Eugène Delacroix peignit " Nature morte au homard " en 1827 à Beffes pour le général Charles Yves César de Coëtlosquet. Né à Morlaix en 1783, le futur général entra fort jeune au service, se distingua en Italie, à Austerlitz, à Iéna, en Espagne, à Essling, et dans la campagne de Russie. Il obtint, en 1813, le commandement du 8ème hussards, devint général de brigade dans la même année, et assista à la bataille de Montereau. Chargé, pendant la première Restauration, du commandement du département de la Nièvre, il fit, lors du retour de Napoléon, quelques tentatives en faveur de l'autorité royale, et resta sans emploi pendant les cent jours. Aussitôt après la seconde Restauration, il fut chargé d'une mission dans l'Ouest, se rendit ensuite à Bordeaux, auprès du général Clausel, et fut nommé aide-major-général de la garde royale. Élevé, en 1821, au grade de lieutenant général, il fut appelé à la direction du personnel du ministère de la guerre. Il était conseiller d'État lors de la révolution de 1830, après laquelle il se retira des affaires. Il est mort en 1836. Le général était parent de Jean Gilles Du Coëtlosquet. Celui-ci, né, en 1700, à Saint-Pol de Léon, chancelier de Bourges, évêque de Limoges, fut précepteur du duc de Bourgogne mort à 9 ans, puis de Louis XVI, et de ses frères; fonctions qui, suivant l'usage, le firent entrer à l'Académie française en 1721. Il mourut en 1784, à l'Abbaye de Saint-Victor à Paris.
L'arrière-arrière grand-père du général, Charles Louis, était le frère du père de l'évêque, Alain François, lui-même père d'un autre garçon, René François, aïeul de Maurice du Coëtlosquet. C'est Maurice, petit-fils de François de Wendel, qui offrit la châsse de saint Sigisbert (Sigebert III, roi d'Austrasie) aux religieuses du Carmel de Metz. Ce reliquaire est exposé tous les ans, lors de la cérémonie organisée depuis plusieurs années à l'église Sainte-Croix du Ban-Saint-Martin, le dimanche précédent ou suivant la fête du saint, fixée au 1er février. Au Ban se trouvait l'abbaye où avait été inhumé le saint, père de Dagobert II.
L'oncle de Maurice, Charles Paul (Aschaffenburg, 1794 - Jérusalem, 1852) fut éduqué par l'abbé Matte, plus tard curé de Sainte-Ségolène de Metz. Il abandonnera la carrière militaire pour une carrière administrative. Il sera conseiller général, puis sous-préfet de vesoul, Lure et Lunéville. Il retourne s'installer à Metz où il est élu député en 1849. Il fit un voyage en Italie en 1833-1834 puis son dernier en Terre sainte pour laquelle il s'embarque le 23 août 1852 avec Emile Gentil et l'abbé Vonner, curé de Notre-Dame de Metz. Ils passeront par Malte, Alexandrie, Beyrouth, Baalbek, ancienne Héliopolis, et Damas avant d'aller en pèlerinage dans les Lieux saints. Soudain pris de fièvre, Charles Paul dut s'aliter alors qu'Emile Gentil, seul à avoir pu rester avec lui, se rendit sur le Mont Sion cueillir un rameau d'olivier pour son rétablissement. Mais le 2 Novembre, à 23 h 20, Charles Paul de Coëtlosquet rendit l'âme.
Au Salon de 1827, avec la Mort de Sardanapale il expose diverses toiles dont le Homard. Le 28 September 1827, il écrit à son ami Soulier : " J'ai terminé la toile animalière du Général, et j'ai déniché un cadre rococo que j'ai redoré pour le rendre splendide. " Delacroix peignit cette toile après son séjour en Angleterre en 1825. Auparavant, il entretenait de cordiales relations avec les peintres anglais de Paris comme Fielding et Bonington. C'est au Salon de 1824 qu'il découvre le révolutionnaire Constable dont il voit trois paysages. Delacroix retouchera le fond du Massacre de Chio suivant les mêmes lignes. A Londres, il s'ouvre à un nouveau monde d'influences : les marbres du Parthénon, le style gothique, les peintures de Lawrence et d'Etty, le yachting, les chevaux (son hôte était le marchand de chevaux Elmore), Shakespeare et Byron.
