Partie III - Thèmes   Chapitre XXXV - Augustin et Libre-arbitre   

Romain d'Afrique et d'origine modeste, Aurelius Augustinus est né en 354 à Thagaste en Numidie, actuellement Souk Ahras en Algérie. Son père, Patricius, est un petit propriétaire foncier attaché à la religion romaine alors que sa mère sera la future sainte Monique qui élèvera son fils dans la religion chrétienne. Augustin reçoit une formation intellectuelle solide et devient professeur dans sa ville natale, puis à Carthage, où il fonde une école de rhétorique. Désespérant sa mère, il mène une vie dissipée, s'éparpillant entre son intérêt pour la métaphysique, le théâtre et son amour pour une femme avec laquelle il a un fils, Adéodat, en 372.

A cette époque ses lectures de l'Hortensius de Cicéron l'amènent à s'intéresser à la vie de l'esprit. A ses dires, il éprouve une hésitation craintive et puérile (superstitio quaedam puerilis), lors d'une reprise de contact avec les Ecritures. Augustin s'en détourne pour se plonger dans divers traités sur les disciplines libérales qui comprendraient entre autres les Novem disciplinarum libri de Varron. Ces disciplines sont la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l'arithmétique, l'astrologie, la musique la médecine et l'architecture (la Villa dei Casoni dont les ruines impressionnantes se trouvent à Montopoli di Sabina aurait été la propriété de Varron).

Augustin se passionna pour la science des nombres. Il connaît les principes de l'arithmétique de l'époque : la théorie de la construction des nombres, les propriétés particulières des nombres et toutes sortes d'opérations numériques que l'on peut considérer comme les prémisses de l'algèbre. Il attache en outre beaucoup d'importance à la valeur mystique des nombres comme le montreront de nombreux sermons dans lesquels il explique l'Evangile à l'aune de théories pythagoriciennes. Ses méthodes seront reprises par Nicolas de Cuse et Lefèvre d'Etaples.

Pendant 9 ans, Augustin adhère au Manichéisme qui enseigne une vision dualiste et tragique du monde (le conflit entre le Bien et le Mal) et préconise une morale ascétique par laquelle l'âme ferait son salut en s'arrachant au monde mauvais. Il s'en déprend peu à peu après la lecture d'un ouvrage antimanichéen du catholique Helpidius et fait la traversée de la Méditerranée. Il tombe malade à Rome adoptant une attitude septique en matière philosophique et religieuse. Il subit l'influence des sermons d'Ambroise, qui lui fera lui découvrir le néo-platonisme, après son arrivée à Milan. Il se détache entièrement du Manichéisme, et se décide à " rester catéchumène dans l'Eglise catholique qui se recommandait de ses parents ". La mère d'Adéodat rentre en Afrique et Augustin choisit une nouvelle concubine.

C'est à Milan que la lecture des Libri platonicorum (mai-juin 386) produisent leur effet sur le plan moral décrit dans les Dialogues et un effet intellectuel décrit dans les Confessions. Selon P. Courcelle, " Néoplatonisme et christianisme sont intimement liés, pour les têtes pensantes de l'Eglise milanaise, et non opposées comme ont cru les modernes. Cette formule de synthèse, élaborée déjà, est celle à laquelle Augustin a donné son entière adhésion. L'origine de cette synthèse remarquable paraît bien remonter à Marius Victorinus, dont Simplicien, catéchiste d'Ambroise, avait été le familier ". Les connaissances auxquelles saint Augustin eut accès provenaient d'une génération postérieure à Plotin et Porphyre : le platonisme était christianisé. L'un des principaux acteurs de cette métamorphose, était Marius Victorinus qui traduisit en latin les œuvres de nombreux écrits néo-platoniciens. Victorinus connaissait le père spirituel d'Ambroise, Simplicianus, qui apprit à Augustin la part qu'il avait eue à sa conversion. Du point de vue du platonisme et du néo-platonisme, il n'y a pas de liberté incréée et créatrice, parce qu'il n'y a pas de création. Il y a procession nécessaire et éternelle à partir de l'Un, sans que l'Un le veuille, comme le dit Plotin. Il n'y a donc pas non plus de liberté créée. Le problème n'existe donc pas. En réalité, ce que l'intelligence découvre au terme de son parcours initiatique, c'est que tous, nous sommes l'Un, comme l'écrit encore Plotin. Les marques du néoplatonisme de Plotin se retrouvent chez Augustin, on l'a vu, puis au Moyen Age dans les réflexions de Scot Erigène et Maître Eckhart et surtout au XVème siècle dans la philosophie de Marsile Ficin qui découvre le manuscrit des Ennéades et le traduit en latin en 1492. Les textes sur le Beau marquèrent les artistes italiens en particulier Botticelli (voir " Le sacre du printemps ").

