Partie II - Voyage dans le temps   Chapitre IX - Les ruines du Temple   29 mai 1308   

Joachim de Flore (fêté le 29 mai) estimait probable l'arrivée d'un âge de l'Esprit dans lequel les ordres monastiques seraient prépondérants. Or on assite à l'époque du procès des Templiers à une attaque non seulement contre les ordres militaires trop indépendants mais aussi contre l'autonomie des autres ordres (Les ratés du Saint-Esprit).

Un traité écrit par Joachim de Flore devenu le deuxième livre du Psalterium, " dégage la relation entre la Trinité et l'histoire, en montrant le lien qui associe les trois personnes divines aux trois ordines qui composent le peuple chrétien : laïcs, clercs et moines. Dans ce cadre, le Père est mis en relation avec les laïcs ou les mariés ; l'Écriture qui les concerne en propre est l'Ancien Testament. Le Fils est mis en relation avec les clercs, dont le Nouveau Testament constitue l'Écriture. L'Esprit est mis en relation avec les moines. Dans un premier temps, Joachim estima qu'il fallait aussi faire correspondre aux moines un écrit propre et il pensa aux principales règles monastiques ; l'abbé abandonna ensuite cette conviction, en faisant correspondre à l'ordre des moines l'intelligence spirituelle, l'intelligentia spiritalis, c'est-à-dire la compréhension spirituelle des deux Testaments. Joachin arrêta ainsi une correspondance bi-univoque entre les trois personnes divines et les trois ordines, dans laquelle les moines étaient exaltés en tant que Viri spiritales. Ce point mérite d'être souligné. En bâtissant son schéma ternaire, Joachim cherche avant tout à répondre à une question qui est à la fois politique et ecclésiale. Lorsque les discussions se multiplient autour du rôle et de la prééminence des divers ordres sociaux (qui sont les plus nobles, les clercs ou les moines ? Les moines et les laïcs ont-ils le droit de prêcher à côté des clercs ?), l'abbé calabrais fixe une structure qui consacre les ordres dans la nature divine et, en même temps, exalte les moines comme l'ordre du Saint-Esprit.

Dans l'intention de son auteur, cette structure garde une valeur fortement conservatrice. De l'autre côté, l'élément conservateur est contrebalancé par l'idée d'une évolution dans la compréhension de la Bible, et donc d'un progrès de la connaissance auquel correspondrait une dispensation plus grande de la grâce divine. Chaque ordre est le protagoniste d'une époque (ou status), dans le cadre de l'histoire du salut. Le premier status était celui de la nature et de la loi mosaïque ; le deuxième est celui de la grâce du Christ ; le troisième, qui selon Joachim va bientôt se manifester, sera celui d'une plus grande dispensation de la grâce divine : ce sera alors l'âge de l'Église spirituelle des moines, conduite par l'Esprit-Saint Joachim fut un conservateur, promoteur d'un messianisme monastique hostile aux nouvelles forces intellectuelles et au laïcat, qui cherchaient à se faire une place dans la société du temps. Et pourtant, pour ainsi dire sans le vouloir, Joachim renouvela en profondeur le lexique eschatologique occidental. Revêtu du rôle d'interprète des mystères de l'Écriture dans la conviction d'un prochain, voire imminent, âge de l'Esprit-Saint, il proposa une théologie de l'Esprit, de l'histoire et de l'Antéchrist tout à fait originale. C'est pour ces raisons, je crois, que bien avant de devenir objet d'un procès de canonisation promu très récemment par l'évêque de Cosenza, en Calabre, Joachim gagna une place d'honneur dans la merveilleuse architecture du plus grand théologien laïc du Moyen-Âge, Dante Alighieri. Là, dans la lumière du Paradiso (XII, 140), nous voyons " il calavrese abate Giovacchino | di spirito profetico dotato… ". " (Gian Luca Potestà, " Joachim de Flore dans la recherche actuelle ").

Philippe le Bel en France, Edouard Ier et Edouard II en Angleterre, Jacques II d'Aragon ont la même politique envers les ordres militaires qui dépendaient du pape seul : réduire leur privilège. D'autant que tous ces rois étaient en conflit avec la papauté, certains au sujet des décimes sur le clergé ou des juridictions ecclésiastiques. Avec la perte de la Terre sainte dont on les rend responsable, Templiers et Hospitaliers sont sur la défensive et les Etats en profitent. De même, les abbayes des ordres plus classiques qui élisaient leur abbé passeront progressivement en commende. La commende qui existait déjà depuis longtemps prendra un nouvel essor sous le pontificat de Clément V, et la période avignonaise de la papauté.

