Partie VI - Le carrĂ© SATOR   Chapitre XLVI - Le carrĂ© SATOR et l’alchimie   

L’alchimiste Djâbir, connu en Occident sous le nom de Geber, serait né à Harran selon certains auteurs et aurait été sabéen. Il utilisa l’analyse chiffrée, dont l’intuition revient à Platon, pour connaître la composition des corps et déterminer la part qui revient à chaque élément pour établir des équivalences entre éléments. Il attribue les chiffres 1 et 3 au chaud et au froid, qualités simples, 5 et 8 à l’humide et au sec, qualités dérives des premières. Djabir identifie deux clés, le 17, somme des 4 précédents nombres, et le 28, somme des 7 premiers chiffres.

Le carrĂ© de Saturne, mentionnĂ© par Djâbir, qui en attribue la paternitĂ© Ă  Belinous (Apollonios de Tyane), dans son Livre des Balances, rĂ©sume ses considĂ©rations arithmĂ©tiques :

4

9

2

3

5

7

8

1

6

28, qui est un nombre parfait somme de ses diviseurs, est la somme du pourtour en haut et à droite du carré, 17 du carré en bas et à gauche[1].

« La « science des balances Â» de Jâbir Ibn Hayyân dans son Livre des Soixante-dix (Kitâb al-sab’în) est une tentative pour penser l’alchimie non pas quantitativement, comme disent certains commentateurs, mais arithmĂ©tiquement ou arithmosophiquement Â». Djâbir considĂ©rait que les quatre qualitĂ©s (chaud, sec, froid, humide) prĂ©sentaient chacune quatre degrĂ©s et sept subdivisions totalisant 112 positions. Puis il associa les 28 lettres de l’alphabet arabe aux subdivisions des quatre qualitĂ©s et Ă©tendit cette combinaison aux quatre degrĂ©s en prenant pour bas la sĂ©rie 1, 3, 5 et 8. Djâbir Ă©tablit alors une table de concordance oĂą chaque lettre Ă©tait Ă©talonnĂ©e par rapport au système des poids arabe. La « balance Â» du plomb revenait Ă  associer Ă  chaque lettre de son terme arabe (usrb : alif, sin, ra, ba) un poids particulier ; Ainsi la première lettre de plomb reprĂ©sente le premier degrĂ© de chaleur Ă©quivalant Ă  7 danaqs soit 0,189 grammes x 7[2]. 

Un tel carré de 9 cases se retrouve dans le plan originel de l'oratoire de Germigny-des-Prés conçu par l'évêque d'Orléans Théodulf au IXème siècle.

L’alchimie, avec la redécouverte d’Aristote au XIIIème siècle, abandonnera la rigueur de l’analyse quantitative pour les considérations qualitatives, ce qui entraîna un recul certain du point de vue scientifique.

Ce carrĂ© permet d’entrer dans l’univers des carrĂ©s magiques. Le carrĂ© de Mars, de 25 cases, dont une des reprĂ©sentations suit :

6

8

23

24

4

7

12

17

10

19

5

11

13

15

21

25

16

9

14

1

22

18

3

2

20

Ce carré de 5 est un carré à enceinte. Le carré de 3 au centre est un carré magique de constante 39. Mais par réduction, soustraction de 8 aux neuf cases, on obtient le carré de Saturne. Remarquons que la réduction en la première matière en alchimie est la transformation d’un corps sec en substance liquide.

Le carré de 5 se superpose au carré SATOR ou plutôt ROTAS, comme à l’origine.

R/6

O/8

T/23

A/24

S/4

O/7

P/12

E/17

R/10

A/19

T/5

E/11

N/13

E/15

T/21

A/25

R/16

E/9

P/14

O/1

S/22

A/18

T/3

O/2

R/20

Si on ordonne ce carrĂ© suivant l’ordre naturel on obtient le carrĂ© de lettres suivant :

O

E

T

O

A

P

E

R

A

P

S

T

N

T

S

R

A

R

E

R

A

E

T

O

O

La carré de 3, dit de Saturne, au centre laisse apparaître les mots, lus dans le sens des aiguilles d’une montre, ATER – ATER qui en latin veulent dire NOIR – NOIR, le noir étant justement attribué à Saturne.

Georges Perec, dans Nouveaux jeux intéressants, fait part d’une méthode d’ordonnancement d’une grille suivant le parcours du cavalier d’échecs. Le cavalier nous intéresse ici comme chevauchant la cavale, la cabale phonétique.

S/7

A/24

T/13

O/18

R/1

A/14

R/19

E/8

P/23

O/12

T/9

E/6

N/25

E/2

T/17

O/20

P/15

E/4

R/11

A/22

R/5

O/10

T/21

A/16

S/3

Cet ordre de lecture nous donne la suite de lettres :

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

16

17

18

18

20

21

22

23

24

25

R

E

S

E

R

E

S

E

T

O

R

O

T

A

P

A

T

O

R

O

T

A

P

A

N

En rectifiant, comme le suggère l’acronyme VITRIOL (Visita interiorem terrae rectificando invenies operae lapidem), passant les lettres TA (13ème et 14ème de la sĂ©rie) Ă  la fin et en inversant les 8ème et 9ème, on obtient :

RESERES TE ORO PATOR O TAPANTA :

RESERES (2ème personne du singulier du subjonctif) : que tu dĂ©voiles

TE : te

ORO : je prie

PATOR : Ouverture

TAPANTA : tout

En ordonnant : Ă” ouverture, je te prie de tout dĂ©voiler !