L'éternité, dans le système platonicien et néoplatonicien, est une plénitude (plèrôma), et le temps mesure une dégradation, une déchéance, une chute, pôs eptôsen ho chronos. Le temps mesure l'éloignement, la dispersion du multiple à partir de l'Un. Il ne mesure pas une création, puisqu'il n'y a pas de création. Tout est donné de toute éternité, dans l'éternité. Il n'y a rien de nouveau. La procession n'apporte pas un plus mais un moins. Si pour Dieu lui-même l'avenir est déjà, et de toute éternité, du présent. Si c'est le cas, alors tout est réalisé de toute éternité. Tout est fait. Il ne reste plus rien à faire. Et la liberté humaine dans ce système aura beaucoup de mal à trouver une place. C'est ce que l'on voit dans les œuvres de Spinoza et de Leibniz. Si l'avenir est déjà du présent pour Dieu, si tout est fait, si tout est réalisé de toute éternité alors tout est passé. Et la Création n'est pas en train de se faire. La conception de l'éternité tota simul que saint Thomas adopte, c'est celle de saint Augustin. Augustin l'a prise aux platoniciens et en particulier à Plotin qui l'a empruntée à Platon.

Dans sa confrontation avec l'Ecriture des doctrines néo-platoniciennes, l'évangile de saint Jean tient une place importante. Augustin reconnaît que, dans les Libri platonicorum ainsi que dans le Prologue johannique, on trouve une doctrine pratiquement identique. Dès 386, les écrits d'Augustin comportent fréquemment des allusions à la Bible et à la doctrine chrétienne. C'est dans un jardin de Milan que lui vient la révélation. Il entend une voix qu'il interprète comme celle de Dieu. Abandonnant l'enseignement, il se retire avec quelques amis et rédige ses premiers dialogues philosophiques. Puis ce sera trois ans de vie monastique et enfin les charges ecclésiastiques. Il a le désir de rompre toutes les amarres, mais de le faire progressivement. Il démissionne de ses fonctions de professeur et se retire à Cassiciacum. Pendant ce séjour, il écrit que l'autorité et la raison sont les seuls moyens de parvenir à la vérité : il entend par autorité le Christ, et sous le terme raison, il désigne Platon. Le lien entre ces deux instances est très particulier : l'autorité donne des directives à la raison, elle est première dans le temps tandis que la raison est première dans l'ordre de la réalité.

La notion de péché originel a été introduite dans la théologie occidentale par saint Augustin. L'évêque d'Hippone a été disciple, pendant des années, des manichéens dont le système est une explication du mal par l'appel à deux principes dualistes. Après sa conversion, la lecture qu'il fait au moment de sa conversion est symbolique et proche de celle d'Origène. Dans le scénario de la création, les âmes existent dans l'éternité de Dieu avant de venir dans un corps de chair où elles sont en exil, dans l'attente de leur délivrance. Augustin présentera dans le reste de son œuvre l'humanité comme massa damnata. L'existence humaine est ontologiquement marquée par le mal. Mais, s'il rejette le manichéisme, c'est qu'il finit par reconnaître l'existence d'une liberté du pécheur, qu'il tempèrera par la suite lors de sa controverse avec Pélage.

" Son engagement contre l'hérésie de Pélage, une erreur d'interprétation du fameux verset de Romains 5/12 et, reconnaissons-le, une vision très pessimiste [et manichéenne] de la sexualité liée à son expérience personnelle, conduisirent l'évêque d'Hippone, d'une part à parler de "péché" là où ses prédécesseurs parlait de "mort" ou de "corruption" pour évoquer un état de l'humanité qui affecte tous ses membres, d'autre part à concevoir le péché des hommes non comme une simple imitation du péché d'Adam, mais comme une maladie contagieuse transmise par voie de génération charnelle.