Eugene Delacroix (1798-1863), Musée du Louvre, Paris
Le tableau réunit trois genres : la nature morte, le paysage et la scène de chasse. Si la nature morte dans un paysage de plein air existe chez Jean Fyt, il est rare que l'on mélange homards et gibiers dans la peinture flamande.
L'arrière-plan des Homards avec ses chasseurs vêtus de rouge est une réminiscence des paysages de Constable. Les homards apparaissaient déjà dans les peintures d'Abraham van Calraet (1642-1722), Peter van Overschee, actif à Leyde vers 1650, Christiaen Luycks (1623-1653), Jan Davidsz de Heem (1606-1684). Ces crustacés sont rouges donc cuits car, vivants, ils ont une couleur bleu-violet, mesurent jusqu'à 50 cm. Les peintres flamands du Nord protestant, ne peuvent représenter dans leurs peintures l'image de Dieu, ni une "image sainte" en général. Ils contournent donc les interdits en utilisant le code des symboles picturaux en peignant notamment des grappes de raisins et des homards. Par le changement de carapace à la fin d'une saison, les homards se passent à une nouvelle étape de leur vie. Ils symbolisent ainsi pour les peintres la Résurrection du Christ, comme si une nouvelle vie avait commencé selon ce qui est écrit dans la Bible : renaissance, immortalité, fécondité, et douleur résignée au sacrifice.[1]
On peut alors se demander pouquoi il y a deux homards...
Quelques considérations selon Jean-Charles Pichon dans " Histoire universelle des sectes et des sociétés secrètes - Tome I " pourront éclairer ce problème des deux homards.
" Selon le mythe grec, l'Âge d'Argent, l'âge du père des Jumeaux (Zeus) succède à l'Âge d'Or, l'âge de Saturne. Hésiode comme Ovide datent cet âge d'argent la naissance de l'agriculture, mais non de l'élevage, et de l'édification des premières cités, fondées par les Dioscures ou les frères Amphion et Zétos.
Pour le sage de l'époque précédente, l'univers est enclos dans le cercle-Dieu. Pour le mage, l'univers n'est qu'un reflet du Modèle, il ne peut être en Dieu puisqu'il doit Lui ressembler. S'instaure une imagerie figurative du monde, à laquelle correspondent l'institution du masque, l'invention de la symétrie, la danse mimée. Par suite, dans cette vision, le devoir de l'humanité n'est plus de connaître ce qui est (car le reflet ne connaît pas l'essence de son modèle), mais il est de figurer l'Etre afin de le manifester. C'est toute l'invention de la magie, de l'amulette qui porte les vertus de l'être réel, du simulacre qui guérit, de l'envoûtement qui tue. Les yeux de coquillage entretiennent la vue - et la vie - chez le mort comme à Jéricho II. Si le reflet est comme l'être, le double est comme le vivant.
A Çatal-Huyuc, au VIIème millénaire avant J.-C., un monde de l'Image était en place où un panthéon ordonné complétait le mythe des Jumeaux avec la Vierge, les Lanceurs, le Poisson.
Le secret des Gémeaux était le lien par lequel le reflet demeure fidèlement semblable à son modèle. Mais, quel était le premier ? Qu'est-ce qu'un modèle qui ne modèle rien ? Ou bien, si le monde-reflet préexiste au Formateur, n'est-ce pas à dire qu'il peut se passer du Formateur et du mythe même de ressemblance ? Le Formateur-Archer, qui unit d'un seul trait le semblable au semblable, le tireur à la cible, résolvait ce mystère dans les religions du Double : de lui se prévalait le mage.
Alors que les judéo-chrétiens, se fondant sur le premier évangile, adoraient un dieu de vérité, de justice encore, les disciples de Paul, suivant Luc, adoraient un dieu syncrétique dans lequel se reconnaissaient les mythes orphiques et osiriens, platoniciens et stoïciens, des Dioscures, de la Vierge, du grand archer ou d'Eros. " L'hérétique " Marcion enfonça le clou dont la révélation était fondée sur la Vierge Marie et la Résurrection gémique.
L'Archer, la Vierge (morte), les Jumeaux ne présentent guère d'intérêt en eux- mêmes. Ils n'en pourraient représenter que comme les composantes du domaine mythique du Bien ou du Modèle et comme annonciateurs du dernier composant de ce domaine, la Barque ou le Poisson. Car il se concevrait alors, selon l'ésotérisme astrologique entre autres, que le Poisson doive suivre le bélier, comme le Bélier le Taureau, celui-ci les Gémeaux et ces derniers l'ère du Serpent (notre Cancer) ", et avant le Lion, et la Vierge (vers -12 000 avant J.-C.).