Au Moyen-Âge, " les rois francs et surtout Charles Martel donnèrent à leurs fidèles les abbayes, devenues de riches exploitations. On eut ainsi des abbés laïques que les réformateurs tentèrent de supprimer sous Charlemagne et sous Louis le Pieux, mais qui reparurent avec la féodalité. À partir du milieu du Xème siècle, les réformateurs s'efforcèrent de rendre aux monastères le pouvoir d'élire les abbés réguliers. Ils y parvinrent. Ces abbés devinrent de très puissants personnages qui gouvernaient non pas une seule abbaye mais un ensemble de monastères groupés sous leur autorité en ordre ou congrégation. L'abbé de Cluny fut le plus puissant d'entre eux. De tels abbés obtinrent de Rome des privilèges d'exemption pour se soustraire à la juridiction des évêques, dont ils revendiquèrent certaines prérogatives, l'usage de certains ornements pontificaux et le droit d'assister aux conciles. La réaction du XIIème siècle se fit dans le sens de la simplicité. Les ordres érémitiques comme les Chartreux ne donnèrent à leur supérieur ni le titre d'abbé, ni les honneurs qui l'accompagnaient; les nouveaux ordres monastiques comme les Cisterciens mirent à la tête de chacun de leurs monastères de dimensions modestes un abbé tenu à mener une vie simple et proche de ses moines.

Après le XIVème siècle, les papes d'Avignon revendiquèrent la domination des abbés dans des cas de plus en plus nombreux. Les moines étaient ainsi privés de leur droit d'élire leur abbé et très souvent ils devaient subir la présence à leur tête d'un dignitaire ecclésiastique étranger à leur ordre. Cette situation s'aggrava quand, par le concordat de Bologne en 1516, le pape abandonna au roi de France la nomination à toutes les abbayes du royaume. Les résistances des moines furent inutiles, presque toutes les abbayes tombèrent en commende. " (fr.wikikto.eu - Abbé).

Dès le printemps de 1309, les immeubles des Commanderies templières, précédemment mis en régie, c'est-à-dire administrés au profit du pouvoir royal par de simples commis, sont mis en location sexennaire, le procès pendant, avant même que la commission d'enquête nommée par le pape soit entrée en fonctions. Quant au bétail de ces maisons, à leur matériel de culture et aux meubles proprement dits, la spoliation est complète. A Payns, on les aliène en vertu d'une vente ferme et définitive. Les ambassadeurs français envoyèrent d'Avignon à Philippe le Bel, le 24 décembre 1310, un texte dans lequel le pape déplore la dilapidation des biens du Temple, entreprise contrairement à l'accord survenu entre le roi et lui, à Poitiers, en 1308. Il faut douter de l'impartialité de la commission d'enquête établie alors. Le pape avait donné comme président à cette commission apostolique, dite des huit, qui ne siégea qu'en novembre 1309, l'archevêque de Narbonne, Gilles Aicelin, personnage très suspect, qui non seulement avait pris ouvertement parti pour Philippe le Bel contre Boniface VIII, mais qui, dans le consistoire tenu à Poitiers, affirmant la culpabilité des Templiers, avait joint ses instances à celles de Guillaume de Plaisians, pour obtenir de Clément V une condamnation immédiate. Pour Guillaume de Plaisians - l'un des plus terribles adversaires des moines-chevaliers - l'horreur est totale à cause précisément " de l'inhumanité de ces crimes par lesquels, s'ils étaient vrais, la nature divine et humaine était subvertie... " (" Propter inhumanitatem criminum, ex quibus, si vera erant, divina et humana subvertebatur natura ") dans son discours du 29 mai 1308 (Victor Carrière, Auguste Pétel, curé de Saint-Julien, près Troyes).

Dans les cercles actifs, où se mêlent culture théologique et culture juridique, on en est arrivé à assimiler le crime sodomitique, c'est-à-dire le nefandum par excellence, à l'hérésie et donc au crime de lèse-majesté. Ne pas reconnaître la vis naturae, c'est refuser d'obéir à la volontas Dei. Attenter à la Nature, c'est léser la Toute-Puissance divine. C'est cette même subversion de la nature que l'on retrouve encore au début du XIVème siècle au cœur du crime capital des lépreux empoisonneurs de puits (avec l'aide, évidemment, des juifs et des musulmans), au cœur surtout de la faute irrémissible des templiers. Une nature qui est alors divina et Humana, comme la Majesté elle-même. A peu près à la même époque commence à se propager, notamment par l'intermédiaire des prédicateurs, cette étonnante légende qui veut que Dieu, le jour de la naissance de Jésus, ait tué tous les sodomites que le monde comptait (Jacques Chiffoleau, Dire l'indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du XIIème au XVème siècle).