L'interprétation donnée par Augustin de Romains 5/12 est liée à la version latine (dite "vieille latine") qu'il avait sous les yeux. Augustin comprend que ce qui est passé en tous du fait du péché d'Adam est non pas la mort, mais le péché. Or, le texte grec porte - au moins dans la plupart des manuscrits - le terme de mort, mais la vieille latine a suivi un manuscrit où ce mot manquait : c'est pourquoi Augustin comprend " péché", lecture qui exprimait l'idée de transmission. Quant à la fin du verset, le "eph'ô " est une expression idiotique grecque qui a un sens causal : "du fait que tous ont péché". Il s'agit ici des péchés personnels de chacun, à travers lesquels la puissance du péché atteint tous les hommes. Or, Augustin, et avant lui Ambroise, ont traduit la formule de manière littérale, par un relatif "in quo", "dans lequel", parce que le texte qu'ils lisaient ne comportait pas le mot "mort ". Augustin estime alors que l'antécédent de ce relatif est le terme de péché, qu'il lit immédiatement auparavant, ou Adam lui-même. Il comprend donc : "le péché d'Adam dans lequel tous ont péché". Or, le grec ne permet pas cette interprétation, parce que l'antécédent " hamartia/péché" est féminin, alors que "thanatos/mort" est masculin " (GROSSI, V., et SESBOüÉ, Bernard, Péché originel et péché des origines : de saint Augustin à la fin du Moyen-âge, dans L'homme et son salut, Paris, Desclée, 1995, Histoire des dogmes sous la direction de B. SESBOüÉ, tome 2, ch.3)[1] "

Adam a été créé complètement libre, en sorte qu'il pouvait pécher on ne pas pécher. Mais par sa chute, la nature humaine a été physiquement et moralement corrompue. Les conséquences de cette chute sont la mort physique, la corruption des instincts (Concupiscentia) et par suite la révolte de la chair contre l'esprit tous les maux physiques et moraux. Augustin affirme, en beaucoup de passages, que le libre arbitre est aboli par la chute. L'homme peut choisir entre plusieurs motifs différents; mais tous ces motifs proviennent de la concupiscence, et ils sont les seuls qui opèrent en lui : en fait, il est complètement incapable d'obéir à un plus noble mobile, et de faire ce qui est agréable à Dieu, uniquement par amour de Dieu. Comme sa volonté est ainsi enfermée dans un cercle de considérations impures, il lui manque la liberté qui résulte de la communion avec Dieu, et qui consiste dans une entière soumission à sa volonté. En somme, les actes extérieurs de l'humain déchu dépendent bien de son libre arbitre ; mais non ses motifs. Or, comme ce sont les motifs qui déterminent le mérite des actions, toutes ses actions sont nécessairement mauvaises.

Reliant très fortement l'affirmation universelle du salut à la nécessité absolue du baptême et notamment à la pratique ecclésiale du baptême des petits enfants, Augustin n'hésite pas à prédire l'enfer pour les enfants non- baptisés, soumis eux aussi au péché originel, même si le péché personnel ne pouvait leur être imputé. Le développement des sanctuaires à répit, ainsi que des lieux où l'on pouvait apporté les nouveau-nés mort-nés afin qu'ils reviennent à la vie au moins le temps du baptême a donné le récit de nombreux miracles dont les Vierges Noires jouent le premier rôle, ainsi à Rocamadour, Besse, Arfeuilles, Avioth etc.