Si l'iconoclastie s'imposa quelques temps au VIIIème siècle, avec le septième concile œcuménique de Constantinople en 784 l'Image retrouva droit de cité. "
Le tableau de Delacroix semble exprimer cette dimension du Double dans la religion du Christ, dieu de l'amour et de la semblance. L'art et la littérature religieux, ne cesseront, depuis sa remise à l'honneur, de manifester et de re-présenter l'histoire sainte et les mystères de la foi. Est-ce fortuit si ce sont des mages qui, suivant l'étoile, annoncèrent la venue de l'enfant ? L'imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis hisse la notion de Modèle à son paroxisme.
Rappelons aussi que le signe astrologique des Gémeaux vient neuf mois après celui de la Vierge devenue mère.
L'épître de Barnabé datée de vers 130 après J.C., après qu'Hadrien eut pris la décision de faire reconstruire Jérusalem, apporte un nouvel éclairage sur le double.
" 6 " Prenez deux boucs, de bon poids et de même taille; que le prêtre en prenne un et l'offre comme holocauste " (Lv 16,7-9). 7 Et l'autre bouc, qu'en feront-ils: " Que celui-ci soit maudit " (cf. Lv 16,8-10). Or, remarquez comment c'est Jésus qui est manifesté ici en figure: 8 " Crachez tous sur lui, percez-le avec un aiguillon, coiffez-le d'une laine rouge écarlate et chassez-le ainsi dans le désert " (Aut. Inc.). Et lorsque tout cela est accompli, celui qui tient le bouc le conduit vers le désert, lui enlève la laine, et la met sur un buisson, que nous appelons ronce: nous aimons en manger les fruits lorsque nous en trouvons dans la campagne, il n'y a que ceux de la ronce pour être si doux. 9 Mais faites attention à la signification de ce fait. " Un bouc sur l'autel, l'autre est maudit " (Lv 16,8); et celui qui est maudit est couronné. C'est qu'ils verront un jour Jésus, le corps enveloppé dans le vêtement écarlate et ils diront: " N'est-ce pas celui que nous avons autrefois crucifié, outragé, couvert de coups et de crachats? " En vérité, c'est bien cet homme qui affirmait alors qu'il était le Fils de Dieu. 10 Mais pourquoi un bouc semblable à un autre? " Les deux boucs doivent être semblables, de belle apparence, de même taille " (cf. Lv 16,7), pour exprimer que voyant le Christ revenir, les Juifs seront frappés de stupeur par sa ressemblance avec le Crucifié. C'est là la ressemblance des boucs. Voici donc la figure de Jésus qui devait souffrir. 11 Mais pourquoi a-t-on déposé la laine au milieu des épines? C'est une figure de Jésus proposée pour l'Église; elle veut dire que si on veut enlever la laine pourpre, il faut beaucoup souffrir car les épines sont cruelles et ce n'est qu'en peinant qu'on peut s'en emparer. C'est ainsi, dit le Seigneur, que ceux qui veulent me voir et atteindre mon Royaume doivent m'obtenir par les tribulations et les souffrances (cf. Nb 19). " (L'épître de Barnabé - http://www.catho.org).
Le double peut avoir des aspects sociaux et politiques comme pourrait l'indiquer l'histoire du Masque de Fer vu comme " pharmakos " (Le Masque de (trans)fer(t)).
Détails
Le lézard, au premier plan, est l'animal vif, doux et lumineux, caractérisé par ses capacités régénératrices. Associé aux dieux Atoum, Sabazios et Apollon, il est ainsi un symbole de mort et de résurrection.