Le stéréotype de la représentation communément reçue lors de l'épidémie de sorcellerie du XVème au XVIIème siècle n'a aucun fondement réel : le Sabbat nocturne présidé par le diable où s'assemblent pour des pratiques infâmes des sorcières malfaisantes venues à travers les airs. Il est constitué de plusieurs composantes dont deux nous intéressent, se rejoignant en ce début de XIVème siècle où a lieu le procès des Templiers qui constitue une étape dans la mise en place d'un contrôle social strict par l'Etat centralisé en constitution : la magie et la contre-société. La magie rituelle est en effet le lieu privilégié de rencontre entre l'homme et les démons. Dans le haut Moyen Age, elle est d'abord un acte religieux où l'homme se gagne des pouvoirs sur ceux-ci et se soumet leurs énergies. Elle évolue au fil des transformations des images diaboliques. Aux premiers siècles, elles se caractérisent par un relatif optimisme : quelle que soit la violence des assauts de Satan, on savait qu'avec le Christ on en sortirait vainqueur. Plus tard se développe une démonologie inquiétante et envahissante, atteignant le cœur même de tout homme, alors que le christianisme en expansion et en ascension a fait place à une chrétienté installée mais moins sûre d'elle-même qu'il n'y paraît. Ainsi le magicien dominateur cède progressivement la place à l'homme en proie aux démons et dominé par eux. Cette tradition, développée par les clercs, explique notamment le procès posthume intenté par Philippe le Bel contre Boniface VIII. Le thème de la sorcière sexuellement possédée par les diables apparaît enfin au début du XIVème siècle.

On voit le thème de la contre-société sectaire installée pour la perdre au cœur de la société normale naître dans les persécutions contre les premiers chrétiens. Tenus pour conspirateurs contre l'ordre romain, on les rejette hors de la société en leur attribuant des pratiques infra-humaines : infanticide, cannibalisme, adoration de créatures immondes, orgies et inceste... Ces clichés diffamatoires, véhiculés par les Pères qui les rapportaient pour mieux les contredire, demeurèrent présents dans la conscience des clercs. On peut ainsi retrouver l'origine du stock de matériaux imaginaires disponibles lorsque les hérésies apparurent menaçantes et que les clercs orthodoxes entreprenaient de discréditer les groupes religieux déviants comme les Vaudois, les Fraticelli et les Templiers. Ainsi véhiculée et réactivée, l'image de la secte abominable convergea vers le début du XIVème siècle avec le courant diabolique précédent. Elle avait d'ailleurs acquis une force de conviction nouvelle depuis qu'une bulle pontificale avait, en 1233, repris contre certains hérétiques les fantasmes qui circulaient alors : adorations de crapauds, incestes, orgies... Dans ce processus de " démonisation des hérétiques ", la rumeur était alors devenue vérité officielle. C'est ainsi qu'est née l'image de regroupements d'adorateurs du Diable, anti-églises d'apostats pratiquant l'inversion des rites. Le cliché de copulations collectives avec les démons pouvait également prendre forme (Antoine Lion, Europe's Inner Demons de Norman Cohn).

Ce Consistoire du 29 mai 1308, où toutes les accusations sont rassemblées, est représentatif de l'attitude du roi et de celle du pape qui " se lance dans un long discours cauteleux qui, finalement, ne veut rien dire. Il avoue avoir aimé autrefois les Templiers, mais maintenant, il ne peut que les haïr, si toutefois ils sont bien comme on les lui dépeint. La restriction est toujours présente dans ce discours. D'ailleurs, dit le pape, leur arrestation a été irrégulière, il y a donc vice de forme. De plus, il fait allusion à la torture. Certes, conclut Clément V, il convient de sévir, mais seulement après mûre réflexion. Ce discours a le don d'irriter le roi et ses conseillers. Le 14 juin, Guillaume de Plaisians reprend la parole et apostrophe violemment le souverain pontife en lui lançant un solennel avertissement "[1].

Monnaie de Clément V - fr.wikipedia.org - Clément V

 


[1] Jean Markale, « Gisors et l'énigme des Templiers », France Loisirs, p. 199