive de ses termes, alors, c’est la question même du sujet qui se trouve transformée : tant que la relation est effective, elle ne relie pas un « je » et un « tu » qui lui préexisteraient, mais constitue un « nous » qui leur est irréductible, un « nous » de réciprocité et de mutualité où se fonde, par l’expérience de l’interpersonnel, notre accès à la personne. Avec, entre autres, cette conséquence : c’est désormais dans la relation interlocutive, dans l’aptitude au dialogue que se noue cette communauté des personnes dans laquelle l’éthique viendra se déployer ; la normativité de la loi morale se prépare pour nous dans l’axiologie du dialogue [6]».

Platon, dans le dialogue intitulé Cratyle, énonce deux conceptions de l’origine des noms à travers la conversation de Cratyle et Hermogène. Pour Cratyle, il existe naturellement une juste dénomination pour chacun des êtres, thèse développée par Socrate qui démontre par là que les mots imitent alors l’essence des choses. Pour Hermogène, les mots sont pures conventions décidées après accord. Socrate conclut qu’il est impossible de connaître l’essence des choses en partant de leurs noms il qu’il faut les apprendre simplement à partir d’elles-mêmes.

On ne sait dans le cas de Perceval quelle conception est en jeu. Son nom lui a-t-il jamais été donné ? Si c’est le cas, Chrétien est adepte du cratylisme qu’il faut tempérer par la réplique de la cousine qui affuble de son chef Perceval du sobriquet « li cheiti » (l’infortuné).

Mais on peut penser que Perceval n’avait fait qu’oublier son nom, resté dans l’indifférenciation avec sa mère qu’il quitte subitement alors qu’elle meurt près du pont.

Si le présent ouvrage vous paraît indigeste je conseille la lecture ludique de La quête de la Sainte Grille » de Robert F. Young, aux éditions Opta, datée de 1972. Dans un univers du tout automobile, un Dieumobile créa le monde en 70 jours et couronna son œuvre par la création de l’espèce véhiculaire, avec les hommobiles et femmobiles, destinés à être recyclées dans le Grand Creuset. Le héros du roman, Hangar, hommobile, découvre les « terrains enclos » qui sont des cimetières pour véhicules des casses, et part à la recherche de la sainte Grille, grille de radiateur, seul vestige du premier hommobile et prophète Dearborn, qui échappa au recyclage. Hangar espère que la fonte de la grille dispersera les molécules de Dearborn dans les nouveaux êtremobiles en les régénérant moralement. Il la trouvera. « L’éclat rouge feu irradiant de la Sainte Grille n’était que le prélude d’une miraculeuse symphonie de couleur… Hanger était transfiguré…Il n’y avait dans sa conscience place que pour la Sainte Grille ». (p. 173-174). Et l’auteur de conclure : « Je regarde de biais à travers la glace, et je vois… La réalité n’est pas autre chose. C’est une vitre à travers laquelle nous regardons le monde. Lorsque notre regard traverse directement cet écran de verre, nous voyons une chose. Et autre chose quand il la traverse obliquement… » (p. 254).

 


[1] Erik Louis, « Le pouvoir des signes », Hatier, p. 4

[2] Moritz Schlick, « Forme et contenu », traduction Delphine Chapuis-Schmitz, Agone

[3] ibid., p. 117

[4] Henri Bergson, « La pensée et le mouvant- Œuvres », PUF, p. 1293

[5] Erik Louis, op. cit. p. 43

[6] Eric Grillo, « La philosophie du langage », Seuil, p. 64