" L'an 1551, une femme du diocèse de Limoges, nommée Marguerite Amorose, se transporta à Notre-Dame de Rocamadour en accomplissement du vœu qu'elle avait fait à Marie pour obtenir la résurrection de son enfant. Cet enfant était venu au monde privé de sentiment et de vie; la mère ignorait encore ce malheur, quoique déjà l'enfant fût depuis quatre jours enseveli et mis au tombeau. A peine a-t-elle connaissance de ce funeste accident, qu'elle demande, qu'elle sollicite, qu'elle implore la faveur de voir au moins et d'embrasser le fruit malheureux de ses entrailles. On s'oppose longtemps à son désir; on lui représente, comme autrefois les sœurs de Lazare, qu'enseveli depuis quatre jours, il répand déjà une mauvaise odeur; mais toutes les observations sont inutiles, et elle fait tant d'instances qu'enfin elle obtient que son fils serait déterré et qu'elle aurait la consolation de le contempler. Victorieuse auprès de son époux, elle espère l'être également auprès de son Dieu, et lui promet que si, par l'intercession de sa Mère, elle peut jouir du bonheur de voir son fils ressuscité et lavé dans les eaux saintes du baptême, elle irait en pèlerinage à Rocamadour pour lui rendre grâces de ce bienfait signalé. Cependant le mari fait ouvrir le tombeau, et il y trouve l'enfant plein de vie, et jetant du sang par les deux narines. On le tire de son cercueil, on lui donne, avec le baptême, la grâce du christianisme ; voilà tout à la fois une mère consolée, un père transporté de joie, un enfant heureux, recevant, par la protection de la Mère de Dieu, la vie corporelle avec la vie spirituelle. Tant il est vrai que Marie, mère de grâces et source de vie, se plaît à faire éclater ses merveilles dans le sanctuaire qu'elle a choisi à Rocamadour.[2] "

La suite de la vie d'Augustin se confond avec l'activité qu'il exerce comme prêtre puis comme évêque d'Hippone (395). Participant activement à tous les grands conflits qui secouent l'Eglise d'Afrique, il produit en même temps une œuvre immense, à la fois philosophique et théologique. Les trois œuvres les plus célèbres seront les Confessions (396-397), La Trinité (400-416), La Cité de Dieu (411-426). La fin de la vie d'Augustin est assombrie par l'effondrement de l'Empire romain d'Occident. C'est dans une ville assiégée par les Vandales qu'Augustin meurt le 28 août 430 à Hippone (aujourd'hui Annaba).

L'ambigüité de saint Augustin au sujet du libre arbitre, issue de ses controverses avec les manichéens et les pélagiens, produira des théologies opposées dont le débat entre Erasme et Luther est un exemple. On peut relier ces deux hommes par leurs études augustiniennes du fait qu'Erasme fut élève de l'école des Frères de la Vie Commune à Deventer de 1478 à 1483. Les Frères, dont la première maison fut fondée à Windesheim, étaient rattachés à une congrégation de chanoines augustins. Luther fit ses études chez les mêmes Frères, en Allemagne, et fut un moine augustin du monastère d'Erfurt. Les Frères de la Vie Commune se sont inspirés particulièrement de saint Augustin, Jean Cassien, Bernard de Clairvaux, saint Bonaventure, et de Henri Suso, mystique rhénan du XIVème siècle. Ils furent les propagateurs de la devotio moderna, manière de vivre la religion chrétienne loin des arides théories intellectuelles de la scolastique dont Luther fut un contempteur. L'œuvre la plus connue et la plus lue à l'époque après la Bible fut l'Imitation de Jésus-Christ attribuée à Thomas a Kempis (Kempen, 1379 - 1451).

Le regain du platonisme à la Renaissance s'initie avec la mission confiée à Marsile Ficin par le duc de Florence Cosme de Médicis décidé à faire renaître l'Académie platonicienne, de traduire Platon du grec en latin (édition de 1482), le manuscrit comportant quatorze des quinze traités du Corpus Hermeticum (nom donné aujourd'hui à l'ensemble des dialogues philosophiques attribués à Hermès Trismégiste) et les écrits de nombreux néoplatoniciens, comme par exemple Porphyre de Tyr, Jamblique, Plotin. Comme à l'époque du Milan de saint Ambroise, Marsile Ficin tenta une synthèse du christianisme et du platonisme, jugeant l'aristotélisme des écoles contraire à la religion et travaillant à une nouvelle apologétique fondée sur une " pia philosophia " et une " docta religio ". La pensée la plus affirmée des réformateurs, qui n'a pas toujours été retenue par les églises qui s'en prévalent, et qui porte sur le libre-arbitre semble être une conjonction du néoplatonisme, et du nominalisme. En 1524, Érasme, dans son Essai sur le libre arbitre, soutient que l'homme, parce qu'il est doué de libre arbitre, peut et doit participer à son Salut. Il existe une harmonie entre une grâce coopérante et un libre arbitre coopérant avec Dieu. L'année suivante, Luther dans son Serf arbitre radicalise sa position et affirme que la déchéance de l'homme est telle qu'il ne peut rien pour son Salut.