A l'arrière plan, les quatre chasseurs à cheval ont des reflets bibliques. Dans un article de 1991, "Hunting: What Scripture Says," Rick Dunkerly de la Christ Lutheran Church observait : "Il y a quatre chasseurs mentionnés dans la Bible: trois dans la Genèse et un dans l'Apocalypse de saint Jean. Le premier est Nemrod (Génèse, 10:8-9). Il était fils de Cush et fondateur de l'empire babylonien, qui s'oppose à Dieu dans toutes les Ecritures et qui est détruit dans l'Apocalypse. Dans Michée 5:6, les ennemis de Dieu demeurent dans le pays de Nemrod. Plusieurs savants évangélistes tels Barnhouse, Pink et Scofield considèrent Nemrod comme le prototype de l'Antéchrist. Le deuxième chasseur est Ismaël, le fils selon la chair d'Abraham par la servante Agar. Sa naissance est racontée dans la Genèse 16 et son activité dans 21:20. Le statut défavorable d'Ismaël est amplifié par Paul dans Galates 4:22-31. Le troisième, Esaü, est aussi mentionné dans le Nouveau Testament. Il est opposé à Jacob dans Genèse 25:27. Il est le modèle de la personne n'ayant pas la foi en Dieu. [...] Le quatrième chasseur, dans Apocalypse 6:2, est le cavalier au cheval blanc tenant l'arc de chasse, l'un des quatre cavaliers de l'Apocalypse, identifié aussi à l'Antéchrist. Des quatre chasseurs mal traités par la Bible, deux sont des modèles d'opposants à Dieu et deux qui vivent sans. Dans les Ecritures, note Dunkerly, l'opposé du chasseur est le berger, l'homme qui soigné et connaît pleinement ses animaux. Les bergers de la Bible sont Abel, Jacob, Joseph, Moïse et David. Au commencement du psaume 23, Jésus est identifié comme le Bon Berger. Les Psaumes et les Proverbes identifient Satan au chasseur d'âmes utilisant des pièges et des filets pour attraper ses proies.
Un des quatre chasseurs du tableau monte justement un cheval blanc.
Eugène Delacroix paraît être particulièrement lié, en cherchant bien, au thème de la chasse mythique. Prenons exemple des tableaux de La Barque de Dante (1822), et de La Mort de Sardanapale (1827), tous au Musée du Louvre.
La Barque fait référence à la Divine Comédie où l'auteur traverse le marais du Styx avec le Maître Virgile pour accéder à la cité de Dité qui ouvre sur le bas enfer. Ils sont montés sur la nacelle de leur guide Phlégias, démon cornu et ailé, qui, irrité par Apollon qui avait violé sa fille, avait mis le feu au temple de Dieu à Delphes : il est le modèle même de la colère excessive. Dans l'Enfer, Dante fait de Nemrod l'un des gardiens du Puits aux Géants, se trouvant au fond du huitième cercle de l'enfer. Ce puits est le passage vers le 9e cercle et terme de l'enfer. En voyant Dante et Virgile approcher, Nemrod leur crie ces paroles mystérieuses: "Raphél mai amèche zabi almi", mots vraisemblablement inventés par Dante pour retranscrire le mélange des langues (arabes et hébraïques) à Babylone, Nemrod étant celui qui causa la perte du langage unique et la division des hommes.
Eugene Delacroix (1798-1863), Musée du Louvre, Paris
Delacroix s'est sans doute inspiré du drame de Lord Byron publié en 1821 : Sardanapale. Byron fait de ce prince un épicurien, amoureux du repos et des jouissances, et même animé d'un certain patriotisme; car s'il néglige la guerre et la gloire, c'est pour ne pas troubler le bonheur et les jouissances de ses sujets. Quoique son heureux naturel ait langui dans l'indolence, il n'en a pas moins conservé beaucoup de noblesse et de générosité dans le caractère, un courage impétueux et bouillant, une grande indifférence pour la vie, une répugnance extrême à croire le mal. Ainsi jamais il ne parle qu'avec une sorte d'horreur des exploits sanglants de ses ancêtres Nemrod et Sémiramis ; il ne peut croire qu'ils aient été admis au rang des dieux, comme le prétendent les prêtres; il a le plus grand mépris pour l'astrologie des Chaldéens, et son scepticisme s'étend jusqu'à l'existence même des dieux.[2] " Nemrod commence, Sardanapale finit. " (Jean-Baptiste Lacordaire)
Eugene Delacroix (1798-1863), Musée du Louvre, Paris
[1] http://www.artcult.fr/_Peintures/Fiche/art-0-1249337.htm
[2] Vanderbourg - Journal des Savants de Académie des inscriptions & belles lettres de Mai 1823 - http://books.google.com/books?id=ov2JWYt1vtkC&pg=PA270&lpg=PA270&dq=vanderbourg+journal+des+savants+byron&source=web&ots=4RgGU5lVli&sig=15rJupWvP4LxMlAD-VKsfx4peVk