La notion d’ouverture est très prĂ©sente dans la littĂ©rature philosophique et religieuse. On trouve chez Luther, l’idĂ©e, qu’il faut « s’ouvrir Ă  l’Absolu pour qu’ait lieu notre crĂ©ation effective, Ă  travers la nouvelle naissance – la naissance Ă  l’esprit – appelant des renouveaux successifs [3]». Chez le philosophe LĂ©vinas, c’est l’ouverture Ă  l’autre qui prĂ©lude Ă  la rencontre avec l’absolu, Dieu. Eugen Drewermann, dans De la naissance des dieux Ă  la naissance du Christ, cite A. Waiblinger : « L’accès Ă  notre propre enfant intĂ©rieur, dont nous ne faisons parfois l’expĂ©rience que sous forme d’une nostalgie indĂ©terminĂ©e, est l’ouverture par laquelle l’enfant divin peut pĂ©nĂ©trer la conscience de l’homme. Et alors tout est donnĂ©, une mer de plĂ©nitude, une montagne pleine de trĂ©sors Â». Pour remonter aux formes religieuses les plus anciennes, l’ouverture au « monde-autre Â», monde des esprits auxiliaires - animaux ou morts – est essentielle pour le chamane qui l’obtient par le chant, la transe, l’extase ou l’imitation d’un comportement sauvage, avec ou sans l’aide de la prise d’hallucinogènes. Lors d’une cĂ©rĂ©monie, un angakoq, chamane eskimo, « commence Ă  appeler les esprits. « - La route est prĂŞte pour moi, elle s’ouvre devant moi. Â» Les gens rĂ©pondent : « Que ce soit ainsi. Â» Quand les esprits auxiliaires arrivent, la terre s’ouvre sous l’angakoq et il crie : « - La route est ouverte ! Â»â€¦ Il se retire sous la terre. [4]».

L’antique Hymne d’Hermès rĂ©citĂ© par les alchimistes pour favoriser leurs travaux fait Ă©cho au chamane eskimo et donne Ă  la formule tirĂ©e du carrĂ© SATOR toute sa valeur alchimique : « Univers, sois attentif Ă  ma prière. Terre, ouvre-toi, que la masse des eaux s’ouvre Ă  moi. Arbres, ne tremblez pas ; je veux louer le Seigneur de la crĂ©ation, le Tout et l’Un. Que les cieux s’ouvrent, et que les vents se taisent. Que toutes les facultĂ©s qui sont en moi cĂ©lèbrent le Tout et l’Un Â»[5].

L’alchimie Ă©tait essentiellement une connaissance de la Nature, l’Hymne d’Hermès et la formule tirĂ©e du carrĂ© SATOR rejoignent l’avis du philosophe Moritz Schlick pour qui « il y a un grand nombre de choses qui nous sont dissimulĂ©es, mais aucune qui ne puisse ĂŞtre dĂ©voilĂ©e. Tout ce que nous ne connaissons pas de fait peut ĂŞtre au moins connu en principe […] L’étendue de la connaissance possible n’a pas de limite, aucune question n’est nĂ©cessairement insoluble Ă  l’esprit humain [6]».

Au Moyen Ă‚ge, le carrĂ© SATOR Ă©tait associĂ© au carrĂ© magique de 5 suivant :

23

6

18

2

15

10

18

1

14

22

17

5

13

21

9

4

12

25

8

16

11

24

7

20

3

On associe le carré SATOR au carré naturel des 25 premiers nombres rangés dans l’ordre,

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

16

17

18

19

20

21

22

23

24

25

Puis on le classe suivant le carrĂ© magique 1 et on rĂ©pète plusieurs fois l’opĂ©ration en associant le carrĂ© obtenu au carrĂ© naturel on obtient les carrĂ©s suivant :

T

A

R

A

T

O

E

S

E

O

P

R

N

R

P

O

E

S

E

O

T

A

R

A

T

 

2

 

R

O

E

A

P

O

S

T

R

A

E

T

N

T

E

A

R

T

S

O

P

A

E

O

R

 

3

 

E

O

S

O

E

A

T

R

T

A

R

P

N

P

R

A

T

R

T

A

E

O

S

O

E

 

4

 

S

A

T

O

R

A

R

E

P

O

T

E

N

E

T

O

P

E

R

A

R

O

T

A

S

 

5

 

On remarque que la quatrième permutation restitue le carrĂ© SATOR original. Le carrĂ© 2 permet de lire AEREA deux fois, qui signifie « d’airain Â», comme on pourra le voir dans le chapitre suivant, mentionnĂ© dans le dictionnaire de dom Pernety et accompagnant toutes les phases du grand Ĺ“uvre.