Luther, à partir de 1515/1516, changera de position pour ne plus enseigner la doctrine du " faciendi quod in se est " qu'il considère comme déjà pélagienne mais pour affirmer ce que dit Paul dans l'Epître aux éphésiens (II, 8) : " C'est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c'est le don de Dieu. Ce n'est pas par les œuvres, afin que personne ne se glorifie. " " Tu te demandes de quoi l'âme eut bien être " la petite pute " et je dirais : souvent du diable. Depuis la chute, l'âme humaine a pu devenir la pute du diable, la pute du serpent " dit-il. Dans Du Serf Arbitre, Luther dit aussi de la volonté humaine qu'elle est semblable à une monture chevauchée ou bien par Dieu ou bien par Satan, et qu'elle va là ou le cavalier la ène. Il ne suffit pas que l'homme veuille pour qu'on puisse parler de choix car chez Luther, quand l'homme veut, c'est d'une volonté asservie qu'il s'agit, d'une volonté " prostituée ".

Luther est un disciple d'Occam qui, en attaquant la scolastique, attaquait en elle un des instruments dont se servait la puissance que Luther voulait abattre. C'est parce que le nominalisme, en permettant à l'esprit une discussion plus raisonnable, le portait à l'examen sur une foule de points que Luther avait le désir de faire examiner par tous ; c'est que tous deux avaient le même but, savoir, un changement dans ce qui avait rapport à la foi et à la science. Dans ses propos de table, Luther qualifie la Sorbonne de mère des erreurs, mater errorum. En attaquant la scolastique et Aristote, il atteignait le catholicisme.

" Pour nous résumer sur ce qui précède, la réforme avait assurément bien des causes, parmi lesquelles il faut compter le nominalisme ; du reste, je suis loin de vouloir dire que lui seul représente la philosophie dans ce monument d'émancipation, l'élément philosophique tout entier y est pour quelque chose; mais le nominalisme, par sa nature et le scepticisme critique qu'il manifestait en attaquant une doctrine qui tenait plus que lui au catholicisme, le nominalisme, dis- je, devait avoir une action plus grande et paraître en tête de l'armée philosophique.[3] "

Autres nominalistes, Jean Buridan ( Béthune, vers 1300 - vers 1360) donnera naissance à l'argument philosophique de l'Âne de Buridan, que l'on ne trouve pas dans son œuvre et Nicolas Oresme (Fleury-sur- Orne, 1325 - Lisieux, 1382) inventeur du concept de Dieu Horloger, vision mécaniste de l'univers, qui tous deux seront plutôt opposés au libre-arbitre. Comme le note Schopenhauer, cet argument " se trouve déjà dans le Dante, qui concentrait en lui toute la science de son époque, et qui vivait avant Buridan. Le poète, qui ne parle pas d'ânes, mais d'hommes, commence le 4° livre de son Paradiso par le tercet suivant :

Entre deux mets placés à pareille distance,

Tous deux d'égal attrait, l'homme libre balance

Mourant de faim avant de mordre à l'un des deux.

Aristote lui-même exprime déjà cette pensée, lorsqu'il dit (De coelo, II, 13) : " Il en est comme d'un homme ayant très-faim et très-soif, mais se trouvant à une distance égale d'un aliment et d'une boisson : nécessairement, il restera immobile. "[4] "

Il semble que Spinoza soit le premier à parler de " ânesse de Buridan " (" Buridani asina "). Soutenant, dans la scolie de la proposition 49 de la deuxième partie de l'Éthique, que l'homme comme l'âne ne possède même pas la liberté d'indifférence et qu'il mourrait identiquement.

L'essentiel des thèses de Hobbes se retrouve à la fois chez Hume et Spinoza. Ils adoptent un même point de départ pour leur réflexion politique, celui de la science naturelle, dans laquelle l'homme apparaît comme un être naturel semblable aux autres, dans un état de nature déterminé par un jeu des passions, susceptible d'être étudié par une science dépourvue de tout point de vue moral à priori.[5]

" Parce que nous nous croyons libres (surnaturels) et que cette croyance, à la fois procède de l'ignorance et nous maintient dans l'ignorance des causes naturelles qui nous affectent négativement et donc dans la crainte de la nature et le tremblement du jugement du dieu pour être sauvés malgré nous, pauvres pécheurs ayant choisi le mal et donc étant responsables de nous-mêmes comme mauvais ; pourquoi cette passion contraire à notre désir de joie? Parce que nous sommes impuissants en tant que mode fini à soumettre la nature à nos passions confuses et que nous ignorons les déterminations naturelles et sociales qui les rendent telles, passions qui à leur tour génèrent l'illusion du libre-arbitre qui, à son tour, entretient le désir de ne pas connaître. C'est à briser ce cercle vicieux que prétend Spinoza : en affirmant que la seule liberté possible, être actif et joyeux, suppose la prise de conscience lucide des déterminations et des passions qu'elles génèrent qui nous empêchent de l'être.[6] "

Par raccourci, nous en arrivons au jansénisme, fondé par Saint-Cyran et Janssen, lui-même évêque d'Ypres. Jansénius part d'une doctrine de la liberté qu'il met toutes ses forces à détruire au profit d'une doctrine de la grâce efficace qui vient de Dieu et de Dieu seul. C'est une doctrine extrêmement forte, portée par une thèse philosophico-théologique très précise. Le seul philosophe, finalement, qui trouve grâce aux yeux de Jansénius, comme d'ailleurs à ceux de saint Augustin, c'est Platon : "Platon pour disposer au Christianisme" (Pascal, Pensées, § 612).

La liberté, comme objet littéraire

Proust connaissait parfaitement Rimbaud, Mallarmé, Dostoïevski, Nietzsche, Schopenhauer, Sade et toutes les figures du nihilisme européen, qu'il cite dans la Recherche. Schopenhauer qui tenait le libre-arbitre pour nihil rejoindrait Jean Santeuil (ou Santeul ou Santolus en latin) le poète néo-latin qui fut un proche du Grand Arnauld et chanoine de l' Abbaye de Saint-Victor.

En 1895, Proust se passionne pour l'affaire Dreyfus. C'est cette année-là qu'il commence son roman Jean Santeuil, Et ce qui devait être déjà son Grand-Œuvre, est abandonné en 1899. Il paraîtra inachevé en 1952. Jean Santeuil contient de nombreuses scènes que l'on retrouvera dans La Recherche : un petit garçon de sept ans qui ne parvient pas à s'endormir loin de sa mère; des jeux de barres avec une fillette dans les jardins des Champs-Elysées; une lanterne magique; des promenades entre lilas et haies d'aubépines. Combray et Balbec s'appellent encore Illiers et Beg-Meil, mais le décor est déjà planté. Dans la galerie des personnages croqués avec un crayon fort bien taillé, on reconnaît Bloch, Legrandin, Norpois, les Guermantes. Charlus s'annonce sous les traits du baron Scipion, le peintre Elstir se nomme encore Bergotte, et déjà résonne la fameuse petite phrase de la sonate de Saint-Saëns. Naturellement, il reste encore à construire une symphonie autour du thème de la mémoire involontaire. Mais ce brouillon offre en prime plusieurs morceaux qui seront abandonnés par la suite: une visite du lycée Henri-IV, un compte rendu détaillé de l'affaire Dreyfus ou encore un voyage sur les bords du lac Léman.[7]

En 1900, il fait avec sa mère un voyage à Venise. Son père meurt en 1903 et sa mère en 1905. Le deuil de sa mère l'affectera pendant plusieurs années. En 1906, Marcel Proust s'installe Boulevard Haussmann, dans un appartement tapissé de liège et hermétiquement clos. Alfred Agostinelli était son ami depuis 1907. Proust l'engage comme chauffeur puis comme secrétaire en 1912. Il meurt deux ans plus tard.