Guillaume Besse, de Carcassonne, dont les écrits historiques inspirèrent Louis Fédié, identifia la ville d'Aerea citée dans l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien (Livre III, 36), ou d'Aeria chez Strabon, avec Montréal d'Aude. Aerea serait l'altération d' " aeraria ", forge de bronze. Des scories ont été retrouvées à Montréal qui était sur la route de l'étain qui reliait les Cassitérides à Narbonne et dans le réseau économique des mines de cuivre de l'Ariège et de Cuxac. Montréal aurait été un petit oppidum de l'âge du bronze. Guillaume Besse faisait remonter le peuplement de la région de Caracassonne à Enée et à ses compagnons Troyens.

Le carrĂ© 3 offre OSTRA, du latin « ostrum Â», pluriel « ostra Â» qui veut dire couleur pourpre tirĂ©e d’un coquillage. Le pourpre apparaĂ®t souvent dans la littĂ©rature alchimique. Concernant l’œuvre au rouge, Olivier ClĂ©ment Ă©crit : « Mieux vaudrait traduire rubedo par « Ĺ“uvre au pourpre Â» que par « Ĺ“uvre au rouge Â». La pourpre rĂ©sulte de l’union de la lumière et des tĂ©nèbres, une union qui marque la victoire de la lumière. La pourpre est la couleur royale. [7]». Charles MĂ©la (Introduction au Conte du Graal, Lettres Gothiques – J’ai Lu) note le jeu de mot possible entre hoiste (hostie) et ostrea. « AussitĂ´t s’évoque le merveilleux rouge tyrien de l’universelle teinture des alchimistes, comme une lumière purpurine qui laisse Ă  deviner dans le couple formĂ© par le vieux roi et le jeune Ă©lu le mystĂ©rieux Ă©change par lequel le vieil homme renaĂ®trait dans le jeune roi destinĂ© au Graal Â».

Le carré 4 correspond au carré classé dans l’ordre naturel si on avait associé le carré SATOR au carré magique 1.

Canseliet dans une prĂ©face au Mystère des CathĂ©drales cite Helvetius dans sa relation de la transmutation Ă  laquelle il avait assistĂ© : " Un certain orfèvre de La Haye (cui nomen est Grillus), disciple fort exercĂ© Ă  l'alchimie, mais homme très pauvre selon la nature de cette science, il y a quelques annĂ©es, demandait Ă  mon plus grand ami, c'est-Ă -dire Ă  Jean-gaspard KnĂ´ttner, teinturier en draperies, de l'esprit de sel prĂ©parĂ© de manière vulgaire. A KnĂ´ttner, s'informant si cet esprit de sel spĂ©cial serait ou non utilisĂ© pour les mĂ©taux, Gril rĂ©pondit, pour les mĂ©taux ; ensuite il versa cet esprit de sel sur du plomb qu'il avait placĂ© dans un rĂ©cipient de verre utilisĂ© pour les confitures ou les aliments. Or, après le temps de deux semaines, apparaissait, surnageant une très curieuse et resplendissante Etoile argentĂ©e, comme disposĂ©e avec un compas, par un très habile artiste. D'oĂą Gril, rempli d'une immense joie, nous annonça avoir dĂ©jĂ  vu l'Ă©toile visible des Philisophes, sur laquelle, probablement, il s'Ă©tait instruit dans Basile (Valentin). Moi et beaucoup d'autres hommes honorables, nous ragardons avec une extrĂŞme admiration cette Ă©toile flottante sur l'esprit de sel, tandis que, dans le fond le plomb restait couleur de cendre et gonflĂ© Ă  l'instar d'une Ă©ponge. Cependant, Ă  sept ou neuf jours d'intervalle, cette humiditĂ© de l'esprit de sel, absorbĂ©e par la très grande chaleur de l'air du mois de juillet, disparaissait, l'Ă©toile gagnait le fond et se posait sur ce plom spongieux et terreux. cela fut un rĂ©sultat digne d'admiration et non point pour un petit nombre de tĂ©moins. Enfin, Gril coupella sur un tĂŞt la partie de ce mĂŞme plomb cendrĂ©, prise avec l'Ă©toile adhĂ©rente, et il recueillit, d'une livre de plomb, douze onces d'argent de coupelle, et de ces douzes onces, en outre douzes onces d'or excellent." [8]


[1] Lucien GĂ©rardin, « L’Alchime, tradition et actualitĂ© Â», Culture art et loisirs,  p. 75-76

[2] Pierre A. Riffard, « L’ésotĂ©risme Â», Bouquins-Robert Laffont, pp. 351-352

[3] France Farrago, « La justice Â», Armand Colin, p.104

[4] Michel Perrin, « Le chamanisme Â», PUF, p. 47

[5] CitĂ© par Serge Hutin, « L’alchimie Â», PUF, p. 101

[6] Moritz Schlick, « Forme et contenu Â», traduit par Delphine Chapuis-Schmitz, Agone, p. 155

[7] Olivier ClĂ©ment, « L’œil de feu Â», Fata Morgana, p. 52

[8] Eugène Canseliet, prĂ©face au « Mystère des CathĂ©drales Â», Pauvert, p.24,