Il aura fallu deux morts surmoïques et une rencontre pour que la liberté vienne à Marcel Proust.

" Proust comprend en 1909 que le conflit opposant l'écriture et la grâce (les réminiscences, - mais aussi bien le désir, les signes ou l'art dont les réminiscences sont le nom propre) qui l'empêche d'écrire, est un conflit qui peut être traduit dans les termes de l'essai et du roman, c'est-à-dire dans les termes (ceux-là mêmes du Contre Sainte-Beuve) de " l'intelligence " et de " l'instinct ", de la " représentation " et de la " volonté " (Schopenhauer), ou encore, de la raison, du " principe de raison ", et de son contraire, ce qui est sans raison, sans pourquoi, la liberté. Que les réminiscences, donc, ne sont rien d'autre que la liberté, qui n'est rien d'autre que la littérature. […] Or, comme la liberté est le fait de prendre sa forme pour contenu, qu'il lui faut écrire un livre qui prend sa forme pour contenu. Ce qu'est très exactement la Recherche : un livre qui ne raconte rien d'autre que la manière dont il en vient à s'écrire.[8] "

La " Règle " de saint Augustin

Rhéteur et philosophe, évêque et théologien, Augustin fut aussi moine, c'est-à-dire pur lui " serviteur de Dieu ". Consacré évêque d'Hippone, il a voulu continuer ce style de vie avec les prêtres de son diocèse. Auteur de la plus ancienne Règle monastique d'occident, il a exercé une grande influence sur l'idéal chrétien de la vie religieuse et contribué grandement au développement du monachisme occidental.

Au cours des siècles, différents textes de règle monastique furent attribués à Augustin. Ainsi, au douzième siècle on lui attribue entre autre une Règle " Praeceptum " et un Règlement du monastère " Ordo monasterii ". Saint Norbert, lorsqu'il devra donner une règle aux Prémontrés, hésitera et optera dans un premier temps pour le second, qui lui semble plus austère, mais qui n'est pour ainsi dire appliqué nulle part. À la demande du Pape, il choisira finalement le " Praeceptum " dont les recherches récentes ont montré qu'il est le seul à remonter véritablement à Augustin.

Ce n'est pas une règle à proprement parler, mais une série de préceptes élaborés par Augustin à l'usage des communautés religieuses de son entourage. Le preceptum : est une lettre écrite par l'évêque aux clercs. L'ensemble des conseils qui sont développés ici concerne la discipline de la vie quotidienne, mais ne contient pas d'articles organisant la gestion du monastère, l'action des agents, le fonctionnement des services. Augustin écrit cette " Règle " vers 397, dix ans après son baptême. Elle est le fruit d'une expérience qui avait commencé dix ans plus tôt, à Thagaste et qui s'inspirait pour une part importante du mode de vie des " communautés philosophiques " pythagoriciennes. Devenu prêtre, il fonda un monastère laïc en 391 à Hippone et un monastère féminin dont il confie la direction à sa sœur puis, évêque, il transforma sa résidence épiscopale en un monastère de clercs. C'est là qu'il mit par écrit les leçons des dix années précédentes. Ce faisant, Augustin s'inscrit dans un mouvement dont l'Egypte, avec saint Antoine et saint Pacôme, est le berceau et qui ne cesse de prendre de l'ampleur en orient, grâce notamment à saint Basile, évêque de Césarée. À partir de 370, la vie monastique apparaît aussi en occident et trouve sa première régulation chez Augustin. Un bon siècle plus tard, Benoît de Nursie (480-547) écrira sa règle bien connue en puisant aux traditions de l'orient et de l'occident. Jusque vers la fin du premier millénaire, la Règle de Saint Augustin fut transmise en étant toujours intégrée à un corpus organisé de règles et documents monastiques. Cette " Tradition des Pères " constituait un réservoir où les religieux pouvaient puiser leur inspiration. Entre le neuvième et le onzième siècle, la règle d'Augustin acquiert le statut de règle de vie pour certains groupes définis de religieux. C'est une période de réforme pour la vie religieuse et cléricale.

Les chanoines qui se disent réguliers refusent de prendre à leur compte les règles ou règlements proposés aux chanoines par Chrodegang vers 750 et par Benoît d'Aniane en 816. Ils ne veulent connaître que les préceptes adressés par saint Augustin aux clercs d'Hippone. Mais ce qui est bientôt appelé " Règle de saint Augustin " ne suffit pas pour organiser une communauté religieuse ; c'est pourquoi ces chanoines demandent et organisent des coutumiers à la façon des moines pour organiser leur vie quotidienne.

- la congrégation du Val-des-Écoliers (1201-1637) dont la tête se trouvait à Verbiesles

- la congrégation de Saint-Ruf (Rufiniens) dont une abbaye se trouvait à Bonnevaux dans le Gard

- les chanoines réguliers du Mont-Saint-Éloi

- la congrégation de Saint-Victor (Victorins) dont la tête se trouvait à l'Abbaye de Saint-Victor de Paris

- Les prémontrés fondés par saint Norbert dont la tête se trouvait à Prémontré et une autre abbaye à Leffe

D'autres ordres furent placés sous cette " règle " : l'Ordre du temple par exemple. La lecture d'un manuscrit ayant appartenu au chapitre des Templiers de Reims contient la " règle " de saint Augustin : le Praeceptum ce qui tend à confirmer que ce qui définit les templiers : ce sont des chanoines suivant les préceptes de vie de l'évêque d'Hippone Augustin que nous appelons faussement la règle de saint Augustin. En suivant ces préceptes de vie, les Templiers sont un ordo canonicus ou ordre canonique. La notion de moine-soldat semble être un abus de langage d'historiens. En 388, lorsqu'Augustin rentre d'Italie pour Thagaste, il crée une communauté de laïcs sous le vocable de Servi Dei. Le Praeceptum de Reims nous livre quelques secrets comme l'exhortation spirituelle mais aussi un coutumier (calendrier, horaires des offices, repas) qui est d'usage chez les Templiers rémois. Les templiers sont en partie des chanoines inscrits sur une liste appelée canon (règle en grec), ayant des préceptes de vie à suivre concernant la foi, la discipline religieuse et pour une autre partie des chevaliers nobles prononçant des vœux obéissant à cette règle.[9]

Il en est de même pour les Chevaliers Teutoniques, qui après la Réforme, se scindèrent en chevaliers catholiques dont le centre se trouvait à Bad Mergentheim.

 

Sources

Virginie Mayet, L'Histoire et le sens du platonisme chez saint Augustin, http://www.geocities.com/Athens/Oracle/3099/SAPlaton.htm

Claude Tresmontant,La Prescience de Dieu,la Prédestination et la Liberté humaine, http://64.233.183.104/search?q=cache:0RAzhVQb5I0J:docteurangelique.free.fr/livresformatweb/theses/tresmontant/claude_tresmontant_prescience_de_dieu_predestination_liberte_humaine.doc+neoplatonisme+jansenisme&hl=fr&ct=clnk&cd=102&gl=fr

 


[1] http://www.portstnicolas.org/spip.php?article878#nb18

[2] Armand Benjamin Caillau, Histoire critique et religieuse de Notre-Dame de Roc-Amadour, A. Leclerc, 1854, http://books.google.com/books?id=O9i3FhgEBVEC&pg=RA2-PA265&lpg=RA2-PA265&dq=caillau+rocamadour&source=web&ots=Nl5g9L3vZC&sig=bwzHPj3rAqVGAwWbVyvM7Vlda-E#PPA22,M1

[3] Xavier Rousselot, http://books.google.com/books?id=aKYGAAAAQAAJ&dq=nominalisme+libre+arbitre&hl=fr

[4] A. Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, Alcan, 1903, pp. 115-123 , http://www.caute.lautre.net/article.php3?id_article=194

[5] http://hyperspinoza.caute.lautre.net/article.php3?id_article=1888

[6] http://sylvainreboul.free.fr/spi.htm

[7] Didier Sénécal, Lire, juillet 2001 / août 2001

[8] Mark Alizart, http://mul.club.fr/index.html

[9] Michel Parisse, http://dossier.univ-st-etienne.fr/cercor/www/FichiersPdfWeb/ColResParisse.pdf